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TROISIEME ÉDITION
MÉNAGE ET FINANCES
DE VOLTAIRE
LOUIS NICOLARDOT
■nnige, il n'ipputieM
SECOND VOLUME
PARIS
DENTU & C' y EDITEURS
LIBRAIRES DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
Palais-Royal, 15-17-19, Galerie d'Orléans
et j, placb valois
MÉNAGE ET FINANCES
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MÉNAGE ET FINANCES
_£S5LX
DE VOLTAIRE
PAR
LOUIS NIGOLARDOT
NOUVELLE EDITION
Pour qu'un homme toit un coquin, il faut
qu'il soit un grand personnage, il n appar-
tient pas à tout le monde d'être fripon.
Voltaire.
DEUXIEME VOLUME
PARIS
DENTU ET C ie , ÉDITEURS
PALAIS -ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLEANS
1887
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MÉNAGE ET FINANCES
DE VOLTAIRE
CHAPITRE QUATRIÈME (suite)
HISTOIRE DES LIBERALITES DE VOLTAIRE.
III. — Voltaire et la famille Corneille.
Parlons maintenant de M Ue Corneille, que Voltaire
regardait comme sa fille adoptive, suivant sa lettre, du
1 er mars 1768, au duc de Richelieu, et qu'il appelait
sa fille, dans une autre lettre, du 10 mai 1764, à Cide-
ville.
Cette adoption a été, de toutes les actions de Vol-
taire, celle qui a eu le plus de retentissement. Les phi-
losophes la vantèrent comme le nec plus ultra de la
générosité de leur parti et maudirent quiconque ne par-
tageait pas leur engouement. Aussi Dalembert disait-il,
le 12 février 1763, à Voltaire, que, dans Tépitaphe de
l'auteur de la Henriade, on devrait un jour lire ces
mots : « Il maria la nièce du grand Corfteille. » De son
côté, Grimm s'écriait dans sa Correspondance litté-
raire, de mai 1764 : « La postérité consacrera avec une
T. II. 1
2 VOLTAIRE
sorte d'admiration la mémoire des bienfaits de M. de
Voltaire envers le seul rejeton de la race d'un grand
homme. Si M. de Voltaire a compté obtenir de ses con-
temporains la justice que la postérité lui rendra, à cet
égard, au centuple, il s'est bien trompé. Trop de cœurs
sont infectés du poison de l'envie, et nous ne serons
jamais équitables qu'envers ceux que le temps, ou la
distance des lieux, a assez éloignés de nous pour que
nous ne soyons pas blessés de leur supériorité. Que je
hais ces âmes de boue, remplies d'une basse jalousie,
qui s'applaudissent, et croient avoir remporté un
triomphe, lorsqu'elles pensent attribuer une action
généreuse ou honnête à quelque sentiment bas, à quel-
que vil motif! Eh! la vanité elle-même ne cesse-t-elle
pas d'être blâmable, ne s'anoblit-elle pas, lorsqu'elle se
porte sur des objets louables, et qu'elle se borne à nous
faire faire des actions grandes et honnêtes ? Mais rien ne
peut désarmer l'envie, et il faut que son souflle impur
flétrisse tout ce qu'il peut atteindre, jusqu'à ce que la
.main du temps ait passé sur ce qu'il a terni, et rendu à
la vertu et à la vérité son éclat naturel. Alors les yeux
se dessillent, les esprits fascinés s'éclipsent ; une nou-
velle génération se porte à admirer avec enthousiasme
celui qui a été l'objet de la calomnie» Athéniens, vous
n'êtes que des enfants; mais vous êtes quelquefois de
cruels et de sots enfants! »
Fréron écrivait, en 1760, dans son Année littéraire :
« Vous ne sauriez croire le bruit que fait dans le monde
cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans
les gazettes, dans les journaux, dans tous les papiers
publics ; et je suis persuadé que ces annonces fastueuses
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 3
font beaucoup de peine à ce poète modeste, qui sait
que le principal mérite des actions louables est d'être
tenues secrètes. Il semble d'ailleurs par cet éclat que
M. de Voltaire n'est point accoutumé à donner de pa-
reilles preuves de son bon cœur, et que c'est la chose
du monde la plus extraordinaire que de le voir jeter
un regard de sensibilité sur une jeune infortunée. »
M. Bungener (1) apprécie ainsi cette action de Vol-
taire : « Est-ce à dire qu'aucun instinct généreux n'aura
part à ce qu'il va faire pour l'héritière d'un tel nom?
Il serait pénible de le penser, et rien heureusement ne
nous y force. Voltaire était capable de sentiments éle-
vés; mais il a fait tant de bruit autour de cette bonne
tBuvre, il y a si manifestement cherché et trouvé son
profit, qu'on aurait de la peine à définir ce qu'il y
resta de beau. »
La remarque de Fréron était trop juste et trop spiri-
tuelle pour être oubliée ; c'était l'épigramme la plus
sanglante qui pût frapper de mort une action phari-
saïque. Voltaire n'y répondit que par des injures, sui-
vant son habitude. Grimm n'y opposa que le mépris et
la grossièreté, à défaut d'autre raison.. Voyons si la cor-
respondance de Voltaire nous autorisera à confirmer le
jugement de M. Bungener.
C'était en 1760. « M. Titon du Tillet, ancien maître
d'hôtel ordinaire de la reine, âgé de quatre-vingt-cinq
ans, avait élevé M lle Corneille chez lui, lit-on dans le
Commentaire historique-, mais, voyant dépérir son bien,
il ne pouvait plus rien faire pour elle. Il imagina que
(i) Voltaire et ton temps. Paris, cb«z Cherbuliez. In-18,, 1. 1, p. 320.
4 VOLTAIRE
M. de Voltaire pourrait se charger d'une demoiselle
d'un nom si respectable, qui, étant absolument sans
fortune, était abandonnée de tout le monde. M. Dumo-
lard, membre de plusieurs académies, connu par une
dissertation savante et judicieuse sur les tragédies
d'Electre ancienne et moderne, et M. Le Brun, secré-
taire du prince de Conti, se joignirent à lui et écrivirent
à M. de Voltaire. » Aussi, le 1 er novembre, celui-ci
mandait-il à d'Argental : « Voudriez-vous avoir la cha-
rité de vous informer s'il est vrai qu'il y ait une made-
moiselle Corneille, petite-fille du grand Corneille, âgée
de seize ans? Elle est, dit-on, depuis plusieurs mois à
l'abbaye de Saint-Antoine. Cette abbaye est assez riche
pour entretenir noblement la nièce de Chimène et d'Emi-
lie ; cependant on dit qu'elle manque de tout, et qu'elle
n'en dit mot. Comment pourriez- vous faire pour avoir
des informations de ce fait, qui doit intéresser tous les
imitateurs de son grand-père, bons ou mauvais ? »
Dans ces passages, il n'était question que d'une jeune
fille. Était-elle orpheline? Non. Ses parents étaient
plongés dans la plus affreuse misère. Dès qu'ils le surent,
raconte Collé (t. II, p. 329), les comédiens avaient
donné, le 10 mars, une représentation de Rodogune à
leur profit, leur avaient abandonné leur propre béné-
fice, et même avaient obtenu pour eux la part réservée
aux pauvres. Cette pièce avait produit une recette de
5,500 livres, chose inouïe, car jusque-là il n'y en avait
pas eu de plus de 3,800. Acteurs et spectateurs avaient
brûlé d'envie de secourir une famille malheureuse. Quant
aux philosophes, ils ne s'occupèrent que de l'enfant.
C'était pour elle que Le Brun avait composé une Ode
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 5
de vingt-six strophes de chacune six vers, qu'il adressa
à Voltaire. Il Pavait trop travaillée, et la croyait trop
sublime, pour se résigner à ne pas la publier, dans le
cas où elle n'aurait produit aucun effet. Sans cette som-
mation poétique, Voltaire aurait-il songé à adopter
M Ue Corneille? Il est permis d'en douter, car il n'y a pas
d'apparence que, depuis le 10 mars, il ait ignoré l'état
si malheureux dans lequel gémissaient les descendants
de l'illustre tragique, et il n'avait rien fait pour elle.
Mis en demeure de s'exécuter, il répondit, le 1 novem-
bre, à Le Brun : c II convient assez qu'un vieux soldat
du grand Corneille tâche d'être utile à la petite-fille de
son général. Quand on bâtit des châteaux (un) et des
églises (une) et qu'on a des parents pauvres à soutenir
(ils étaient tous riches, et très riches), il ne reste guère
de quoi faire ce qu'on voudrait pour une personne qui
ne doit être secourue que par les plus grands du royaume.
Si la personne dont vous me parlez, et que vous con-
naissez sans doute, voulait accepter auprès de ma nièce
l'éducation la plus honnête, elle en aurait soin comme
de sa fille, je chercherais à lui servir de père. Si cela
convient, je suis à ses ordres, et j'espère avoir à vous
remercier, jusqu'au dernier jour de ma vie, de m'avoir
procuré l'honneur de faire ce que devait faire M. de
Fontenelle. » D'Argental avait sans doute répondu à la
lettre de Voltaire. Ces informations n'étaient pas satis-
faisantes. « On me mande, écrit Voltaire, le 19 novem-
bre, à Thieriot, que la Corneille en question descend
de Thomas, et non de Pierre; en ce cas, elle aurait
moins de droits aux empressements du public. J'avais
imaginé de la donner pour compagne à M me Denis, nous
G VOLTAIRE
aurions joué ensemble le CidetCinna, et nous aurions
pourvu à son éducation comme à sa subsistance. Man-
dez-moi ce que vous aurez appris d'elle, et je verrai,
comme je l'ai mandé à M. Le Brun, ce qu'un pauvre
soldat peut faire pour la fille de son général. »
Voltaire ne pouvait pas retirer sa parole. Aussi le 22,
annonçait-il à Le Brun qu'il était déterminé à faire
tout ce qu'il pourrait pour M ,le Corneille ; il le priait de
la lui envoyer. Le même jour, il engageait la jeune fille
à se rendre incessamment à Ferney.
Le Brun craignit de perdre le mérite de son exploit
littéraire; il se hâta de publier son Ode et la Réponse
de Voltaire à cette ode. Et Voltaire de lui écrire, le
9 décembre : « Il est triste que votre libraire ait mis le
titre de Genève à votre Ode, à votre lettre et à ma ré-
ponse. Je vous supplie très instamment de faire ôter ce
titre de Genève. Votre ode doit être imprimée haute-
ment à Paris; c'est dans l'endroit où vous avez vaincu
que vous devez chanter le Te Deum. '» Le Brun dut
tressaillir d'allégresse à cette dernière phrase; mais le
même jour, et peut-être à la même heure, Voltaire avait
envoyé cette lettre à d'Argental. « J'attends Rodogune
(M ,lc Corneille). Je n'avais imploré les bontés de M mo d'Ar-
gental dans cette affaire que pour lui témoigner mon
respect, et pour mettre Rodogune sous une protection
plus honnête que celle de Le Brun, quoique M. Le Brun
soit fort honnête. Je remercie tendrement M. comme
M mc d'Argental de toutes leurs bontés pour Rodogune. »
Le 26 novembre, il avait écrit à M me d'Argental : « Par-
lons Corneille. Je suis bien fâché que cette demoiselle
ne descende pas en droite ligne du père de Cinna ; mais
ET LA FAMILLE CORNEILLE. T
son nom suffit, et la chose paraît décente. Vous avez
vu cette demoiselle, c'est à vous qu'on s'adresse quand
Voltaire est sur le tapis. Connaissez-vous un Le Brun,
un secrétaire de M. le prince de Gonti? C'est lui qui
m'a encorneillé; il m'a adressé une Ode au nom de
Pierre. C'est à lui que j'ai dit : envoyez-la moi. Mais il
vaudrait mieux que ce fût M me cTArgental qui daignât
arranger les choses; cela serait plus honorable pour
Pierre, pour JHf ,e Corneille et pour moi ; mais je n'ai
pas le front d'abuser à ce point des bontés dont oh
m'honore. Cependant, je le répète, il convient que
M me d'Argental soit la protectrice. Tout ce qu'elle fera
sera bien fait. Nous lui donnerons des maîtres, et dans
six mois elle jouera Chimène. » Ainsi, du 26 novembre
au 9 décembre, Voltaire n'avait pas changé d'opinion.
Tout le monde savait qu'il n'avait agi qu'à l'instigation
de Le Brun ; il en convenait : il le lui rappela encore le
6 avril 1161, mais il rougit d'être en relations avec un
poète, avec un soldat du même régiment que lui. N'é-
tait-ce pas avouer qu'il se serait bien passé de son ode?
M llc Corneille était attendue à Ferney. On l'arracha à
Yhorreur d'un couvent (1). Pour la dédommager, on
lui chercha un précepteur au meilleur marché possible,
comme nous l'avons vu. Il était temps de s'occuper de
son éducation. Elle était née le 22 avril 1742. Son père,
malheureusement réduit à l'indigence, n'avait pas eu
de quoi lui donner les commencements de la plus
simple éducation. Elle avait appris un peu à lire et à
écrire d'elle-même, dans ses moments de loisir (2);
(1) Lettro à Dalombcrt, du 25 février 1762.
(2) Lettre à do Breoles, du 16 décembre 1760.
8 VOLTAIRE
mais elle était accoutumée au travail, car elle avait
nourri longtemps son père et sa mère du travail de ses
petites mains (1). Le jour de Noël, Voltaire la mena à la
messe de minuit (2). Dans la journée, il écrivit à son
père : « Mademoiselle votre fille me paraît digne de son
nom par ses sentiments. Nous lui trouvons de très
bonnes qualités et point de défauts. Elle témoigne la
plus grande envie d'apprendre tout ce qui convient au
nom qu'elle porte. On ne peut être mieux née. Je vous
félicite de l'avoir pour fille, et vous remercie de me
l'avoir donnée. » Voltaire se fit précepteur. Dans une
lettre, du 18 janvier 1761, à M. Dumolard, il racontait
ainsi la vie de sa jeune pupille : « Le cœur paraît excel-
lent, et nous avons tout sujet d'espérer que, si nous
n'en faisons pas une savante, elle deviendra une per-
sonne très aimable, qui aura toutes les vertus, les grâces
et le naturel qui font le charme de la société. Le pre-
mier soin doit être de lui faire parler sa langue avec
simplicité et avec noblesse. Nous la faisons écrire tous
les jours : elle m'envoie un petit billet, et je le corrige.
Elles me rend compte de ses lectures. Il n'est pas encore
temps de lui donner des maîtres; elle n'en a point
d'autres que ma nièce et moi. Nous ne lui laissons passer
ni mauvais termes ni prononciations vicieuses; l'usage
amène tout. Nous n'oublions pas les petits ouvrages de
la main. Il y a des heures pour la lecture, des heures
pour les tapisseries de petit point. Je ne dois point
omettre que je la conduis moi-même à la messe de pâ-
li) Lettre à Damilaville, du 24 janvier 1763.
(2) Lettre à Albcrgati Capacelli, du 23 décembre 1760.
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 9
roisse. Nous devons l'exemple, et nous le donnons. »
La demoiselle profita de toutes ces leçons; elle dut faire
de rapides progrès, car on la donna pour une personne
bien élevée (1). Il était temps de l'exploiter, et de tirer
d'elle tout le parti qu'on devait espérer. On la vanta
comme une actrice (2) et même une bonne actrice (3),
jouant la comédie très joliment (4), surtout les sou-
brettes (5), se surpassant dans Colette (6); en un mot,
s'acquittant des rôles de son âge avec une voix flexible,
harmonieuse et tendre, excitant l'hilarité de tout le
parterre, et promettant une Dangeville (7). Chaque fois
qu'il parlait d'elle, Voltaire la citait comme une mer-
veille, digne de tout ce qui était à lui ou chez lui, comme
nous savons. Il est vrai que maintes fois il se souvenait
qu'elle n'était rien à Pierre Corneille, ni rien moins
que la petite-fille du grand Corneille (8) ; il se repentait
peut-être d'avoir été la dupe d'une ode, et d'avoir laissé
surprendre sa religion sur la généalogie de la petite.
C'est alors qu'oubliant le respect dû à l'infortune et au
sexe, il traitait M IIe Corneille de chiffon d'enfant (9);
il l'appelait habituellement Cornélie-Chiffon (10). En
avril 1768, Grimm lui-même ne vit en elle qu'une
maussade personne.
(1) Lettre à Dalembert, du 25 février 1762.
(2) Lettre à Cideville, du 24 mai 1762.
(3) Lettre à Duclos, du 23 avril 1762.
(4) Lettre à Dalembert, du 1 er novembre 1762. ,
(5) Lettre à M— du Deffand, du 14 février 1762.
(6) Lettre à d'Argental, du 10 novembre 1762.
(7) Lettre à Cideville, du 20 décembre 1761.
(8) Lettre à d'Argental, du 9 mars 1763.
(9) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763.
(10) Lettre à d'Argenlal, du 17 décembre 1761.
10 VOLTAIRE
Bientôt un jeune homme, du nom de Du puits, recher-
cha la main de M Ue Corneille. Il possédait 8,000 livres
de rente environ (1). Voltaire le savait, mais comme
pour lui tout nombre qui ne finissait pas par un 5 ou
un était une expression malsonnante, de ces 8,000 li-
vres de rente il fit 10,000 juste, et ne parla plus que
de 10,000 livres de rente (2). Il agréa le prétendant et
envoya ce signalement à ses amis : « Nous marions
M ,le Corneille à M. Dupuits, jeune homme plein de mé-
rite, cornette de dragons dans le régiment de M. le duc
de Chevreuse, gouverneur de Paris (3). Cornette de
dragons d'environ vingt-trois ans et demi, d'une figure
très agréable, de mœurs charmantes qui n'ont rien du
dragon (4). Amoureux, aimé, assez riche (5). Il pos-
sède un fonds de terre à la porte de notre château (6).
Il est mon plus proche voisin (1). Ses terres touchent
aux miennes (8). C'est un de nos adeptes, car il a du
bon sens (9). Nous sommes d'accord, et en un mot,
et sans discussion, comme on arrange une partie de
souper. Je garderai chez moi futur et future (10). Ce
Dupuits est un orphelin. Nous logeons chez nous l'or-
phelin et l'orpheline (11). Nous jouerons tous la
(1) Lettre à Cideville, <}u 26 janvier 1763.
(2) Lettres à Damilaville, du 24, et à Le Brun, du 26 janvier 176S.
(3) Lettre à Duclos, du 12 février 1763.
(4) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763.
(5) Lettre à d'Argental, dû 23 janvier 1763.
(6) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763.
(7) Lettre au marquis de Chauvelin, du 13 février 1763.
(8) Lettre à Duclos, du 12 février 1763.
(9) Lettre à d'Argence do Dirac, du 2 mars 1763,
(10) Lettre à d'Argental, du 23 janvier 1763.
(11) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763.
ET LA FAMILLE CORNEILLE. Il
comédie (1). C'est un établissement avantageux (2)-
Qu'allait apporter la jeune fille ? « Je ne peux laisser
à M 1Ie Corneille qu'un bien assez médiocre, avait dit
Voltaire à Duclos, le 1 er mai 1761 ; ce que je dois à
ma famille ne me permet pas d'autres arrangements. =>
U se décida à favoriser sa pupille, afin de la marier
plus convenablement. Il lui avait déjà assuré quatorze
cents livres de rente, mais de rente viagère (3) T
laquelle ne commencerait, j'imagine, à être payée que
quand il serait mort, suivant sa façon de tourner les
clauses de ses constitutions. Grâce à son affection pour
les nombres décimaux, il convertit ces quatorze cents
livres en quinze cents livres environ (4). A. cela il
joignit une dot honnête (5).
En quoi consistait cette dot honnête, c'est ce qu'il
mande, le 16 décembre 1762, dans cette lettre à d'Ar-
gental : « Je n'ai presque à donner à M l,e Corneille que
les vingt mille francs que j'ai prêtés à M. de La
Marche, qui devraient être hypothéqués sur la terre de
La Marche, et sur lesquels M. de La Marche devrait
s'être mis en règle depuis un an ; au lieu que je n'ai
pas même de lui un billet qui soit valable. » Il profita
de cette occasion pour rappeler son débiteur à l'ordre.
Le 18 décembre 1762, il lui écrivait : t Je suis sur le
point de marier la nièce de Corneille, et je ne la marie
(1) Lettre à Lekain, du 27 janvier 1763.
(2) Lettre à Duclos, du 12 février 1763.
(3) Lettre à d'Argental, du 16 décembre 1762.
(4) Lettres à Le Brun, de mai 1761, et à d'Argental, du 14 sep-
tembre 17G2.
w (5) Lettres à M. de Ruffey, du 14, et à Le Brun, du 25 janvier 1763,
12 VOLTAIRE
pas avec la raison sans dot : outre ce que je lui ai déjà
assuré, il faut lui donner vingt mille francs, et je n'ai
presque point de bien libre. J'ai compté que ces vingt
mille francs seraient hypothéqués sur la terre de La
Marche. Vous deviendriez avec moi le bienfaiteur de
M IIe Corneille; vous me ferez donc un plaisir extrême de
m'envoyer une procuration en blanc, par laquelle vous
donnerez commission et pouvoir de stipuler en voire
nom la reconnaissance d'une somme de vingt mille
livres à vous prêtée par moi au pays de Gex, le 13 sep-
tembre 1761, portant intérêt de mille livres, et hypo-
théquée sur la terre libre de la Marche. » Le 12 fé-
vrier 1763, il lui disait encore : « Nous avons signé le
contrat de mariage ; j'ai usé de la permission que vous
m'avez donnée d'assigner à M Me Corneille, désormais
M me Dupuits, vingt mille livres sur la plus belle terre de
Bourgogne. Comme il faut que je fasse apparoir et que
j'annexe au contrat que ces vingt mille livres m'ap-
partiennent, j'ai recours à vos bontés. » Ainsi pour
M I,e Corneille, comme pour ses nièces et ses neveux.
Voltaire a toujours soin de faire intervenir un tiers
dans ses contrats, afin que personne n'en ignore. Il ne
se dessaisit pas de capitaux, comme il le pourrait,
mais il se contente de subroger ses obligés en son
lieu et place.
Néanmoins Condorcet a dit : « Voltaire porta même
la délicatesse jusqu'à ne pas souffrir que l'établisse-
ment de M 1,e Corneille parût un de ses bienfaits; il
voulut qu'elle le dût aux ouvrages de son oncle. Il en
entreprit une édition avec des notes. » Rien de plus
ingénieu que cette phrase ; c'est dommage qu'il y
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 13
manque une chose essentielle, la vérité. Comment en
effet attribuer à un pur sentiment de délicatesse une
action qui désintéressait si complètement Voltaire et
lui procurait une gloire extraordinaire? Tout le monde
savait qu'il avait accueilli une pauvre enfant; il ne
pouvait la marier sans que la curiosité publique tâchât
de découvrir ce qu'il allait lui donner pour dot.
Depuis longtemps Voltaire désirait commenter Cor-
neille ; ses travaux n'auraient peut-être été couronnés
d'aucun succès. Mais convertir cette entreprise en acte
de bienfaisance devenait une spéculation des plus heu-
reuses. Il rêva donc une souscription ; il annonça que
le profit servirait à doter la nièce de Corneille. Un tel
prospectus devait séduire tout le monde. Voltaire ne
déguisa pas les véritables motifs de sa conduite.
« Quand j'entrepris le Commentaire sur Corneille,
écrivait-il, le 22 janvier 1713, à La Harpe, ce ne fut
que pour augmenter la dot que je donnais à sa petite-
nièce. » Le 1 er juillet 1164, il avait déjà mandé à
M me du Deffand : « Je n'ai commencé ce fatras que
pour marier M Ue Corneille; c'est peut-être la seule
occasion où les préjugés aient été bons à quelque
chose. » Afin qu'on ne l'accusât pas de n'avoir eu
d'autre intention que celle d'exciter les lecteurs à enri-
chir celle qu'il paraissait avoir adoptée, il apprit que le
produit de son ouvrage était destiné à soulager toute
la famille Corneille, à laquelle il avait peu songé.
Voilà la question d'humanité à exploiter. Vite, Voltaire
dit, le 1 er mai 1161, à Duclos, secrétaire perpétuel de
l'Académie française : t J'ose croire que l'Académie
ne me désavouera pas, si je propose de faire cette
14 VOLTAIRE
édition pour l'avantage du seul homme qui porte
aujourd'hui le nom de Corneille, et pour celui de sa
fille. Mon idée est que Ton ouvre une simple sous-
cription, sans rien payer d'avance. Je ne doute pas
que les plus grands seigneurs du royaume ne s'em-
pressent de souscrire pour quelques exemplaires. Je
supplie l'Académie de daigner en accepter la dédicace.
Il me paraît que cette entreprise fera quelque honneur
à notre siècle et à notre patrie ; on verra que nos gens
de lettres ne méritaient pas l'outrage qu'on leur a fait,
quand on a osé leur imputer des sentiments peu pa-
triotiques, une philosophie dangereuse, et même de
l'indifférence pour l'honneur des arts qu'ils cultivent. »
Le 31 mai 1761, il répète à M me de Fontaine qu'il s'agit
d'accourir au secours des parents comme à celui de
leur enfant. Le 2 janvier 1163, même avis à M mo d'Ar-
genlal : « J'ai toujours bien entendu qu'on ferait, sur
le produit, une pension au père et à la mère, et cette
pension sera plus ou moins forte, selon la recette. »
Déjà Voltaire était à l'œuvre. Le. 25 juin 1761, il
écrivait au président Hénault : « Nous travaillons pour
le nom de Corneille, pour l'Académie, pour la France.
On sera probablement empressé à voir son nom dans la
liste des protecteurs de Cinna et du grand Corneille. Je
me flatte que le roi, protecteur de l'Académie, per-
mettra que son nom soit à la tête des souscripteurs. Je
charge votre caractère aussi bienveillant qu'aimable
de nous donner la reine. Ce livre restera un monument
de la générosité des souscripteurs. » Il tâche d'avoir
la souscription du duc d'Orléans par de Foncemagne,
et celle des Mole, des Choiseul, des Courteilles, des
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 15
Malesherbes, des Meynières (1). A Le Brun il demande
celle des Conti et des La Marche (2) ; comme il est bon
d'avoir quelques têtes couronnées dans sa manche (3),
il s'adresse au comte de Schowalow pour attirer la
bienveillance de l'impératrice de Russie sur la pauvreté
des Corneille (4). Il n'oublie pas l'électeur palatin (5).
Il taxe le duc de Bouillon à six exemplaires (6). Il
supplie l'Académie de prendre bien à cœur Pierre Cor-
neille et Marie Corneille (7). Le roi a promis d'acheter
deux cents exemplaires ; il faut encore des personnages
puissants pour imprimer le programme (8). Voltaire
juge à propos de publier la liste de tous les souscrip-
teurs, afin d'exciter l'émulation de tous les hommes
opulents et vaniteux. Lui-môme y figure pour cent
exemplaires, quoique, d'après sa lettre, du 26 juin 1161,
à M. de La Marche, il ne se fût engagé que pour six. Il
amena tous ses correspondants à en accepter plusieurs,
selon leur fortune. Jamais éditeur n'avait fait plus de
démarches pour le succès d'un ouvrage. Voltaire fut si
bien secondé par tous ses amis, qu'il fat obligé d'em-
pêcher un libraire de présenter des billets de souscrip-
tion à la porte des théâtres et des promenades (9).
Comme on ne payait rien d'avance, et que l'édition
(1) Lettre à d'Argental, du 26 juin 1761.
(2) Lettre à Le Brun, du 28 juin 1761.
(3) Lettre à M™ du Deffand, du 14 février 1762.
(4) Lettre au comte de Schowalow, du 30 juin 1761.
(5) Lettre à Collini, du 7 juillet 1761.
(6) Letlro au duc de Bouillon, du 31 juillet 1761.
(7) Lettre à Duclos, du 13 auguste 1761.
(8) Lettre au même, du 12 juillet 1761.
(9) Lettre à d'Argental,. du 15 février 1763.
16 VOLTAIRE
n'était pas terminée au moment où M. Dupuits recher-
chait la main de M Ue Corneille, on ne pouvait prévoir à
quelle somme s'élèverait le produit des souscrip-
tions (i). Le mariage était avantageux, Voltaire se hâta
de le conclure, et de lui donner le plus d'éclat possible.
Le 23 janvier 1763, il écrivait à d'Argental : c Je
pense qu'il conviendrait que Sa Majesté permit qu'on
mit dans le contrat qu'elle donne huit mille livres à
Marie, en forme de dot, et pour payement de ses sou-
scriptions. Je tournerais cette clause; elle me parait
agréable; cela fait un terrible effet en province : le
nom du roi dans un contrat de mariage au mont Jura !
Figurez-vous ! » Trois jours après, il dit à Le Brun :
c II faut que votre nom soit au bas du contrat. En-
voyez-moi un ordre par lequel vous me commettrez
pour signer en votre nom. » Le 9 février, il mande à
M me d'Argental : t Je vous avertis que le contrat de
Marie sera honoré de votre nom ; vous me désavouerez
après, si vous voulez. » Le 12 suivant, il envoie cette
missive à Duclos : « Je crois qu'il serait honorable pour
la littérature que l'Académie daignât m'autoriser à
signer pour elle au contrat de mariage. Le nom de
Corneille peut mériter cette distinction. Vous me don-
neriez permission de mettre le nom du secrétaire per-
pétuel, de la part de l'Académie ; ou bien vous auriez la
bonté de m'envoyer les noms de messieurs les Acadé-
miciens présents, en m 'autorisant à honorer le contrat
de leurs signatures. J'attends les ordres de l'Académie,
en laissant pour leur exécution une place dans le con-
(1) Lettre à d'Argental, du 15 février 1763.
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 17
trat. » Le 25 février, même avis au cardinal de Bernis :
« Nous n'avons point clos le contrat, et nous vous lais-
sons, comme de raison, la première place parmi les
signatures^ si vous daignez l'accepter. » Enfin, le Corn-
mentaire historique fournit ce document : c M. le duc
de Choiseul, M mo la duchesfee de Grammont (sœur et
maîtresse de ce dernier), M mo de Pompadour et plu-
sieurs seigneurs donnèrent pouvoir à M. de Voltaire de
signer pour eux au contrat de mariage. C'est une des
plus belles époques de la littérature. » Prouvons le
contraire, en montrant le revers de la médaille.
Le 23 janvier 1163, Voltaire mandait à d'Argental :
« Vous savez qu'il faut, je ne sais comment, le consen-
tement des père et mère Corneille. Seriez-vous assez
adorable pour les envoyer chercher et leur faire
signer : Nous consentons au mariage de Marie avec
M. Dupuits, cornette de la Colonelle-Générale; et
tout est dit. » Pourquoi si peu d'égards pour le père
qui pouvait empêcher un mariage auquel on intéressait
le roi, la cour, l'Académie et les grands? Parce que cet
homme n'était que M. Corneille dans les rues (1), dont
la fille ne connaissait pas même la demeure (2). Pen-
dant cinq ans, il n'avait eu d'autre ressource pour lui,
sa femme et sa fille, qu'une place de mouleur de bois
à 24 francs par mois. Le produit de Rodogune, que lui
avaient si noblement abandonné les comédiens, n'avait
servi qu'à payer des dettes criardes. En 1760, il était
employé dans les hôpitaux de l'armée; en 1761, il était
facteur de la petite poste de Paris, à 50 livres par mois.
(1) Lettres à d'Argental, des 23 janvier et 6 février 1763. — (2) idem.
18 VOLTAIRE
Voltaire le savait, comme le prouve sa lettre, du
26 mars 1161, à Le Brun; mais il ne fit rien pour lui
procurer une position plus honorable et plus lucrative.
Le 24 mars 1162, il parlait ainsi de lui à^Cideville :
« Il est déjà venu chez nous, il y revient encore. Nous
lui avons donné quelques petites avances sur l'édition.
Il va à Paris ; qu'y deviendra-t-il quand il n'aura que
son nom? » Le 2 janvier 1163, il disait à M™ 6 d'Ar-
genlal qu'il avait déjà donné soixante louis aux époux r
probablement sur l'édition tant prônée, ce qui ne le
ruinait pas. Mais le consentement du père et de la mère
étant nécessaire pour marier Marie, Voltaire crut capter
leur bienveillance et les amener à faire toutes ses
volontés, au moyen d'un présent. Le 26 janvier, il
écrit à d'Argental : « Nous marions donc M Uo Corneille 1
Il est très juste de faire un petit présent au père et à la
mère ; mais, dès que ce père a un louis, il ne Ta plus;
il jette l'argent comme Pierre faisait des vers, très à la
hâte. Vous protégez cette famille; pourriez-vous char-
ger quelqu'un de vos gens de donner à Pierre le trot-
teur vingt-cinq louis à plusieurs fois, afin qu'il ne jetât
pas tout en un jour? Je vous demande bien pardon ; je
sais à quel point j'abuse de votre bonté. Il y a plus :
vous sentez combien il doit être désagréable à un gen-
tilhomme, à un officier, d'avoir un beau-père facteur
de la petite poste dans les rues de Paris. Il serait con-
venable qu'il se retirât à Évreux avec sa femme, et
qu'on lui donnât un entrepôt de tabac ou quelque autre
dignité semblable, qui n'exigeât ni une belle écriture,
ni l'esprit de Cinna. Cet emploi n'aurait lieu, si on
voulait, que jusqu'à ce qu'on vît clair dans les sous-
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 19
criptions, et qu'on pût assurer nne subsistance hon-
nête au père et à la mère. Personne ici ne sait où
demeure le cousin issu de germain des Horaces et des
Cinna. » Trois jours après, il craint d'avoir oublié un
conseil important dans cette lettre; il s'empresse
d'ajouter : « Vraiment, j'avais oublié de vous supplier
d'empêcher François Corneille, père, de venir à la
noce. Si c'était l'oncle Pierre, ou même l'oncle Thomas,
je le prierais en grande cérémonie ; mais pour Fran-
çois, il n'y a pas moyen. 11 est singulier qu'un père
soit un trouble-fête dans une noce ; mais la chose est
ainsi, comme vous savez. On prétend que la première
chose que fera le père, dès qu'il aura reçu quelque
argent, sera de venir vite à Ferney. Dieu nous en pré-
serve! nous nous jetons aux ailes de nos anges, pour
qu'ils l'empêchent d'être de la noce. Sa personne, ses
propos, son emploi, ne réussiraient pas auprès de la
famille dans laquelle entre M ,le Corneille; M. le duc de
Villars, et les autres Français qui seront de la céré-
monie, feraient quelques mauvaises plaisanteries. Si
je ne consultais que moi, je n'aurais certainement
aucune répugnance; mais tout le monde n'est pas
aussi philosophe que votre serviteur, et patriarcalement
parlant, je serais fort aise de rendre le père et la mère
témoins du bonheur de leur fille. » Le 6 février sui-
vant, il apprend à ce d'Argental qu'il s'efforce, ainsi
que le futur Dupuits et Marie, d'arracher aux époux
Corneille la signature qu'on attendait, et il continue en
ces termes : « Est-il vrai que François Corneille soit
aussi têtu qu'imbécile et diamétralement opposé à
l'hymen de Marie? En ce cas, le mieux serait de ne
20 VOLTAIRE '
point lâcher les vingt-cinq louis à François qu'il n'eût
signé; et si, par une impertinence imprévue, François
refusait d'écrire tout ce qu'il sait, c'est-à-dire d'écrire
son nom, alors François de Voltaire, qui est la justice
même, le laisserait mourir de faim, et il ne tâterait ja-
mais des souscriptions. Marie Corneille est majeure
dans deux mois; nous la marierions malgré Fran-
çois, et nous abandonnerions le père à son sens ré-
prouvé. »
Ces trois lettres à d'Argental servent de commentaire
à la phrase de Condorcet sur la délicatesse de Voltaire
et forcent de conclure qu'il y avait des âmes de boue
au château de Ferney, aussi bien qu'à Paris, et notam-
ment dans le cabinet de Fréron, contre lequel Grimm
s'était permis tant d'injures grossières. François Cor-
neille abdiqua ses droits ; il se laissa arracher son con-
sentement, parce que la faim lui faisait un devoir, une
nécessité de voir outrager les cheveux blancs de sa
vieillesse, le caractère sacré de sa paternité, le respect
réservé au nom qu'il portait. Dans la Pucelle d'Or-
léans, Voltaire avait souillé la vertu qui est en véné-
ration chez tous les peuples. Dans ce premier sixain
qu'on lui ait attribué,
Dans tes vers, Duché, je te prie,
Ne compare point au Messie
Un pauvre diable comme moi;
Je n'ai de lui que sa misère,
Et suis bien éloigné, ma foi,
D'avoir une vierge pour mère,
il avait déshonoré sa propre mère. Il ne lui restait plus
qu'à bafouer la paternité. C'est ce qu'il fit dans la per-
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 21
sonne de François Corneille; il conspua en lui et les
mânes du grand tragique, et l'infortune, et le travail,
et la misère, et la classe la plus nombreuse et la plus
utile de la société.
Quand il eut réduit un père et une mère à dévorer
leurs chagrins dans un bouge, il fixa au 13 février le
moment d'une grande joie au château de Ferney. Marie
Corneille devint M me Dupuits. Voltaire garda les jeunes
époux, parce qu'il avait besoin d'eux pour jouer la co-
médie et tenir compagnie à sa nièce. En 1768, ils
accompagnèrent celle-ci dans la capitale. Mais, lors-
qu'elle retourna à Ferney, ils n'eurent plus la liberté
de la désennuyer, parce qu'il n'y avait plus de pièces
à représenter. Il passèrent leurs jours dans leur do-
maine.
A peine ce mariage venait-il d'être célébré, que Vol-
taire eut une nouvelle occasion de manifester ses véri-
tables intentions à l'égard des descendants de Corneille.
Le 5 mars, il mande à Damilaville : « Mon frère Thieriot
est prié de me dire combien il y a encore de petits
Corneilles dans le monde ; il vient de m'en arriver un
qui est réellement arrière-petit-fils de Pierre. Il a été
longtemps soldat et manœuvre ; il a une sœur cuisi-
nière en province, et il s'est imaginé que M lle Corneille,
qui est chez moi, était cette sœur. Il vient tout exprès
pour que je le marie aussi; mais, comme il ressemble
plus à un petit-fils de Suréna et de Pulchérie qu'à celui
de Cornélîe et de Cinna, je ne crois pas que je fasse
sitôt ses noces. » Le 9 suivant, il établit ainsi pour
d'Argental la généalogie de ce Corneille : « Il faut en-
core qu'un arrière-petit- fils de tous ces gens-là vienne
22 VOLTAIRE
du pays de la mère aux gaines me relancer aux Délices.
C'est réellement l'arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme
Claude-Etienne Corneille, fils de Pierre-Alexis Cor-
neille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, lequel
Pierre était fils de Pierre, auteur de Cinna et dePer-
tharite. Claude-Etienne, dont il s'agit ici, est né avec
60 livres de rente malvenant. Il a été soldat, ma-
nœuvre, et d'ailleurs fort honnête homme. Le pauvre
diable arrive mourant de faim, et ressemblant au La-
zare ou à moi. Il entre dans la maison et demande
d'abord à boire et à manger. Quand il est un peu refait,
il dit son nom, et demande à embrasser sa cousine. Il
montre les papiers qu'il a en poche; ils sont entrés
bonne forme. Nous n'avons pas jugé à propos de le
présenter à sa cousine, ni à son cousin M. Dupuits, et
je crois que nous nous en déferons avec quelque argent
comptant. Il descend pourtant de Pierre Corneille en
droite ligne. Mais, comme M. Dupuits est en possession,
et qu'il s'appelle Claude, l'autre Claude videra la mai-
son. Voilà, je crois, ce que nous avons de meilleur à
faire. On nous menace d'une douzaine d'autres petits
Cornillons, cousins germains de Pertharite, qui vien-
dront l'un après l'autre demander la becquée. » Mais
le bon moment était passé, avoue Wagnière (p. oo) ; ils
n'obtinrent que quelques secours pécuniaires.
Tout le produit du Commentaire sur Corneille de-
vait être partagé entre François Corneille et sa fille
Marie. Voltaire leur fit leur part. Dans sa lettre, du
1 er avril 1768, au duc de Choiseul, il évalue à
40,000 écus environ la dot de sa pupille. C'est une exa-
gération. Une veuve Brunet, libraire de l'Académie,
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 23
avait emporté 8,000 livres de souscriptions (1); leur
total ne s'éleva qu'à 100,000 livres; l'éditeur en garda
la moitié pour lui et remit le reste à Voltaire (2). Celui-ci
He préleva qu'une somme de 12,000 livres qu'il pria
M. Delaleu de placer sûrement au profit des époux Cor-
neille (3). Il revint donc à peu près 40,000 livres à
M me Dupuits (4). Comme elle était logée à Ferney, Vol-
taire n'eut plus à s'occuper de son avenir. Il songea à
procurer quelque autre bénéfice à François Corneille,
qu'il appelait Pierre Corneille du Pont-Marie. En 1764,
il le recommanda au zèle de d'Argental, pour obtenir
que le roi lui abandonnât ses cent exemplaires de sous-
cription, ce qui aurait donné une somme de 300 louis
d'or au susdit Pierre et à sa femme. Mais, soit incon-
duite, soit délaissement de ses protecteurs plus vani-
teux que généreux, ce Pierre se trouva deux ans plus
tard dans l'indigence. Ennuyé de ses importunités,
Voltaire manda, le 29 mars 1766, à d'Argental : « Ce
n'est pas des roués, mais des fous que je vous entre-
tiendrai aujourd'hui. De quels fous? m'allez-vous dire.
D'un vieux fou qui est Pierre Corneille, petit-neveu, à
la mode de Bretagne, de Pierre Corneille. Figurez-vous
qu'il mande à sa fille qu'elle doit lui envoyer inces-
samment 5,500 livres pour payer ses dettes. M. Dupuits
est assurément hors d'état de payer cette somme ; il se
conduit en homme très sage, lui qui est à peine ma-
jeur; et notre bonhomme Corneille se conduit comme
(1) Lettres à Damila ville, du 15» et à. Chauvelin, du 18 septem-
bre nt>3.
(2) Lettre à la Harpe, du 22 janvier 1773.
(3) Letires à d'ArgwUal, des 3 et 14 mai 1764. — (4) Idem.
24 VOLTAIRE
un mineur. Nous vous demandons bien pardon, M me De-
nis, M. Dupuits et moi, de vous importuner d'une
pareille affaire ; mais à qui nous adresserons-nous, si
ce n'est à vous, qui êtes les protecteurs de toute la Cor-
neillerie? Non seulement Pierre Corneille a dépensé en
superfluité tout l'argent qu'il a retiré des exemplaires
du roi, mais il a acheté une maison à Évreux, dont il
s'est dégoûté sur-le-champ et qu'il a revendue à perte.
11 n'avait précisément rien quand je mariai sa fille : il
a aujourd'hui 1,400 livres de rente, et les voici bien
comptées :
Sur M. Tronchin ... 600 liv.
Pension des fermiers gé-
néraux . . 400 \ 1,400 livres.
Sa place à Évreux . . 160
Sur M. Dupuits. . . . 240
« S'il avait su profiter du produit des exemplaires du
roi, il se serait fait encore 500 livres de rentes. Il au-
rait donc été très à son aise, eu égard au triste état
dont il sortait. Comment a-t-il pu faire pour 5,500 li-
vres de dettes sans avoir la moindre ressource pour les
payer? Il a acheté, dit-il, une nouvelle maison à Évreux :
qui la paiera ? Il faudra bien qu'il la revende à perte,
comme il a revendu la première. Il doit à son boulanger
deux ou trois années. Vous voyez bien que le bon-
homme est un jeune étourdi qui ne sait pas ce que c'est
que l'argent, et qui devrait être entièrement gouverné
par sa femme, dont l'économie est estimable. On pourra
l'aider dans quelques mois ; mais, pour les 5,500 livres
qu'il demande, il faut qu'il renonce absolument à cette
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 25
idée. Mes anges ne pourraient-ils pas avoir la bonté de
l'envoger chercher, et de lui proposer de se mettre en
curatelle sous sa petite femme? 11 se fait payer ses
rentes d'avance, dépense tout sans savoir comment,
mange à crédit, se vêtit à crédit, et cependant il n'est
point interdit encore. Notre petite Dupuits est déses-
pérée. » Cependant Voltaire citait, le 22 janvier 1766,
à M me de Florian ce Corneille comme un bon homme.
Il le perdit tout à fait de vue et l'abandonna à son sens
réprouvé. « Le vieux père, homme simple, peu favorisé
de la nature, accablé par la dégradation .que produit la
misère, privé en conséquence de cet extérieur poli, qui
rend digne de l'attention philosophique, n'en a pas été
honoré, raconte Linguet, page 428 du tome III de ses
Annales. Il a été relégué dans un village, où il a uni sa
misère à celle d'une femme aussi peu opulente que lui ;
et de ces deux riens est cependant résulté quelque
chose : il en est sorti un enfant à qui ils ont du moins
transmis leur nom. Tandis que celui-ci croissait, les
infirmités n'épargnaient pas le père. Le dénuement de
la famille redoublait chaque jour ; enfin, manquant de
tout, la femme, à qui l'on avait parlé souvent de l'ac-
cueil qu'avait autrefois reçu la sœur de son fils à Paris,
a hasardé de s'y traîner avec lui. Rebutée de toutes parts,
elle a cru que la porte d'un philosophe et son cœur s'ou-
vriraient du moins à ses gémissements. Elle a rampé
jusqu'à M. Dalembert. Quel conseil croirait-on que lui
ait donné l'apôtre de la tolérance, le pontife de l'hu-
manité? De se mettre en condition pour élever son en-
fant et nourrir son mari. Elle manquait du simple
nécessaire. Elle a demandé au philosophe la charité au
2
*U VOLTAIRE
lien 'fa *a protection : le panégyriste de M™* Geoffrin»
ie conteur <ies charités «le Fontenelle a été inflexible.
Il lui a refasé de l'argent pour payer son auberge.
JP* Corneille n'a va chez les comédiens que de l'em-
pressement et da respect ; ils se sont disputé l'honneur
de lai offrir an asile. La Rive s'est trouvé heureux d'ob-
tenir la préférence. Ses camarades ont donné ane repré-
sentation de Cinna au profit de cette famille. Ils y ont
joué avec an enthousiasme préférable même an talent. »
Linguet ajoute que cette représentation de Cinna valut
1,000 livres environ aux infortunés. Ce fut le 16 fé-
vrier 1178 qu'elle fut donnée. A cette époque. Voltaire
était à Paris et ne parait pas s'être inquiété du sort de
ses anciens protégés. Dalembert fus irrité de L'article
de Linguet. Ce dernier lui répondit, à la page 26 da
tome IV de ses Annales : « Ce que j'ai écrit, c'est de
la bouche même de M rae Corneille qu'on l'a su. Cent
honnêtes gens dans Paris ont été les confidents de ses
plaintes ; je les connais, je n'ai écrit que d'après leurs
attestations. »
Revenons à M rae Dupuits. M. J.-L. Mallet, élevé au
château de Ferney, parle en ces termes des bienfaits
dont Voltaire la combla (!) : « 11 la dota noblement, du
fruit de ses travaux, de 90,000 livres provenant de son
Commentaire sur Corneille. Il ne s'en tint pas là pour
elle. Un jour qu'il était allé lui rendre visite pendant
ses couches, il laissa, en sortant de chez elle, un grand
vase d'argent contenant un billet de 12,000 francs que
M. Dupuits lui avait empruntés. Il donna encore
1) Œuvres de Voltaire, édiu Daponi, t. I, p. 579.
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 27
100,000 francs de dot à la fille de cette dame, M me d'An-
gely. » A ces assertions, nous répondrons : 1° M me Du-
puits ne retira pas 90,000 livres des Commentaires sur
Corneille. Sa part ne fut que de 40,000, suivant Vol-
taire ; 2° Il ne donna pas une dot de 100,000 livres à la
fille de sa pupille. M l,e Adélaïde-Marie Dupuits, née le
29 mai 1764, n'épousa qu'en 1186 M. Grandfrançois,
baron d'Angely. Voltaire, étant mort depuis 1778, n'a
pu intervenir dans ce contrat de mariage, sans sortir de
son sépulcre. Personne n'ayant parlé de sa résurrection
en 1786, nous ne saurions nous résoudre à croire, sur
l'autorité de M. Mallet, à un miracle aussi étrange
qu'inutile. Nous sommes persuadé que Voltaire n'aurait
pas obtenu de sa légataire universelle une somme si
considérable pour enrichir une demoiselle qu'il avait
oublié de coucher sur son testament ; 3° Il est sans ap-
parence que Voltaire eût remis une dette de 12,000 li-
vres à un gentilhomme qui avait plus de 10,000 livres
de rente. Un cadeau de cette. valeur n'était pas dans ses
habitudes. Le lui faire porter dans un grand vase d'ar-
gent nous semble passablement ridicule. Sur un fait sem-
blable, nous ne nous en rapporterons pas au témoignage
d'un inconnu que nous avons convaincu d'avoir été si
mal renseigné sur d'autres points. Mais les services que
Voltaire fut à même de rendre à M. Dupuits, il s'em-
pressa de les demander. Le 14 janvier 1765, il s'adressa
à la duchesse de Grammont afin d'obtenir pour lui une
compagnie de cavalerie ou de dragons. Grâce au nom
de Voltaire, le protégé eut de l'avancement, et devint
plus tard maréchal de camp.
Maintenant que la conduite de Voltaire nous est connue,
28 VOLTAIRE
qu'il nous soit permis de l'apprécier. A-t-il eu la géné-
reuse intention d'honorer le nom de Corneille et de sou-
lager des malheureux ? Assurément non. Les véritables
descendants de Pierre Corneille, il les a chassés de sa
présence, et n'a pas daigné s'occuper de leur sort, quoi-
qu'ils fussent dévorés de besoin. François Corneille, le
père de M mo Dupuits, devait le jour à Françoise Cor-
neille, cousine germaine de l'auteur du Cid. Outre
François Corneille, elle avait eu quatre filles, et néan-
moins le nom de son mari est resté inconnu jusqu'à ce
jour (1). Il n'est pas probable qu'elle aurait eu cinq en-
fants illégitimes. François Corneille portait donc illéga-
lement le nom de sa mère. « Au temps de la succession
de Fontenelle, avait dit Le Brun (2), dans une note de
la première édition de sa fameuse Ode à Voltaire, il lui
fut offert une somme d'argent pour se désister de ses
droits et même de son nom. M. Corneille, quoique
pauvre et sans ressource, la refusa sans balancer; il
répondit encore quand on le menaça de la perte de son
procès, qu'au moins il gagnerait le nom de Corneille
qu'on lui disputait. » Il est évident qu'on ne lui disputa
le nom de Corneille, que parce qu'il devait prendre
celui du mari de sa mère. S'il eût été un bâtard, on ne
lui eût pas reproché cette habitude. Comme elle lui était
utile, nous la lui pardonnerions volontiers, si, par là, il
n'eût contribué à flétrir la vertu d'une mère de quatre
filles, dont trois se marièrent, la plus jeune étant morte
(1) Note sur les descendants de Corneille, par le baron de Tassàrt.
Bruxelles, 1851. In-8».
(2) Œuvres d'Écouchard Le Brun, publiées par Guinguénc. Pa-
ris, 1814. In-8% t. IV, p. 4.
ET LA FAMILLE CORNEILLE. 29
en bas âge. Voltaire a connu cette généalogie. Il a imité
François Corneille. Le nom magique de Corneille était
un magnifique prospectus pour éditer un ouvrage,
mettre en relief l'adoption d'une jeune fille, pour marier
avantageusement et doter cette jeune fille avec la
bourse des rois, des princes et des grands de toute
l'Europe. Il a exploité tous ces préjugés. Marie Corneille
méritait-elle tant d'égards ? Non, car elle a délaissé son
père ; elle ne s'informait pas même de sa demeure. Elle
l'a réduit à mendier à la porte des comédiens, quoique
sa fortune la mît à même de le recueillir chez elle.
Voltaire a poussé l'inhumanité plus loin. Il a enrichi la
fille,, et a repoussé le père; il a logé une femme qui
avait un domaine, et n'a pas offert d'asile à un père trot-
teur dans les rues. Il a été le maître des souscriptions ; il
lui était facile de les partager entre la fille et le père. Il
a peu donné à celui-ci, parce qu'il était pauvre, et beau-
coup à celle-là, parce qu'elle était riche. Il a magnifié
la fille, mais il a bafoué le père. Tant de contradictions
n'annoncent- elles pas que Marie Corneille fut une nou-
velle Iphigénie qu'on arracha à son vieux père, pour
l'immoler couronnée de fleurs sur l'autel de la vanité
philosophique ?
La postérité ne louera pas la générosité ni la délica-
tesse de Voltaire à l'égard des descendants de Corneille,
avec cette indulgence que Grimm attendait de son
impartialité. La remarque de Fréron subsistera, et le
lecteur impartial sera de l'avis de M. Bungener.
2.
80 VOLTAIRE
IV. — Voltaire et Belle et Bonne.
Bornons-nous à raconter ce que Voltaire fit pour
Belle et Bonne du moment qu'il parut l'avoir adoptée.
Dans son Éloge historique de Voltaire, Palissot s'ex-
primait ainsi : « Voltaire avait accueilli avec beaucoup
d'indulgence, dans M. de Villettè, un esprit naturel
qu'il savait quelquefois revêtir déformes assez piquantes.
Il vit avec intérêt ses assiduités auprès de sa jeune pu-
pille, et un jour, en présence de M. de Villevieille, il lai
proposa 50,000 écus pour la dot de M ,le de Varicourt.
« Je suis sûr, lui disait-il, que M mo Denis, ma nièce,
f sera de mon avis ; elle regarde Belle et Bonne comme
<r sa fille. Quant à mes autres parents, j'ai une bonne
« succession à leur laisser, et vous conviendrez qu'ils
« n'ont pas longtemps à attendre. » M. de Villettè ne
voulut jamais consentir à cette générosité : il n'est donc
pas vrai, comme on l'avait dit, que Voltaire ait doté
M Uo de Varicourt. »
Où était-elle avant de demeurer chez Voltaire ? Voici
le document que nous fournissent les Mémoires de Ba-
chaumonty le 15 mars 171$ : « M me de Villettè, de Vari-
court en son nom, est fille d'un officier des gardes du
corps, peu à l'aise et ayant douze enfants. Il était question
de faire religieuse cette jeune personne, dont la famille
n'avait, aucun espoir de la marier. M" e de Varicourt,
instruite de la bienfaisance de M. de Voltaire, se servit
de son esprit pour lui écrire une lettre très bien tournée,
où elle se plaignait de son fâcheux destin. Touché de
ET BELLE ET BONNE. 3i
cette épître, il va trouver M me Denis ; il lui dit qu'il fal-
lait arracher au diable cette âme qu'on prétendait
donner à Dieu, et il engagea sa nièce à proposer à la
famille de M 1,c de Varicourt de permettre que celle-ci
vînt passer quelque temps à Ferney . La jeune personne
s'y est si bien conduite qu'elle y a acquis le surnom de
Belle et Bonne ; ce qui a déterminé M. le marquis de
Villette à en faire la fortune en l'épousant. » De son
côté, Wagnière (p. 114 et 117) certifie que ce fut
M me Denis qui obtint des parents de M lle de Varicourt
qu'elle vînt habiter le château de Ferney, pour lui tenir
compagnie.
C'était en 1775. Les époux Dupuits avaient quitté
Ferney ; les étrangers devenaient de plus en plus rares,
Voltaire croissait en âge et peu en vertu. M mo Denis
s'ennuya d'être presque toujours seule ; elle n'eut donc
d'autre intention que de se procurer une demoiselle de
compagnie en appelant auprès d'elle une jeune fille,
qui appartenait à une famille honorable. Elles vécurent
ensemble dans la plus grande intimité. Mais en 1777,
« M. le marquis de Villette, raconte Wagnière (p. 117),
vint en septembre voir M. de Voltaire à Ferney. Il dit
qu'il voulait épouser M 110 de Varicourt; ce qu'il fit enfin,
après avoir cependant tergiversé près de trois mois. Il
n'est point vrai, comme on l'a dit et comme on l'a
imprimé, que M. de Voltaire eût eu jamais l'idée d'offrir
une forte dot à la femme de M. de Villette ; cela même
eût été ridicule, puisque M. de Villette s'annonça comme
jouissant de 120,000 livres de rente; par conséquent il
n'a point eu la gloire prétendue de refuser une dot.
M. de Voltaire et M rae Denis donnèrent seulement quel-
32 VOLTAIRE
ques diamants à la jeune mariée. M. de Villette, appa-
remment pour se donner quelque relief, cherchait à
faire croire que sa femme et lui étaient parents de M. de
Voltaire. »
M. de Jouy ayant répété, dans le tome V de V Ermite en
province, que Voltaire avait accordé à Belle et Bonne
une dot de 50,000 écus, un ami de la famille de Villette
adressa cette réclamation au Journal des débats, le 30
mars 1825: « L'amitié la plus vive unissait M. de Vol-
taire et M. le marquis de Villette, qui jouissait d'une
immense fortune. Ce dernier vit à Ferney M ,!e de Vari-
court, l'aima, en fit la demande à ses parents, qui la
lui accordèrent. Mais Voltaire ne la dota point ; il avait
le tact trop exquis pour en faire même l'offre, sachant
combien, par une offre de cette nature, il aurait blessé
tout à la fois le noble désintéressement de son ami et la
délicatesse d'une famille distinguée et honorable. Vol-
taire n'a donc pas été le bienfaiteur de M llo de Varicourt,
mais son protecteur et son ami. Déjà feu M. le marquis
de Villette a réfuté dans le temps cette assertion, et j'ai
vu entre les mains de M. son fils l'original de la lettre
qu'il fit insérer dans les journaux d'alors. »
Rien n'était plus invraisemblable que d'attribuer à
Voltaire, comme l'a avancé Palissot, le désir et la
volonté d'offrir une dot de 50,000 écus à un marquis
auquel il reconnaissait 40,000 (1) et même 50,000 écus
de rente, comme il le mandait, le 19 novembre 1111, à
La Harpe.
Il reste péremptoirement prouvé, par le témoignage
(1) Lettre à M..., du 9 novembre 1778 (a« 7387, édit. Beuchol).
ET SES AMIS. 83
de Wagnière et de la famille de Villette, que non
seulement Voltaire ne donna pas de dot à Belle et Bonne,
mais qu'il ne manifesta jamais l'intention de lui en offrir.
Il lui prodigua les caresses les plus tendres, remarquent
les Mémoires de Bachaamont, du 18 juin 1777. Il la
logea, la nourrit et l'entretint pendant deux ans. Il eût
été difficile à M mo Denis de trouver à meilleur marché
une demoiselle de compagnie aussi jolie et aussi dis-
tinguée.
V. — Voltaire et ses amis.
Il est temps de parler des amis de Voltaire. C'est pour
nous conformera l'usage que nous employons ce subs-
tantif, car nous protestons contre l'impropriété de cette
expression.
Socrate, Platon, Cicéron, saint Jérôme, saint Augus-
tin, saint Chrysostome, saint Bernard, saint Louis, saint
François de Sales, Montaigne, Pascal, M me de Sévigné,
Bossuet, Fénelon, Corneille, Racine, La Fontaine, Boi-
leau ont passé leur vie dans l'intimité de quelques per-
sonnes. Au contraire, Voltaire avait une légion d'amis
et de correspondants ; n'est-ce pas une preuve démons-
trative qu'il ne connut point les douceurs de l'amitié ?
Aussi disait-il, le 6 juillet 1772, à M me du Deffand : « Il
n'y a que les gens peu répandus qui sachent aimer. »
L'amitié demande un peu plus de mystère,
Et c'est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre a toute occasion.
Avec lumière et choix celte union veut naître,
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître.
84 VOLTAIRE
Molière vient de caractériser l'amitié telle qu'on l'avait
connue dans tous les temps depuis Socratç jusqu'à La
Fontaine, de quelque génie qu'on fût doué; c'est à lui
qu'il appartient de nous apprendre à ne pas la confon-
dre avec ce qui n'en porte que le masque, et n'en est que
l'hypocrisie.
Méditons ces vers d'Àlceste dans le Misanthrope :
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements;
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
A peine pouvez-vous dire comme il se nomme;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme.
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
En vain Philinte cherche à justifier sa conduite par
cette réponse :
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoic,
Répoudre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste se hâte de répliquer :
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthodo
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme ot le fat.
ET SES AMIS. 35
Quel avantage a-t-on qu'an homme tous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque prétexte une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait do mérite aucune différence;
Je veux qu'on me dislingue, et pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. '
Quiconque a fait la triste expérience du monde se
souvient chaque jour de la sagesse de ces observations ;
en feuilletant la correspondance de Voltaire, il nous a
été impossible de la juger sans recourir aux maximes
d'Alceste. Voltaire ne saurait avoir un meilleur arbitre
que Molière, le seul qui eût plus d'esprit que lui.
Voltaire a élevé un Temple à V amitié, mais il n J a
laissé ni prêtre ni dévot aux pieds de cette divinité ;
n'était-ce pas avouer qu'il n'avait pas un ami?
Jamais homme n'oublia plus vite les morts : à peine
daigna -t-il leur consacrer quelques mots. A la vérité il
a beaucoup glorifié M rae du Chastelet ; mais ne vantait-il
pas en elle la naissance, l'opulence, le talent, des liai-
sons honorables? Ne regrettait-il pas en elle une femme
qui le logeait, le nourrissait, le divertissait pour rien? La
vanité n'était-elle pas la cause de leur commerce? Pen-
dant treize ans qu'ils vécurent ensemble, ils ne cessè-
rent de se bouder, de se quereller, de se battre. Pour
M mo du Chastelet, Voltaire était une bète farouche qu'elle
s'étudiait à apprivoiser, à contenir, à enfermer pour
86 VOLTAIRE
l'empêcher de rugir et de dévorer sa proie, comme le
prouve sa correspondance avec d'Argental. Voltaire
l'aurait tuée, si on ne lui eût un jour arraché le couteau
qu'il allait lui plonger dans le cœur. Il lui suffit de quel-
ques soirées brillantes, de quelques représentations de
ses tragédies pour la perdre de vue. Le roi de Prusse
l'appela auprès de lui et l'obligea bientôt de quitter sa
cour. C'est avec M me Denis qu'il va désormais passer ses
jours. Dès qu'elle le connaît, elle le méprise et l'ab-
horre; ce n'est que l'espoir d'une riche succession qui
la retient chez lui. Il la laisse dans la gène et sçjnoque
continuellement d'elle. Quant à elle, il lui tarde de voir
arriver le jour où la mort le lui enlèvera. Elle ne le
regretta pas un instant, et refusa même de faire la dé-
pense d'un cercueil de plomb pour un cadavre dont la
vue l'offusquait, dit Wagnière (p. 163). Si ce dernier
resta vingt ans chez Voltaire, c'est parce qu'il le servit
en esclave, sans jamais le contredire. Longchamp avait
eu de la peine à s'accoutumer à la brusquerie de ses
manières. En s'éloignant de lui, Collini avait été tenté
de le provoquer en duel, suivant Wagnière (p. 10). Le-
kain raconte dans ses Mémoires (p. 327) qu'il avait été
étonné de la dureté de son caractère ; et Chabanon avoue
(p. 130) qu'il avait reculé, épouvanté à l'aspect de ses
accès de férocité. Frédéric convenait souvent qu'il était
indigné de son inhumanité et de sa barbarie, qui pour-
suivait ses victimes jusque dans le tombeau. Il lui
écrivit en 1752 : « Si vos ouvrages méritent qu'on vous
élève des statues, votre conduite vous mériterait des
chaînes. »
Maintenant il est facile de comprendre pourquoi Vol-
ET SES AMIS. 37
taire ne jugea personne digne de figurer dans son
Temple de V Amitié.
Il n'eut point d'ami. Il ne vit à ses pieds que des
courtisans et des flatteurs, silencieux, obséquieux jus-
qu'à l'asservissement. Ils se donnèrent à lui avec plus
d'empressement qu'il ne les recherchait. Il les traita
avec l'autorité d'un maître et l'insolence d'un despote,
parce qu'il les regarda comme des créatures destinées à
son usage. Il les méprisa, parce qu'il les jugea ; il les
jugea, parce qu'il lut dans leur cœur comme dans un
cœur de cristal. A la vérité, il daigna consacrer la XXIII 6
de ses Lettres philosophiques à la Considération qu'on
doit aux gens de lettres. Mais dans son Commentaire
historique, et dans sa lettre, du 23 décembre 1733, à
M me Denis, il noircit la canaille de la littérature. Dès le
3 janvier 1723, il parlait déjà à Thieriot des gredins
d'auteurs. Plus il avança en âge, plus il se crut autorisé
à manifester hautement le mépris qu'ils lui inspiraient.
Ainsi, le 2 septembre 1738, il faisait entendre ce cri à
Dalembert : « Ah! quel siècle! quel pauvre siècle! »
Le 26 juin 1762, c'était au cardinal de Bernis qu'il en-
voyait cette ligne : « J'ai vu que la terre est couverte de
gens qui ne méritent pas qu'on leur parle. » Trouvera-
t-il quelques exceptions en France? non. Dans ses
lettres, du 1 er mars 1764, à Dalembert, et, du 30 avril
1771, à l'impératrice Catherine, il traite ses compatriotes
de singes. Aussi, le 17 septembre 1761, mande-t-il à Da-
lembert : < Notre nation ne mérite pas que vous daigniez
raisonner beaucoup avec elle. » Pourquoi ? c'est parce
que, le 5 septembre 1782, il lui a avoué c qu'en France
il y a trop de sots ». Quelle preuve en donne-t-il? Le
T II. 3
38 VOLTAIRE
21 novembre 1774, il lui désigne le peuple, qui est lé
sot peuple. Pour lui, pas de distinction; il confond la
province avec la capitale. C'est pourquoi, le 26 juin 1762,
il écrit au cardinal de Bernis : « Il est bien rare de trouver
des penseurs en province, et surtout des gens dégoût. »
Quant à la capitale, il ne peut s'empêcher, dans ses
épanchements du 5 février 1758, à Dalembert, de la
bafouer et de la flétrir d'un trait : « Que Paris est encore
bête ! » D'abord il songe aux gens de la cour; le 19 mai
1773, il les condamne devant la barre de Dalembert, en
disant : « Ces beaux messieurs de Paris ont bien raison
de détester la philosophie, qui les condamne et qui les
méprise. * Le 13 décembre 1763, il lui apprend ce
qu'il pense des autres classes distinguées de la société :
« Nous touchons au temps où les hommes vont com-
mencer à devenir raisonnables. Quand je dis les
hommes, je ne dis pas la populace, la grand'chambre
et rassemblée du clergé ; je dis les hommes qui gou-
vernent ou qui sont nés pour gouverner, je dis les gens
de lettres dignes de ce nom. » Bien des esprits sont
tentés de s'appliquer ces dernières paroles. Qu'ils se
détrompent; car, le 30 avril 1771, l'impératrice Cathe-
rine a reçu cette sentence du maître : « A l'égard des
Welches, les premiers singes de l'univers, ils font tou-
jours beaucoup de livres, sans qu'il y en ait un seul de
bon. » Fera-t-il grâce à ceux qui se regardent comme
des êtres nés pour gouverner? non. 11 oublie que Da-
lembert, Diderot, Damila ville, Rousseau et compagnie
habitent des mansardes, et il dit, le 9 février 1767, au
cardinal de Bernis : « J'avoue que les polissons qui, de
leur grenier, gouvernent le monde avec leur écritoire,
• • *
ET SES AMIS. 39
sont la plus sotte espèce de tous. Ce sont les dindons
de la basse-cour qui se rengorgent. » Le 24 septem-
bre 1166, il est encore plus explicite avec Damilaville :
« La canaille littéraire est ce que je connais de plus
abject dans le monde. L'auteur du Pauvre Diable a
raison de dire qu'il fait plus de cas d'un ramoneur de
cheminées, qui exerce un métier utile, que de tous ces
petits écornifleurs du Parnasse. » Pour comprendre ce
jugement, citons ces mots adressés par lui, le 15 octo-
bre 1161, à Dalembert : « Ce siècle des raisonneurs est
l'anéantissement des talents ; c'est ce qui ne pouvait
manquer d'arriver après les efforts que la nature avait
faits dans le siècle de Louis XIV. » Et ces autres encore
plus énergiques, du 15 septembre précédent, au même :
« Nous sommes dans la fange des siècles pour tout ce
qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé
que le siècle où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus
écrire? ». Terminons par cette confidence, du 31 mars
1163, au cardinal de Bernis : « Je vous supplie de me
dire comment un peuple qui a tant de philosophes peut
avoir si peu de goût? Vous me répondrez peut-être que
c'est parce qu'ils sont philosophes; mais quoi lia philo-
sophie mènerait-elle tout droit à l'absurdité? »
Comment parvint-il à subjuguer ce troupeau d'es-
clavçs qu'il avait attirés par l'ascendant irrésistible de
son génie, oppressés de son audace, accablés de sa
comparaison? « Je suis le très humble serviteur des
goûts des personnes avec qui je vis, » avait-il dit, dès
1736, à M Ue Quinault. Ceux qui étaient sensibles aux
louanges, il leur envoyait un brevet de capacité, il leur
assurait l'immortalité et la reconnaissancede la posté-
40 VOLTAIRE
rite. 11 proportionnait les compliments aux services
qu'il attendait, et les prodiguait suivant l'exaltation ou
l'imbécillité de ceux qui les avalaient. Il se serait bien
gardé d'écrire à La Harpe et à Marmontel ce qu'il
mandait à Diderot, à Dalembert et à d'Argental. S'ils
n'avaient pas été sous le charme, ils auraient regardé
comme des injures et une dérision chacun des surnoms
qui leur étaient donnés. Mais dès que Voltaire les avait
salués comme des génies, ils se regardaient comme des
génies, de sorte que c'était un vrai corps de génies,
absolument comme dans les Mille et une Nuits, bien
qu'il eût dit, en 1739, à Frédéric : « Les hommes
de génie, ces fils aînés de Prométhée, il y en aura
toujours très peu, dans quelque pays que ce puisse
être. »
Ceux qui poussaient de sourds murmures, qui ron-
geaient le frein de la servitude, Voltaire les contenait
sous la verge de sa satire. Molière avait dit :
Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sach ni bien écrire.
Voltaire alla encore plus loin : « Comme je suis fort
insolent, avouait-il, le 15 septembre 1762, à Dalem-
bert, j'en impose un peu, et cela contient les sots. » A
qui s'adressent ces paroles? Évidemment à tous ceux
qui craignaient de passer sous les fourches caudines de
ses pamphlets, où non seulement il ridiculisait, mais
calomniait et déshonorait quiconque osait ne pas rece-
voir avec une foi pleine et entière chacune de ses con-
tradictions. L'appareil de ces gémonies achevait de
ET SES AMIS. 41
gagner à sa cause les indolents et les paresseux dont le
cœur ne palpitait point à son nom. Mais à cette philo-
sophie, qui n'était qu'une esclave, selon sa lettre, du
4 juin 1169, à Dalembert, voici ce qu'il réservait. Le
25 avril 1760, il écrivait à Dalembert : « Je vous avoue
que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se
laissent faire que contre les marauds qui les oppri-
ment. » Le 15 octobre 1759, il lui avait déjà mandé :
« Tous les philosophes sont ou dispersés ou ennemis
les uns des autres. Quels chiens de philosophes ! ils ne
valent pas mieux que nos flottes, nos armées et nos
généraux. Je finirai ma vie en me moquant d'eux tous,
mais je voudrais m'en moquer avec vous; » car « j'ai
les sots en horreur, » ajoutait-il, le 20 avril 1761.
Ainsi Voltaire regardait comme des sots et ceux qui
le louaient, et ceux qui le craignaient, et ceux qui le
servaient par amour, et ceux qui le servaient par peur.
A la vérité, il regardait également comme des sots, des
escrocs, des monstres, des infâmes, des libertins, ceux
qui ne Je louaient pas. Il me semble que ceux-ci étaient
moins sots que ceux-là ; car ils affichaient une grande
indépendance de caractère, et raisonnaient leur incré-
dulité, tandis que ceux-là n'auraient pu établir les fon-
dements de leur foi. La haine dont Voltaire honora ses
adversaires suffit pour attester la supériorité d'esprit,
d'érudition, qu'il leur reconnaissait sur ses sectaires.
Les éloges de ceux-ci ne pourraient en effet soutenir
un parallèle avec les écrits de ceux-là. Montesquieu
n'eût pas désavoué les lettres de Guénée. Fréron, La
Baumelle ont publié des pages que Voltaire seul était
capable de dicter.
4-2 VOLTAIRE
Ceux qui, de nos jours, regardent comme une marque
d'esprit de révérer le nom de Voltaire, de feuilleter les
livres de Voltaire, de balbutier des maximes de Voltaire
mille fois contredites par Voltaire, sont-ils bien sûrs
que Voltaire ne les eût pas placés dans son bataillon des
sots, s'il les eût connus ?
On ne choisit pas ses amis dans un groupe de sots.
Aussi Voltaire n'eut-il que des partisans. Il leur pro-
digua les louanges, les encouragements qui ne lui coû-
taient rien; il les exploita, mais ne les enrichit pas ; car
on ne fait pas de sacrifices pour des sots qu'on méprise.
Chef de parti, il lui fallait des aides de camp; une
clientèle de jeunes auteurs, pour me servir d'un mot
de M. Granier de Cassagnac (1), composa son escorte.
On a si souvent parlé des bienfaits dont il les combla,
qu'il est nécessaire de leur consacrer quelques lignes.
Aussi ferons-nous la biographie de chacun de ces petits
personnages.
Voltaire et Lefebvre.
En 1132, Voltaire mandait à Lefebvre : « Votre vo-
cation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour
y résister. Il faut que l'abeille fasse de la cire, que le
ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque, et que
vous les chantiez. Vous serez poète et homme de lettres,
moins parce que vous le voulez, que parce que la
nature Ta voulu. » Mais une pièce de vers adressée par
(1) Le Constitutionnel, du 16 décembre 1850;
ET SES AMIS. Z#3
Lefebvre à Voltaire fait présumer qu'il n'était point
destiné à remplacer Racine. Voltaire lui répondit :
N'attends de moi ton immortalité,
Tu l'obtiendras un jour par ton génie.
Mais je voudrais, de tes destins pervers,
En corrigeant l'influence ennemie,
Contribuer au bonheur d'une vie
Que tu rendras célèbre par tes vers.
Dans une lettre, du 27 septembre 1733, à Cideville,
Voltaire nous apprend qu'il vient de recueillir chez lui,
avec Linant, un jeune homme nommé Lefebvre, poète
et pauvre, et faisant des vers harmonieux. Le 24 sep-
tembre 1735, il avoua à Thieriot qu'il avait nourri, logé
et entretenu ces deux jeunes gens comme ses propres
enfants pendant tout le temps qu'il demeura à Paris,
après la mort de M me de Fontaine-Martel. Mais Lefebvre
était mort dès 1734; par conséquent, Voltaire ne le
garda guère plus d'un an. Le 20 décembre 1753, il dit
à M me Denis qu'il n'avait pas eu à se plaindre de lui.
Tels sont les seuls documents que nous fournisse la cor-
respondance de Voltaire relativement à Lefebvre. Il est
impossible de démontrer si Lefebvre fut recommandé à
Voltaire, ou s'il capta sa bienveillance en lui envoyant
ses vers, et si depuis il lui rendit des services et lui
servit de secrétaire.
Voltaire et Linant.
Heureusement la correspondance de Voltaire est plus
explicite sur le camarade de Lefebvre.
4* VOLTAIRE
Sur les vives instances de ses amis Cideville et For-
mont, Voltaire s'occupa avec zèle du sort de Linant (1).
Il essaya de le faire entrer chez M me de Fontaine-Martel
à la place de Thieriot, mais ce fut en vain (2). C'est
alors qu'il obtint pour lui un couvert à la table de M. de
Nesle (3). En même temps, il le recommanda aux bontés
de M me du Deffand, et la pria de solliciter pour lui rem-
ploi de lecteur chez la duchesse du Maine. Nouveau re-
fus. Linant avait une écriture trop illisible pour devenir
secrétaire (4). Voltaire ne pouvait pas facilement se
débarrasser de lui. 11 lui offrit un trou près de sa re-
traite, avec la facilité d'y dîner et d'y souper tous les
jours, quand il ne serait pas invité ailleurs (8). Il lui
assura de plus ses entrées à la comédie (6) .
Sur ces entrefaites, Linant quitta le petit collet qu'il
portait depuis longtemps (7). Voltaire comprit que cette
action lui imposait de nouveaux devoirs, et qu'il devait
travailler à la fortune de son protégé, toujours pauvre
et bégayant beaucoup, et néanmoins très fier et très
paresseux, se brouillant avec tous ses commensaux, ce
qui força Voltaire, le 27 octobre 1733, de prier Cide-
ville de donner de sages avis au jeune poète. Ces re-
montrances ne produisirent aucun effet. Alors Voltaire
manda, le 6 novembre 1733, à Cideville : « Surtout ne
gâtez point Linant. Je ne suis pas trop content de lui.
Il est nourri, logé, chauffé, vêtu, et je sais qu'il a dit
(i) Lottre à do Formont, du 23 décembre 1737.
(2) Lettre à Cideville, du 29 mai 1732.
(3) Lettre à Formont, de juillet 1732.
(4) Lettres à Cideville, de 1732 (n° 178, edit. Beuchot). — (5) Du
29 mai. — (6) Du 27 octobre. — (7) Du 27 septembre 1733.
ET SES AMIS. 45
que je lui avais fait manquer un beau poste de précep-
teur, pour l'attirer chez moi. Je ne l'ai cependant pris
qu'à votre considération, et après que la dignité de pré-
cepteur lui a été refusée. Il ne travaille point, il ne fait
rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever
à midi. Encouragez-le et grondez-le en général. » Le
27 février suivant, autre missive : « Écrivez, je vous
en prie, à Linant, qu'il a besoin d'avoir une conduite
très circonspecte; que rien n'est plus capable de lui
faire tort que de se plaindre qu'il n'est pas assez bien
chez un homme à qui il est absolument inutile ; et qui,
de compte fait, dépense pour lui 1,600 francs par an.
Une telle ingratitude serait capable de le perdre. Je
vous ai toujours dit que vous le gâtiez. Il s'est imaginé
qu'il devait être sur un pied brillant dans le monde,
avant d'avoir rien fait qui pût l'y produire. Il oublie
son état, son inutilité, et la nécessité de travailler ; il
abuse de la facilité que j'ai eue de lui faire avoir son
entrée à la comédie, il y va tous les jours. Il se croit
un personnage parce qu'il va au théâtre et chez Pro-
cope (café de la Comédie française). Je lui pardonne
tout parce que vous le protégez; mais, au nom de Dieu,
faites-lui entendre raison. » Linant ne se corrigeant
point, Voltaire manda, le 12 avril 1735, à Cideville :
« A l'égard de Linant, j'ai vu une partie de sa pièce ;
cela n'est pas présentable aux comédiens. S'il a compté
sur cette pièce pour se procurer de l'argent et de la
considération, on ne saurait être plus loin de son compte.
La présidente (de Bernières) m'a paru aussi peu dispo-
sée à recevoir sa personne que les comédiens le seraient
à recevoir sa pièce. Je crains même qu'elle en soit un
3.
46 VOLTAIRE
peu fâchée, et qu'elle ne s'imagine qu'on lui a tendu un
piège. La seule ressource de Linant, c'est de se faire
précepteur; ce qui est encore plus difficile, attendu son
bégaiement, sa vue basse, et même le peu d'usage qu'il
a de la langue latine. J'espère cependant le mettre au-
près du fils de M me du Chastelet; mais il faudra qu'il se
conduise un peu mieux dans cette maison qu'il ne fait
dans mon bouge. Il sera chez moi jusqu'à ce qu'il
puisse être installé. » Le 3 août suivant, Voltaire annon-
çait à son ami l'arrivée de Linant au château de Cirey .
Malgré la protection de Voltaire, Linant ne demeura pas
longtemps dans cette habitation.
Cependant Voltaire ne le perdit pas tout à fait de vue.
Quoiqu'il se plaignît amèrement, le 22 février 1736, à
Cideville, de son incapacité, de sa paresse, de son in-
gratitude, il lui envoya quelques secours. Le 14 dé-
cembre 1738, il mandait à Moussinot : « Prault a donné
de l'argent à Linant et à La Mare, mais je ne le sais que
par lui, et ces messieurs gardent jusqu'ici un silence qui
n'est pas, je crois, le silence respectueux, encore moins
le silence reconnaissant, à moins que les grandes pas-
sions ne soient muettes. Leurs besoins sont éloquents,
mais leurs remerciements sont cachés. » Le 27 suivant,
autre missive : « Linant m'a écrit un mot de remercie-
ment, mais La Mare ne m'écrira probablement que quand
il aura dépensé l'argent que je lui ai donné. » Le 13 dé-
cembre, c'étaient 50 livres que Voltaire avait chargé
Prault de donner à Linant; le même mois, il le fît prier
par M me Demoulin de lui remettre encore 50 livres. De-
puis il le secourut peu. Le 28 octobre 1741, il disait à
Cideville : « Je souhaite que Linant tire de son talent
ET SES AMIS. 47
plus de fortune qu'il n'en recueillera de réputation. Je
ne suis plus guère en état de l'aider comme je l'aurais
voulu. Un certain Michel, à qui j'avais confié une par-
tie de ma fortune, s'est avisé de faire la plus horrible
banqueroute que mortel puisse faire. » Dans son Com-
mentaire historique, il constate qu'il partagea le profit
de Y Enfant prodigue entre La Mare et Linant, mais il
n'indique pas quelle fut la valeur de ce bénéfice. Le
28 novembre 1750, il apprit à d'Argental que Linant
était mort dans la misère.
Beaucoup de bienveillance, quelques secours pécu-
niaires, un entretien de deux ans qui n'a pu s'élever
à 1,600 francs la première année, telles sont les dé-
penses de Voltaire relatives à un jeune homme qu'il ne
pouvait abandonner, qu'il dégoûta peut-être du petit
collet, et qu'il afficha comme une de ses créatures dans
son Commentaire historique.
Linant ne lui fut pas inutile. Il paraît, d'après une
lettre de Voltaire à Cideville, en date du 2 août 1133,
qu'il avait préparé une réponse aux critiques du Temple
du Goût. On lui doit une édition des Œuvres de Vol-
taire, publiées à Amsterdam, chez Etienne Ledet,
1738-39, en 4 volumes in-8° avec figures. En tète du
premier volume se trouve une Préface de six pages,
composée, mais non signée par lui; elle finit par ces
mots, qui ont trait à l'auteur de la Henriade : « Tant
d'éditions n'ont pu encore le rendre content de son
propre ouvrage ; mais je dirais que le public doit l'être,
si la reconnaissance et tous les sentiments que je dois à
M. de Voltaire ne rendaient mon témoignage suspect
de trop de zèle ; d'ailleurs je crois que la Henriade le
48 VOLTAIRE
loue mieux que tout ce qu'on pourrait en dire. » Voltaire
nous apprend, par sa lettre, du 20 septembre 1736, à
Berger, queLinantne fit cette Préface que parce que Ber-
ger et Thieriot avaient refusé de s'en charger.
Voltaire et de La Mare.
Dès 1735, Voltaire parlait ainsi de La Mare à Thie-
riot : « C'est un jeune poète fort vif, et peu sage. Je
lui ai fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moi; je
l'ai reçu de mon mieux, et j'avais même chargé De-
moulin de lui donner des secours essentiels. » Le 13 oc-
tobre de la même année, il lui écrivait encore : « Je
vous dirai un petit mot de la tragédie de Jules César.
Je crois qu'il est nécessaire de faire une édition correcte
de l'ouvrage. Voici quel est mon projet. Faites faire
cette édition ; que le libraire donne un peu d'argent et
quelques livres, à votre choix ; l'argent sera pour vous,
et les livres pour moi. Seulement je voudrais que le
pauvre abbé de La Mare pût avoir de cette affaire une
légère gratification, que vous réglerez. Il est dans un
triste état. Je l'aide autant que je peux ; mais je ne suis
pas en état de faire beaucoup. » Le 30 novembre sui-
vant, nouvelle lettre : « L'abbé de La Mare se chargera
de l'édition, et le peu de profit qu'on en pourra tirer
sera pour lui. C'est une libéralité que vous lu ferez
volontiers, surtout à présent que vous êtes grand sei-
gneur. »
De La Mare se mit à l'œuvre et composa un Avertis-
sement très flatteur pour Voltaire. Celui-ci jugea à pro-
ET SES AMIS. 49
pos de modérer son zèle ; c'est pourquoi, le 22 décembre,
il manda à Berger : « Je savais ce que vous me mandez
de l'abbé de La Mare. Vos réflexions sont très sages. Je
ne peux que louer sa reconnaissance et craindre la ma-
lignité du public. J'ai retranché, comme vous le voyez
bien, toutes les louanges que l'amitié de ce jeune homme,
trompé en ma faveur, me prodiguait assez imprudem-
ment, et qui nous auraient fait tort à l'un et à l'autre.
Je l'ai prié de ne m'en donner aucune. A la bonne heure
que, en faisant imprimer une édition de Jules César, il
réfute, en passant, les calomnies dont m'ont noirci ceux
qui prennent la peine de me haïr. Je ne crois pas que
ce soit une chose que je puisse empêcher, s'il ne se
tient qu'à des faits, s'il ne me loue point, s'il ne se
commet avec personne, s'il parle simplement et sans
art. Mais il faut que sa préface soit écrite avec une sa-
gesse extrême, et que sa conduite y réponde. » Quatre
jours après, il écrivait à Thieriot : « M me du Chastelet
a lu la préface que m'a envoyée le petit La Mare. Nous
en avons retranché beaucoup, et surtout les louanges;
mais pour les faits qui y sont, nous ne voyons pas que
je doive en empêcher la publication. C'est une réponse
simple, naïve et pleine de vérité, à des calomnies atroces
et personnelles, imprimées dans vingt libelles. Il y
aurait un amour-propre ridicule à souffrir qu'on me
louât; mais il y aurait un lâche abandon de moi-même
à souffrir qu'on me déshonore. L'ouvrage de La Mare
nous paraît à présent très sage, et même intéressant.
Il me semble qu'il y règne un amour des arts et de la
vertu, un esprit de justice, une horreur de la calomnie,
et un attendrissement surtout sur le sort de presque
50 VOLTAIRE
tous les gens de lettres persécutés, qui ne peut révol-
ter personne, et qui, même dans le temps de cette per-
sécution nouvelle, doit gagner les bons esprits en ma
faveur. Il est vrai que cette justification aurait plus de
poids si elle était faite d'une main plus importante et
plus respectée. Cette marque publique de La Mare peut
servir à lui faire des amis. » En attendant, Voltaire
envoyait, le 15 mars suivant, ce mot à son panégyriste :
« Vous pouvez compter toujours sur moi. » Le 5 avril,
il adressait cette phrase à Berger : « Je ferai le bien que
je pourrai au petit de La Mare; mais il faudrait qu'il fût
plus saee. »
Dans sa lettre, du 18 septembre 1136, à Berger, Vol-
taire se flatta d'avoir accablé de bienfaits ce petit de
La Mare, que Longchamp a signalé comme l'un des chefs
de claque aux représentations des pièces de son maître;
mais, suivant son habitude, Voltaire garda le silence
sur le montant des sommes qu'il lui donnait, à condi-
tion que sa reconnaissance ne serait pas muette. Ainsi,
le 22 mai 1736, il mandait à Moussinot : « Que dites-
vous de ce petit de La Mare, qui est venu escroquer de
l'argent chez nous par un mensonge, et qui n'a pas
écrit depuis que j'ai quitté Paris? L'ingratitude me pa-
rait innée dans le genre humain. » Le 16 juillet, nou-
velle missive. « Je vous remercie de la gratification
faite à de La Mare, d'autant plus que c'est la dernière
que mes affaires me permettent de lui accorder. » Le
11 novembre 1131, autre lettre : « Je lui ai envoyé
100 francs pour son voyage d'Italie, et je n'ai pas
entendu parler de lui depuis son retour. Je ne le con-
nais que pour l'avoir fait guérir d'une maladie infâme à
ET SES AMIS. 51
mes dépens, et pour l'avoir accablé de dons qu'il ne
méritait pas. » Il lui en fit encore. Nous avons vu qu'il
lui abandonna la moitié du profit d'une comédie, comme
il Ta constaté dans son Commentaire historique. Le
5 décembre .1738, il écrivait à d'Argental : « J'avais
peu d'argent quand La Mare est venu chez M mc du Chas-
telet, je n'ai pu lui donner que 100 livres; mais pour
lettre de change je lui donne la comédie de V Envieux.
Il la donnera sous son nom, et il partagera le profit
avec un jeune homme plus sage que lui et plus pau-
vre. » Le 13 du même mois, il disait à Prault : « Vous
avez donc donné 120 livres à M. de La Mare, et vous
avez fait plus que je n'avais osé vous demander. Je me
charge du payement, s'il ne vous paye pas. » Le 20
suivant, il se plaignait à Thieriot de n'avoir pas en-
core reçu une lettre de reconnaissance de ces deux
sommes, dont l'une paraît avoir été prêtée plutôt que
donnée, dans une circonstance où de La Mare était
tellement pauvre, qu'il avait été obligé de mettre tout
son linge en gage, comme le prouve une lettre de M mc du
Chastelet à d'Argental, du 25, décembre 1138. L'En-
vieux n'ayant point paru, de La Mare n'en retira aucun
bénéfice.
De La Mare composa une Préface de Jules César;
suivant la lettre de M mc du Chastelet à d'Argental, du
14 juin 1738, il envoyait à Cirey toutes les pièces qu'il
croyait devoir y être bien accueillies de Voltaire; il lui
permit de se servir de ses initiales pour donner plus de
relief à un Avertissement de Mahomet; il contribuait au
succès de ses tragédies à la Comédie.
Voltaire lui accorda quelques secours dans une ma-
s ï'iLTAIHE
i\i\\k\ «çrMve: il lui prêta de l'argent, et lus en «donna
tir->t. ^i*s jr'iiiflcatinns étaient une compensation de
.»-r— :ees '|in flattaient s>n amour-propre. La pauvreté
tans iaqudle j^missait -on protéçé prouve contbien il
; *.n fallait pi ii l'eût accablé de bienfaits.
Voltaire et Berger.
iKins le mois d'octobre 1733, Voltaire écrivait à Ber-
-/i'.v : ' Y i-t.-il quelque chose «le noaveaa, sar le Par-
n;iss«», qui mentit d'être connu de vous? Soyez donc an
•♦eu, a ver. vijt.rr* ancien ami, le nouvelliste des arts et
des plaisirs, et comptez sur les mêmes sentiments que
\ ti f .nujr,im eus pour vous. * Voltaire s'attacha à lai,
lui accorda la plus grande confiance, et compta sur loi
plus que sur fout autre, prenant plaisir à recevoir ses
lourds, m\ liant, â *es jugements, et cherchant à lai être
utile M). (I le rallia bientôt comme le plus exact ei le
plus aimable correspondant du monde (i\; il le supplia
de lui envoyer souvent des missives qu'il estimait plus
que l'argent et la gloire (3). C'est pourquoi, le 3 jan-
vier 1737, il lui disait : * Vous me ferez un sensible
pLiisir rie m'écrire des nouvelles une ou deux fois par
semaine. Je regarderai cette assiduité comme un service
d'ami, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance,
comme je compte sur une discrétion extrême. »
Voltaire voulut aus.ii lui rendre les services qni dé-
I ; hurm A l'."r^r, il<-. r;iim<*<; 1734 (a" 319, de l'cdit. Bouchot). —
[*t ho juill'it. MVi. — M; l)u 1- ili-caiiibrc 1733.
/
ET SES AMIS. 53
pendaient de lui. On croit que c'est à Berger qu'il écrivit,
en février 1136, les lignes suivantes : « Quant à l'argent
que me devait ce pauvre M. La Clède, je trouve dans
mes papiers que je lui avais prêté par billet 300 livres,
que le libraire Legras m'a rendues; et le lendemain, je
lui prêtai 50 écus, sans billet. Si vous pouviez, en effet,
faire payer ces 50 écus, je prendrais la liberté de vous
supplier très instamment d'en acheter une petite bague
d'antique, et de prier M mc Berger de vouloir bien la por-
ter au doigt. Ce M. Berger est un homme que j'aime et
que j'estime infiniment, et je vous aurais de l'obligation
si vous l'engagiez à me faire cette galanterie. C'est un
des meilleurs juges que nous ayons en fait de beaux-
arts. » Le 1 juin suivant, il mandait à Moussinot : « Je
vous prie, si vous avez de l'argent à moi, de donner
100 livres à M. Berger, qui vous rendra cette lettre, et,
si vous ne les avez pas, de vendre quelqu'un de mes
meubles pour les lui donner, dussiez-vous lui donner
50 livres une fois et 50 livres une autre. Ayez la bonté
de lui faire ce plaisir. Je lui ai une grande obligation
de vouloir bien s'adresser à moi. Le plus grand regret
que j'aie dans le dérangement où Demoulin a mis ma
fortune, c'est d'être si peu utile à des amis tels que
M. Berger. Enfin il faut songer à ce*qui me reste plus
qu'à ce que j'ai perdu, et tâcher d'arranger mes petites
affaires de façon que je puisse passer ma vie à être un
peu utile à moi-même et à ceux que j'aime. » Le 11 no-
vembre suivant, il lui disait encore : « Je vous demande
en grâce de renvoyer à M. Berger son billet avec une
petite excuse de ne l'avoir pas fait plus tôt. » Mais à
Berger, il adressait dans le mois de décembre les mots
l>\ VOLTAIRE
suivants : € Vous vous mo]uez de moi avec votre billet.
Est-ce que des amis se font des billets? * Le 24 fé-
vrier i"î3S, il écrivait à Prault : t Je vous prie de prier
M. Berger de passer chez vous |*>ur affaire. Cette affaire
sera que vous lui compterez 10 pistoles; vous lui de-
manderez de vous-même un billet par lequel il recon-
naîtra avoir reçu ioO livres de mes deniers par vos
mains. »
Berger ne fut pas ingrat. Il se montra l'homme le
plus exact et le plus essentiel que connût Voltaire (4);
il devint son cher plénipotentiaire (2) 7 son cher édi-
teur (3;. 11 fut chargé de surveiller une édition de la
Uenriade, et d'envoyer à Cirey tous les livres nouveaux
qui méritaient l'honneur d'y être transportés (4). On
lui confia aussi des affaires délicates. Le 10 octobre 1136,
Voltaire lui mandait : « A l'égard de/ 1 Enfant prodigue,
il fautsoutenir à tout le monde que je n'en suis point
l'auteur. Mandez-moi ce que vous en pensez, et recueillez
les jugements des connaisseurs, c'est-à-dire des gens
d'esprit, qui ne viennent à la comédie que pour avoir
du plaisir. » Huit jours après, nouvelles instances : « Je
iii(5 fie à vous sans réserve. Il faut que le secret soit
toujours gardé sur V Enfant prodigue. Je vous enverrai
l'original ; vous le ferez imprimer, vous ferez marché
avec Prault dans le temps; mais surtout que l'ouvrage
ne passe point pour être de moi. Vous ne sauriez me
rendre un plus grand service que de détourner les
soupeons du public. Uécriez-vous sur l'injustice des
(I) Lettre* n Herser, «lu 1" r septembre. — (2) Du 5 avril. — (3) Du
IN Koptouibro. (<) Du î> avril 1736.
ET SES AMIS. 55
soupçons, Si, par malheur, le secret de l'Enfant
prodigue avait transpiré, jurez toujours que ce n'est
pas moi qui en suis l'auteur. Mentir pour son ami est
le premier devoir de ï amitié. Je veux vous devoir
tout le plaisir de l'incognito, et tout le succès du
théâtre et de l'impression. » Dans le mois de novem-
bre, il revient sur le marché précité : « Faites vite
un bon marché avec Prault, et s'il ne veut pas don-
ner ce qui convient, faites affaires avec un autre. » Le
12 décembre, encore le même sujet : « Je vais faire
partir la pièce et la préface pour être imprimées par le
libraire qui en offrira davantage; car je ne veux faire
plaisir à aucun de ces messieurs, qui sont, comme les
comédiens, créés par les auteurs, et très ingrats envers
leurs créateurs. Je suis indigné contre Prault; faites-lui
sentir ses torts et punissez-le en donnant la pièce à
un autre. Ainsi négociez avec le libraire le moins fripon
et le moins ignorant que faire se pourra. » Il recourut
aussi à lui, peu de temps après, pour ses démêlés avec
Desfontaines au sujet du Préservatif. Le 22 décem-
bre 1738, il lui écrivait : « Je vous prie de dire à tous vos
amis qu'il est très vrai que non seulement je n'ai au-
cune part au Préservatif, mais que je suis très piqué de
l'indiscrétion de l'auteur. » Le 18 janvier et le 16 fé-
vrier 1739, il le pria d'aller trouver Saint-Hyacinthe,
pour obtenir un désaveu qu'il attendait avec impa-
tience. Le 9 janvier de la même année, il l'engagea à
lui rechercher des anecdotes pour le Siècle de Louis XIV.
Pendant plusieurs années, le dévouement de Berger
fut à toute épreuve. Voltaire ne paraît l'avoir récom-
pensé qu'en lui prêtant de l'argent sur billet, et en lui
TA VOLTAIRE
abandonnant quelque profit sur une pièce. S'il lui ac-
corda quelques secours, on doit les regarder comme
des honoraires et non comme des libéralités, puisque
Berger n'était pas obligé de perdre son temps à lui faire
plaisir.
Voltaire et le chevalier de Mouhy.
Le 18 septembre 1136, Voltaire mandait à Berger:
h Le chevalier de Mouhy m'écrit. Qu'est-ce que ce che-
valier de Mouhy? » Ainsi ce fut de Mouhy qui le pre-
mier rechercha l'amitié de Voltaire Mais celui-ci voulut
savoir quelle était sa position, avant de se livrer à lui.
La veille, il avait écrit à Moussinot : « Il y a un M. le
chevalier de Mouhy, qui demeure à l'hôtel Dauphin,
rue des Orties. Ce chevalier de Mouhy veut m'em-
prunter 100 pistoles, et je veux bien les lui prêter.
Vous me direz ce que c'est que cet homme. Je vous prie
de lui dire que mon plaisir est d'obliger les gens de
lettres, quand je le peux, mais que je suis actuellement
très mal dans mes affaires ; que cependant vous ferez
vos efforts pour trouver cet argent, et que vous espérez
que le remboursement en sera délégué, de façon qu'il
n'y ait rien à risquer. Après quoi vous aurez la bonté
de me mander le résultat de ces préliminaires. » Les
renseignements furent sans doute satisfaisants; car, le
17 novembre, Voltaire disait à Moussinot : « Si ce
chevalier de Mouhy vient vous voir, dites-lui que je
suis prêt à lui faire tous les plaisirs qui dépendront de
moi, mais ne lui donnez pas des espérances trop posi-
tives, et ne vous engagez pas. » Le 24 suivant, non-
ET SES AMIS. 57
velle lettre : « Vous avez vu ou vous verrez le sieur
chevalier de Mouhy. Vous lui avez donné ou donnerez
300 livres, mais uniquement sur le billet de Dupuy, et
promettrez 300 autres livres incessamment. Vous lui
direz, je vous supplie, qu'il envoie les petites nouvelles
à Cirey, deux fois par semaine, avec promesse de paye-
ment tous les mois ou tous les trois mois. Recom-
mandez-lui d'être infiniment secret dans son commerce
avec moi. »
Il n'a été publié aucune des lettres de Voltaire à ce
de Mouhy. Il ne paraît pas probable que ce dernier fût
devenu, dès 1736, l'agent littéraire de l'hôte de Cirey,
puisque ce ne fut que plus tard qu'on lui demanda ce
qu'il exigeait pour ses peines. Ainsi, c'est le 21 juil-
let 1138 que Voltaire mande à Moussinot : « Je vous
prie de faire venir chez vous le chevalier de Mouhy, et
de lui demander naturellement ce qu'il faut par an pour
les nouvelles qu'il fournit, et ensuite je vous dirai ce
qu'il faudra donner à compte. Il pourrait peut-être se
charger d'envoyer les Mercure et pièces nouvelles. » Le
2 août, autre avis : « Le chevalier de Mouhy demeure
rue des Moineaux, butte Saint-Roch. Vous pourrez lui
écrire un mot pour savoir ce qu'il faut par mois, et
pourquoi il n'envoie plus de nouvelles depuis huit
jours. » D'après ces lettres, on voit que le chevalier
envoyait déjà des nouvelles à Cirey ; mais les questions
de Voltaire indiquent que ce commerce n'était pas un
engagement, comme il le devint, dès qu'on se fut ac-
cordé sur les honoraires. Le 14 auguste, Voltaire s'a-
dressa ainsi à Moussinot : « Au chevalier de Mouhy
100 francs pour une planche d'estampe qu'il promettra
i- •» "-li: . nir *'T îinr" -!l«-rr ii«r OT-ée. S'il
■Il 2»M r '■'■•:: |-il- ,!1. i ' Dlllitlllll £ < «S-
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r m , • •;: li*' : ;i li. il. :!•/::.-. *.' Iiî lit Ûr-î PL i. tl"-*?: îm-
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Vfr,i.rr/ iir»:P:M <>: «krm^r parti. Au5si Voliaire s'em-
f,r:* -m c (L 4«: lui ouvrira bourse et de lui faire de ma.-
ET SES AMIS. 59
gnifiques promesses. D'une parole du chevalier dépen-
dait l'honneur de Voltaire. Voltaire avait donc intérêt à
ne pas se brouiller avec un homme qui lui était devenu
nécessaire pour gagner le procès qu'il avait intenté con-
tre l'auteur de la Voltairomanie. Le 12 janvier 1139,
il écrit à Moussinot : « Voici un paquet qu'il faut sur-le-
champ envoyer à M. le chevalier. Non, lisez-le. Portez-le
vous-même, qu'il l'imprime, qu'il n'y ait pas le moindre
retardement. L'ouvrage est sage, intéressant et néces-
saire. Il vaudra quelque argent au chevalier. On en peut
tirer au moins 500 exemplaires. Qu'on corrige les fautes
du copiste, qu'on n'épargne rien, que l'impression soit
belle, sur le plus beau papier. Donnez 50 livres d'a-
vance à ce cher chevalier. Qu'il m'écrive régulièrement
et amplement, qu'il m'envoie les feuilles à corriger. »
Il s'agissait d'un Mémoire de Voltaire.
De Mouhy ne répugna pas à se prêter à tout ce qu'on
attendait de lui. Voltaire ne désespéra pas de trouver
en lui toute la complaisance d'un frère, comme il disait,
le 18 janvier 1739, à d'Argental. Il devint de plus en
plus exigeant avec lui. Aussi, le 26 janvier, disait-t-il
de lui dans une lettre à Moussinot : « Il faut surtout
qu'il m'écrive une lettre ostensible par laquelle il de-
meure indubitable que je n'ai aucune part au Préser-
vatif. Promettez de l'argent au chevalier, mais qu'il ne
se presse point, et qu'il ne mette pas sa montre en
gage. » De Mouhy écrivit sans doute la lettre qui lui
était demandée, car, trois jours après, Voltaire avouait
à Moussinot que tout allait bien du côté du chevalier
de Mouhy.
Quelle fut la récompense de tant de complaisance?
GO VOLTAIRE
Le 2 février, Voltaire mande à Moussinot en parlant de
cet ardent de Mouhy, comme il l'appelait dans sa lettre,
du 21 janvier 1739, à d'Argental : « Vous lui avez
donné 50 livres et deux louis, cela est quelque chose;
je tâcherai de lui donner encore dès que j'aurai de l'ar-
gent. Mais à présent que vous n'en avez point, je vous
prie de le lui dire tout simplement. » Trois jours après,
même sujet : « Je veux absolument que le procès soit
fait, mais à condition que le chevalier de Mouhy vous
jurera qu'il n'a aucun papier qui puisse me faire tort.
Vous n'avez point d'argent, je lui en ferai toucher
d'ailleurs. Dites que vous n'en avez point. » Le 28
suivant, autre lettre : « Je vous prie de donner 100 li-
vres au chevalier de Mouhy, sitôt la présente reçue. D
vous donnera son récépissé. Je suis fâché de n'avoir
que cela à lui donner pour le présent. Je vous prie de
lui en faire mes très humbles excuses. » Le 1 mars,
nouvelle recommandation : « Vous avez donc donné
100 livres au chevalier. Je vous prie, quand vous le
verrez, de lui dire que vous n'en aviez pas davantage. »
Le 19 suivant, encore un petit mot : « Donnez donc
encore 100 livres au chevalier, mais dites-lui que
c'est tout ce que vous avez, et demandez-lui bien par-:
don du peu. Après tout, cela fait plaisir. » Deux jours
après, il désire savoir si ses ordres ont été exécutés. Il
écrit à Moussinot : « Avez-vous eu la bonté d'envoyer
100 livres et mille excuses au chevalier? » A la fin,
Voltaire se lassa de donner ou plutôt de prêter. De là
ces lignes du 3 avril : « Faites-moi l'amitié d'envoyer
encore 3 louis au chevalier de Mouhy, mais c'est à con-
dition que vous lui écrirez ces propres mots : M. de
ET SES AMIS. 61
Voltaire, mon ami, me presse toutes les semaines de
vous envoyer de l'argent; mais je n'en toucherai pour
lui peut-être de six mois. Voici 3 louis qui me restent,
en attendant mieux. » Cependant le 20 avril il était de
nouveau question d'argent. Lisons donc ces lignes en-
voyées à Moussinot : « A l'égard de l'affaire du che-
valier de Mouhy, le bonhomme, qui a 4,000 francs, en
a déjà donné 2 à M. le marquis de Rennepont, voisin
de Cirey. Les 2 autres sont tout prêts pour notre cher
chevalier, et j'en réponds. Je veux absolument lui
procurer ce petit plaisir. Je me chargerai de payer au
bonhomme la rente de 100 livres, et le chevalier se
chargera seulement de faire ratifier l'emprunt, soit par
sa mère, soit par sa tante. En un mot il faut absolu-
ment qu'une personne ayant un bien libre se charge
d'assurer le payement de ces 2,000 livres après sa mort;
par exemple, la mère ou la tante pourront servir de cau-
tion à son fils ou neveu, et hypothéquer ses biens pour
l'assurance du payement de ces 2,000 livres après la
mort de la mère ou de la tante. Moyennant cet accom-
modement, notre chevalier aurait ses 2,000 livres fran-
ches et quittes, et elles ne seraient payables qu'à la
mort de sa mère ou de sa tante. » Enfin, le 3 ou 4 juin
1740, dernière commission : « Je vous prie de donner
2 louis d'or de ma part à M. de Mouhy sur son reçu. »
Mais voici que, le 28 novembre 1150, Voltaire écrit
à d'Argental : « Croiriez- vous bien que voire chevalier
de Mouhy s'est amusé à écrire quelquefois des sottises
contre moi, dans un petit écrit intitulé la Bigarrure?
Je vous l'avais dit, et vous n'avez pas voulu le croire;
rien n'est plus vrai ni si public. Vous m'avouerez qu'il
4
62 VOLTAIRE
est fort plaisant que ce Mouhy me joue de ces tours-là.
Il vient de m'écrire une longue lettre, et il se flatte que
je le placerai à la cour de Berlin. Je veux ignorer ses
petites impertinences, qu'on ne peut attribuer qu'à de
la folie. J'ai mandé à ma nièce qu'elle fit réponse pour
moi, et qu'elle l'assurât de tous mes sentiments pour
lui. > Le 5 avril 1152, nouvelle lettre : « En cas que la
place de gazetier des chauffoirs, des cafés et des bou-
tiques de libraires soit vacante, voici un petit mot pour
le chevalier de Mouhy, que je vous prie de lui faire
remettre. Vous ne doutez pas, d'ailleurs, que je ne sois
très empressé à lui rendre service. • Le 1 er septembre
suivant, encore ces lignes : c Je suis saisi d'horreur
de voir que vous n'avez point ma réponse à la lettre où
vous me recommandiez le chevalier de Mouhy. Cette
réponse, avec un petit billet pour ce Mouhy, étaient
dans un paquet. » Ces deux dernières missives sont
évidemment une réfutation de la première, car d'Ar-
gental n'aurait pas recommandé un homme qui aurait
écrit contre celui auquel il confiait son avenir, et Vol-
taire ne se serait pas intéressé au bonheur d'un traître
et d'un ingrat. Ces passages prouvent que Voltaire
resta constamment attaché au chevalier. Ont-ils conti-
nué de s'écrire de 1139 à 1150? Rien ne l'atteste* rien
ne le contredit non plus. Quoique le nom de Mouhy ne
paraisse plus dans la correspondance de Voltaire, il est
très probable qu'ils ne s'oublièrent pas, car ils s'étaient
rendu mutuellement de trop grands services pour sfc
brouiller.
Revenons sur leurs rapports de 1736 à 4140. Mouhy
a prouvé, par son ouvrage sur les théâtres, qu'il avait
ET SES AMIS. 63
beaucoup d'aptitude pour ces recherches minutieuses
qui répandent tant d'intérêt dans une correspondance
de nouvelles ; mais le style de ses romans annonce que
Voltaire aurait pu trouver un plus habile secrétaire.
Mouhy devint de plus son courtier et l'un de ses chefs
de claque à la Comédie. Il fut l'àme de la fameuse af-
faire du Préservatif, et suivit les ordres de Cirey avec
tant de ponctualité, qu'on avait besoin de le ménager
et de le contenir (1), et de mettre un bon mors à son
zèle pour qu'il ne dégénérât pas en imprudence (2). II
suffisait de lui lâcher la bride pour le voir exécuter ce
qu'on attendait de sa complaisance (3). En un quart
d'heure on l'envoyait chercher, et, bientôt après il avait
aplani toutes les difficultés (4). Fatigues, paroles, visites,
démarches, mensonges, impudence, il ne recula devant
rien pour se rendre digne de la bienveillance de Vol-
taire. Il était pauvre, il était forcé de mettre sa montre
en gage. Voltaire lui prêta de l'argent sur son récépissé
ou sur hypothèques. Il lui en donna aussi quelquefois,
mais pas en abondance. Ces secours étaient des hono-
raires bien mérités, toute peine méritant salaire ; jamais
de pareils gages ne seront mis au nombre des libéra-
lités. Le rôle qu'il imposa à son agent était infâme ;
Mouhy ne s'en fût pas chargé s'il n'eût pas été si gêné ;
la honte doit en rejaillir tout entière sur Voltaire, qui
profita de sa situation pour l'amener à mentir publique-
ment.
(1) Lettres inédites de M™ du.Chastelet, p. 113. — (2) P. 191. —
(3) P. 117.— (4) P. 205.
64 VOLTAIRE
Voltaire et Baculard d'Arnaud.
Dans le mois de mai 1736, Voltaire écrivait à Mous-
sinot ; « Voici un manuscrit que je vous envoie. Je
vous prie d'envoyer chercher par votre frotteur un jeune
homme nommé Baculard d'Arnaud, qui demeure chez
M. Delacroix, rue Mouffetard, troisième porte cochère.
Donnez-lui, je vous prie, ce manuscrit, et faites-lui de
ma part un petit présent de 12 francs. C'est un jeune
homme, qui est écolier externe au collège d'Harcourt.
Je vous prie de ne point négliger cette petite grâce que
je vous demande. » Nouvelle lettre, le 22 du même
mois : « Pour vous punir, mon cher ami, de n'avoir
pas envoyé chercher le jeune Baculard d'Arnaud, étu-
diant en philosophie au collège d'Harcourt, et demeu-
rant chez M. Delacroix, rue Mouffetard, pour vous punir,
dis-je, de ne lui avoir pas donné YÊpître sur la Ca-
lomnie et 12 francs, je vous condamne à lui donner un
louis d'or et à l'exhorter de ma part à apprendre à
écrire, ce qui peut contribuer à sa fortune. C'est une
petite œuvre de charité, soit chrétienne, soit mondaine,
qu'il ne faut pas négliger. J'écris à ce jeune d'Arnaud.
Au lieu de 24 francs, donnez-lui 30 livres, quand il
viendra vous voir. Je vais vite achever ma lettre, de
peur que je n'augmente la somme. » Au bas de l'origi-
nal de cette lettre, écrite tout entière de la main de
Voltaire, on lit ces mots : reçu trente lives (sic).
Signé : Baculard d'Arnaud. Voltaire continua de lui
donner ou de lui prêter de l'argent. Citons les missives
ET SES AMIS. 65
relatives à d'Arnaud. Ainsi, c'est toujours à Moussinot
que Voltaire mande, le 7 juin : « Vous avez grand'raison
d'être plus content du jeune homme à qui vous avez
donné de l'argent que du sieur de La Mare, et je crois
leurs caractères fort différents. Je crois dans l'un en-
courager la vertu. Je ne vous dis rien de l'autre, vous
le connaissez. C'est à vous d'en juger. » — Le 6 juil-
let 1737 : « Un louis de gratification à d'Arnaud, » —
Le 7 novembre suivant : « Avez-vous eu la bonté de
donner à d'Arnaud un louis d'or ?» — Le 29 décembre
de la même année : « A propos, un louis d'or vite aux
étrennesà ce grand garçon d'Arnaud. » — En 1738, le
4 janvier : « Je vous recommande d'Arnaud pour 20 li-
vres. En donnant le louis à d'Arnaud, donnez, je vous
prie, ce billet. » — Le 20 suivant : « Puisque d'Arnaud
est dans un si grand besoin, donnez-lui encore un
louis d'or. Je voudrais faire mieux ; mais je trouve
qu'en présents il m'en a coûté mille écus cette année. »
— Le 27 mars suivant : « Ce d'Arnaud avait promis
d'apprendre à écrire. S'il avait une bonne écriture, je
l'aurais placé. C'est un sot : dites-lui cette vérité pour
son bien. » — Le 12 juin : « Présentez-lui le petit Mé-
moire ci-joint transcrit de votre main. Vous aurez la
bonté de me renvoyer l'original. La petite besogne
qu'on lui propose est l'affaire de trois minutes. Il sera
bon qu'il signe cet écrit, afin qu'on ne puisse me re-
procher d'avoir fait moi-même cet Avertissement né-
cessaire, qui doit être de la main d'un autre. » — Cinq
jours après : « A l'égard de d'Arnaud, voulez-vous bien
avoir la bonté de lui donner 80 livres, quand il aura
fait la Préface en question, que vous m'enverrez? C'est
4.
66 VOLTAIRE
un bon garçon. Je l'aurais pris auprès de moi, s'il
avait su écrire. » — Le 28 du même mois : « J'attends
des nouvelles du grand d'Arnaud et des 50 livres. Il
écrit toujours comme un chat; c'est dommage. » — Le
3 juillet suivant : « Je vous prie d'écrire au grand
d'Arnaud de rendre son Avertissement 4 fois plus
court et plus simple, d'en retrancher les louanges que
je ne mérite pas, et de laisser, dans le seul feuillet
carré de papier qu'il contiendra, une marge pour les
corrections que je ferai. » — Le lendemain : « Je vous
renvoie la Préface de M. d'Arnaud. Je vous prie de lui
mander sur-le-champ de la bien copier sur du papier
honnête, et de tâcher, s'il se peut, de l'écrire d'une
écriture lisible. Après quoi, il vous la remettra avec un
mot d'avis qu'il écrira aux libraires de Hollande : « A
« MM. Vestein et Smith, libraires à Amsterdam. Ayant
« appris, messieurs, qu'on fait à Amsterdam une très
« belle édition des œuvres de M. de Voltaire, je vous
« envoie cet Avertissement pour être mis à la tète. Je
« l'ai communiqué à M. de Voltaire, qui en est content.
« Je ne doute pas, messieurs, que d'aussi fameux li-
« braires que vous n'aient part à cette édition : aussi je
« m'adresse à vous sur votre réputation, et si ce n'est
« pas vous qui faites cette édition, je vous prie de
« rendre cette préface à ceux qui sont chargés du soin
« d'imprimer ce livre qu'on attend avec la dernière im-
« patience. » Vous aurez la bonté de faire mettre le tout
à la poste, et vous me renverrez le brouillon corrigé
que je vous envoie. » — Le 25 décembre de la même
année : « Quand d'Arnaud emprunte 3 livres, il faut
lui en donner 12, l'accoutumer insensiblement au tra-
• • « _ •_•
\
ET SES AMIS. G7
vail, et, s'il se peut, à bien écrire. Recommandez-lui ce
point. C'est le premier échelon, je ne dis pas de la for-
tune, mais d'un état où Ton puisse ne pas mourir de
faim, y> — En 1139, le 10 janvier : « Envoyez par
un exprès un louis d'or chez d'Arnaud. » Huit jours
après : « Vous pourriez adroitement faire venir d'Ar-
naud dans ces circonstances (l'affaire du Préservatif),
le loger, le nourrir quelque temps, et le faire servir
non seulement à courir partout, mais à écrire. Cela doit
partir de vous-même. » — Le 25 février suivant : « Un
louis d'or à d'Arnaud. » — Le 1 mars : « 24 ou 30 li-
vres à d'Arnaud. » — Le 20 avril : « Voici un petit mot
pour M. d'Arnaud, à qui je vous prie de donner un louis
d'or. » — Le 19 juillet : « Encore 20 livres à d'Ar-
naud et conseils de sagesse. » — En 1740, le 9 jan-
vier : « Je vous prie de donner à d'Arnaud 60 livres de
ma part, sans lui rien promettre de plus, sans le décou-
rager aussi, sans entrer avec lui dans aucun détail. »
— Le 21 février : « Un petit mot de lettre pour notre
grand d'Arnaud, et pour qu'il ait de quoi payer le
port, donnez-lui 20 livres, en attendant ce que nous lui
donnerons en avril. » — Le 26 mars : « Je vous prie
de donner 50 francs à d'Arnaud. » — Le 1 octobre :
« Un louis d'or à d'Arnaud. » — Le 25 février 1741 :
« Ayez la bonté de donner 10 écus à d'Arnaud, s'il est
toujours dans le même état de misère où son oisiveté et
sa vanité ont la mine de le laisser longtemps. »
Duvernet, l'éditeur et le mutilateur de ces lettres que
nous avons copiées sur l'original, a dit : « Nous savons
-que les petits cadeaux que M. de Voltaire a faits à
M. d'Arnaud, qui était alors écolier, n'étaient que pour
08 VOLTAIRE
donner au jeune homme des moyens d'aller au spec-
tacle ; le tout ne monte qu'à six cents livres, somme
constatée par les livres de compte de l'abbé Moussinot.
M. d'Arnaud, étant entré dans le monde, voulut rendre
ces 000 livres à M. de Voltaire, qui lui répondit que
c'était une bagatelle, et qu'un enfant ne rendait pas de
dragées à son père. * Il est très probable que cette der-
nière anecdote est une fable du narrateur; mais les c
tions que nous avons faites ne permettent pas d'ad ttre
que Voltaire, en donnant de temps en temps un louis
d'or à d'Arnaud, ait eu l'intention deluifournir le moyen
d'aller se consoler de sa misère à la comédie. Le total
de ces gratifications étant constaté, il est facile de ré-
duire à leur juste valeur ces lignes adressées, le 20 dé-
cembre 4133, par Voltaire à M" 16 Denis : c Dans le
même paquet étaient les comptes de ce que j'ai dépensé
pour d'Arnaud, que j'ai nourri et élevé pendant deux
ans ; mais aussi la lettre qu'il écrivit contre moi, dès
qu'il eut fait à Postdam une petite fortune, fait la clôture
du compte. » Le 6 février 1161, il mandait à Le Brun :
« Le d'Arnaud, dont vous parlez, a été nourri et pen-
sionné par moi à Paris, pendant trois ans. C'était l'abbé
Moussinot qui payait la rente-pension que je lui faisais.
Je le fis aller à la cour du roi de Prusse ; dès lors il
devint ingrat : cela est dans la règle. » Ainsi Voltaire
nous renvoie aux registres de Moussinot, de même
que Duvernet, qu'on n'accusera pas d'avoir cherché à
mettre son héros en contradiction. Or, ces registres de
Moussinot ne justifient pas les allégations de Voltaire.
Bien plus, il n'est pas d'accord avec lui-même, puis-
qu'il parle de deux et de trois ans de pension alimen-
» • • • • •
ET SES AMIS. 69
taire. Adoptons qu'il n'ait nourri d'Arnaud que deux
ans, il faudra alors partager par moitié la somme de
600 livres affectée par Duvernet à cet usage. Or, qui-
conque a demeuré à Paris, ne se persuadera pas que
300 livres eussent suffi à l'entretien de d'Arnaud. Par
conséquent Voltaire exagérait ou mentait, quand il se
vantait d'avoir nourri deux ans à Paris le grand d'Ar-
naud. D'ailleurs c'est du mois de mai 1136 au 25 fé-
vrier 1741 qu'il paraît s'être occupé de son sort. C'est
dans cet intervalle qu'il est parvenu à lui sacrifier jus-
qu'à 600 livres. Ces fractions tranchent la question. Il
est évident que Voltaire fut loin de nourrir et de pen-
sionner d'Arnaud, et qu'il ne lui accorda que des se-
cours, et quelquefois des gratifications.
Ce dernier mot forcerait encore à rogner quelques
chiffres au compte de Duvernet. Des gratifications ne
sont pas des libéralités. Or, d'Arnaud méritait des gra-
tifications, car il rendit à Voltaire tous les services qu'il
put. Si Voltaire ne l'exploita pas autant qu'il l'aurait
désiré, c'est que d'Arnaud avait une écriture illisible.
De là les exhortations qui lui furent faites et réitérées
de la perfectionuer. Aussi Voltaire fut-il content, quand
il s'aperçut qu'on avait profité de ses leçons. Ainsi, le
20 novembre 1742, il manda à d'Arnaud : « Mon cher
enfant en Apollon, vous vous avisez donc enfin d'écrire
d'une écriture lisible, sur du papier honnête, de cache-
ter avec de la cire, et même d'entrer dans quelque dé-
tail en écrivant ? Il faut qu'il se soit fait en vous une
bien belle métamorphose; mais apparemment votre
conversion ne durera pas, et vous allez retomber dans
votre péché de paresse. »
70 VOLTAIRE
D'Arnaud n'aurait pu vivre avec les louis d'or de
Voltaire. Celui-ci le devina. Aussi chercha-t-il à le
tirer de la misère. C'est pourquoi, le 28 janvier 1138,
il manda à Helvétius : « Mon cher ami, tandis que vous
faites tant d'honneur aux belles-lettres, il faut aussi
que vous leur fassiez du bien; permettez-moi de re-
commander à vos bontés un jeune homme d'une bonne
famille, d'une grande espérance, très bien né, capable
d'attachement et de la plus tendre reconnaissance, qui
est plein d'ardeur pour la poésie et pour les sciences,
et à qui il ne manque peut-être que de vous connaître
pour être heureux. Il est fils d'un homme que des
affaires, où d'autres s'enrichissent, ont ruiné; il se
nomme d'Arnaud : beaucoup de mérite et de malheur
font sa recommandation auprès d'un cœur comme le
vôtre. Si vous pouviez lui procurer quelque petite place,
soit par vous, soit par M. de la Popelinière, vous le
mettriez en état de cultiver ses talents. » Cette lettre
ne tomba pas sur un cœur d'airain. Le 25 février sui-
vant, Voltaire s'empressa d'écrire de nouveau à Helvé-
tius : « Je vous remercie tendrement de ce que vous
avez fait pour d'Arnaud. J'ose vous recommander ce
jeune homme comme mon fils ; il a du mérite, il est
pauvre et vertueux, il sent tout ce que vous valez, il
vous sera attaché toute sa vie. » En même temps Vol-
taire ne cessait d'encourager son protégé. Sous de
pareils auspices, d'Arnaud finit par connaître les dou-
ceurs de l'aisance. Il devint le correspondant d'un
prince d'Allemagne, et plus tard celui du roi de Prusse,
qui fut si content qu'il se décida à lui offrir une place à
sa cour.
ET SES AMIS. 71
D'Arnaud n'oublia point Voltaire. « Il n'est pas per-
mis, dit M. Beuchot, de révoquer en doute l'existence
d'une édition en douze volumes (des Œuvres de Vol-
taire) donnée par Baculard d'Arnaud, qui y mit une
Préface. Voltaire parle de cette Préface dans la lettre
à d'Argental, du 14 novembre 1T50, et dit que l'édition
avait été faite à Rouen. » Ce travail prouve que la plus
grande amitié régnait encore entre. le protégé et le pro-
tecteur. Ils se brouillèrent à Berlin. D'Arnaud s'y mon-
tra moins souple que ne l'exigeait Voltaire. Dès lors
celui-ci chercha à l'éloigner de la cour, et parvint à
obtenir du roi le renvoi du jeune poète (1). D'Arnaud
allait perdre une place d 5,000 francs (2), et tomber de
l'aisance dans la misère ; Voltaire se rit de cette situa-
tion. Il s'efforça de ridiculiser d'Arnaud et de le désho-
norer. Il en vint jusqu'à le traiter de scélérat (3) et de
dogue (4). Mais passons sous silence ces querelles, qui
nous détourneraient de notre route.
Ainsi Voltaire a exploité d'Arnaud comme les autres
jeunes gens que nous avons nommés. 11 s'est montré
avec lui le même qu'avec eux. Il l'a empêché de mourir
de faim, en lui donnant ou prêtant de l'argent, sur .aoa
reçu, et en lui payant des travaux qui méritaient des
honoraires.
(1) Lettre do Frédéric à Voltaire, du 24 février 1751.
(2) Lettre à d'Argental, du 14 novembre 1730.
(3) Lettre à Walther, du 6 décembre 17ofc.
(4) Lettre à Thieriot, de novembre 1730. '■••*
7î VOLTAIRE
Voltaire et Thieriot.
Le 20 mars 1136, Voltaire appelait Thieriot son cher
plénipotentiaire; le 6 juillet 1755, dans une lettre à
d'Argental, il lui donnait la qualité de trompette; le
19 novembre 1160, il avouait à Damilaville qu'il le
chérissait comme l'homme de Paris qui aimait le plus
sincèrement la littérature, et qui avait le goût le plus
épuré.
Cherchons la raison de ces éloges.
Dès 1121, Voltaire mandait à Thieriot : « Avez- vous
toujours la bonté de faire en ma faveur ce qu'Esdras fit
pour TÉcriture sainte, c'est-à-dire d'écrire de mémoire
mes propres ouvrages? S'il y a quelque nouvelle à
Paris, faites-m'en part. » Le 11 septembre 1122, il lui
mandait encore : « A l'égard de l'homme aux menottes
(Beauregard, qui s'était permis de le battre), je compte
aller à Sulli. Comme Sulli est à cinq lieues de Gien, je
serai là très à portée de faire happer le coquin, et d'en
poursuivre la punition moi-même, aidé du secours de
mes amis. Je vous avais d'abord prié d'agir pour moi
dans cette affaire, parce que je n'espérais pas pouvoir
revenir à Paris de quatre mois ; mais mon voyage étant
abrégé, il est juste de vous épargner la peine que vous
vouliez bien prendre. Vous ne serez pourtant pas quitte
de toutes les négociations dont vous étiez chargé pour
moi. Je vous envoie les idées des dessins d'estampes
que j'ai rédigées. » Il s'agissait d'une édition de la Hen*
riade. Voltaire ne tarda pas à lui en parler en ces
ET SES AMIS. 73
termes : « Je vous prie de faire imprimer et de délivrer
des souscriptions aux libraires. Ayez la bonté de con-
server votre goût pour la peinture et pour la gravure,
et de hâter le pinceau de Coipel , par les éloges peu
mérités que vous lui donnez. » Le 5 décembre de la
même année, il lui recommandait encore instamment
ces dessins, et le priait de lui donner des nouvelles des
actions.
A cette époque, Thieriot demeurait chez Voltaire ; ce-
lui-ci songea à lui procurer une place. Il s'adressa aux
frères Paris, mais n'obtint pas ce qu'il souhaitait. Il ne
se rebuta pas. Dans le mois de juin 1123, il mandait
à Thieriot ; « Si vous avez soin de mes affaires à la
campagne, je ne néglige point les vôtres à Paris. J'ai
eu avec M. Paris l'aîné une longue conversation à votre
sujet. Je Pai extrêmement pressé de faire quelque chose
pour vous. J'ai tiré de lui des paroles positives, et je
dois retourner incessamment chez lui pour avoir une
dernière réponse. » Quelques mois après, Thieriot
apprit que son ami venait d'être attaqué de la petite
vérole; il arriva de quarante lieues en poste pour le
garder (1). Voltaire fut vivement touché de ce dévoue-
ment. Ce fut une nouvelle raison pour s'occuper de
l'avenir de Thieriot. Le 26 septembre 1T24, il lui dit :
« J'ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre
pour son secrétaire dans son ambassade. Si vous êtes
sage, vous accepterez cette place, qui, dans l'état où
nous sommes, vous devient aussi nécessaire qu'elle est
honorable. Vous n'êtes pas riche, et c'est bien peu de
(1) Lettre au baron de Bretcuil, de décembre 1723.
T. II. 5
74 • VOLTAIRE
chose qu'une fortune fondée sur trois ou quatre ac-
tions de la Compagnie des Indes. Je sais bien que ma
fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que
mes affaires de la Chambre des comptes vont très mal,
et que je cours risque de n'avoir rien du tout de la
succession de mon père. Dans ces circonstances, il ne
faut pas que vous négligiez la place que mon amitié
vous a ménagée. Faites vos réflexions sur ce que je
vous écris. 11 vaut mieux songer à votre fortune qu'à
tout le reste. » Mais Thieriot ne voulut pas se consti-
tuer domestique d'un grand seigneur; Voltaire lui écri-
vit, le mois suivant, pour lui reprocher le tort qu'il
avait eu de préférer à une si belle position la vie pré-
caire qu'il menait chez M ,U6 de Bernières.
Voltaire ayant été obligé de s'expatrier en 1726, con-
fia le soin de ses affaires à Thieriot. Le 2 février 1121,
il lui mandait : « Si Noël Pissot voulait me payer ce qu'il
me doit, cela me mettrait en état de vous envoyer une
partie de la petite bibliothèque dont vous avez besoin.
Si vous aviez quelques heures de loisir, pourriez-vous
vous transporter chez M. Dubreuil, dans la maison de
M. l'abbé Moussinot? Il est chargé de plusieurs billets
de Hibou, de Pissot et de quelques autres que j'ai mis
entre ses mains. 11 vous remettra lesdits billets sur cette
lettre. Vous pouvez mieux que personne tirer quelque
argent de ces messieurs, que vous connaissez. Si cela
est trop difficile, et si ces messieurs profitent de mes
malheurs et de mon absence pour ne me point payer,
comme ont fait bien d'autres, il ne faut pas vous donner
des mouvements pour les mettre à la raison, ce n'est
qu'une bagatelle. * Le 14 juin suivant, autre commis-
ET SES AMIS. 75
sion : « J'ai à présent besoin de savoir quand et où je
pourrai faire imprimer secrètement la Henriade; il
faut que ce soit en France, dans quelque ville de pro-
vince. Si vous proposiez la chose à un libraire, j'aime-
rais mieux faire un marché argent comptant et livrer le
manuscrit, que d'avoir la peine de le faire moi-même
imprimer. » Le 21 avril 1728, même sujet. « Je vous
conseille de faire prix avec un libraire en réputation. Il
faut que le libraire fasse deux éditions : Tune in-4°,
pour mon propre compte, et une autre in-8°, à votre
profit. » Après ces négociations, il fut question de gra-
tifications. Voltaire dit à Thieriot, le 2 mars 1729 :
« Nous romprons pour toujours si vous ne prenez pas
500 livres de France sur l'arriéré que la reine me doit.
En outre, vous devez recevoir 100 écus de Bernard et
autant du libraire qui sollicitera le privilège de la Vie
du roi de Suède. Il faut que cela soit ainsi, ou nous ne
sommes plus amis. »
Sur ces entrefaites, Thieriot dissipa les souscriptions
de la Henriade, comme nous l'avons vu plus haut.
Suivant sa lettre, du 27 janvier 1739, àd'Argental, Vol-
taire lui pardonna volontiers cet abus de confiance, et
continua de correspondre avec lui, parce qu'il trouvait
en lui toute la complaisance possible. Le 1 er juin 1731,
il lui recommanda instamment d'être impénétrable,
indevinable; Thieriot le fut. Voltaire lui sut gré de cette
discrétion. Aussi, Thieriot étant allé se fixer à Londres,
Voltaire ne tarda-t-il pas à lui donner différentes com-
missions. Ainsi le 14 avril 1732, il lui mandait :
« Voici une chose que j'ai fort à cœur. Les planches des
gravures de la Henriade, tant grandes que petites, sont
76 VOLTAIRE
entre les mains du libraire Woodman. Si vous pouviez
les acheter à un prix raisonnable, vous me rendriez un
grand service. Woodman ne pourrait rien faire de ces
planches, et elles seraient très nécessaires pour com-
pléter la grande édition de la Henriade, que je compte
faire imprimer à Paris. Il ne faut pas lui laisser soup-
çonner que vous avez envie d'avoir ces gravures, ou
(pie vous y attachiez beaucoup de valeur : alors il vous
sera facile de les lui acheter à très bon marché. » En-
suite il le chargea d'éditer les Lettres anglaises. A cette
occasion, il lui dit, le 1 er mai 1733 : « Les Lettres en
question peuvent paraître à Londres. Il ne convient pas
que cet ouvrage paraisse donné par moi. Ce sont des
lettres familières que je vous ai écrites, et que vous
faites imprimer; par conséquent c'est à vous seul à
mettre à la tète un Avertissement qui instruise le public
que mon ami Thieriot, à qui j'ai écrit ces guenilles
vers l'an 1728, les fait imprimer en 1133, et qu'il
m'aime de tout son cœur. » Le 28 juillet, nouvelle
lettre : « Si vous m'aimez, vous reculerez tant que vous
pourrez l'édition française. Je suis perdu si elle parait
à présent. Ne rompez pas pour cela vos marchés; au
contraire, faites-les meilleurs, et tirez quelque profit de
mon ouvrage. Je vous jure que c'en est pour moi la plus
flatteuse récompense. » Le 5 août suivant, Voltaire
portait à 100 louis le profit que Thieriot retira de cette
édition; celui-ci disait n'en avoir touché que 80 gui-
nées.
Thieriot continuait de vivre dans l'indolence. Vol-
taire ne cessait de l'aiguillonner et de le sermonner. Le
12 juin 1735, il lui écrivait : « Oui, je vous injurierai
ET SES AMIS. 77
jusqu'à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Vous
vivez comme si l'homme avait été créé uniquement pour
souper, et vous n'avez d'existence que depuis dix heures
du soir jusqu'à minuit. Il n'y a soupeur qui se couche,
ni bégueule qui se lève plus tard que vous. Cela fait
qu'une lettre à écrire devient un fardeau pour vous.
Songez donc à vous, et puis songez à vos amis, et ne
passez pas des mois entiers sans leur écrire un mot. Il .
n'est point question d'écrire des lettres pensées et réflé-
chies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse;
il n'est question que de deux ou trois mots d'amitié, et
quelques nouvelles soit de littérature, soit des sottises
humaines, le tout courant sur le papier, sans peine et
sans attention. Je pourrai vous demander de temps en
temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV.
Comptez qu'un jour cela peut vous être utile. » Le même
mois, autre recommandation : « Tâchez de vous as-
surer, dans votre chemin, de tout ce que vous trouverez
qui concernera l'histoire des hommes sous Louis XIV;
de tout ce qui regardera le progrès des arts et de l'es-
prit. Songez que c'est l'histoire des choses que nous
aimons. » Le 24 septembre, nouvelle demande : « Si
vous connaissez quelque livre où l'on puisse trouver de
bons mémoires sur le commerce, je vous prie de me
l'indiquer, afin que je le fasse venir de Paris. Faites-
moi connaître aussi tous les livres où Ton peut trouver
quelques instructions touchant l'histoire du dernier
siècle, et le progrès des beaux-arts; je vous répéterai
toujours cette antienne. » Le 13 octobre, encore un
petit avis : « Écrivez donc bien souvent, et n'allez pas
imaginer qu'il faille attendre ma réponse pour me ré-
78 VOLTAIRE
crire. C'est à vous à m' inonder de nouvelles ; vos lettres
seront pour moi historia nostri temporis. »
Itaris le mois de septembre 1738, Thieriot alla visiter
les hôtes de Cirey. De retour chez lui, rapporte De-
croix (i), en déployant son bagage, il fut fort surpris
d'y trouver un rouleau de 50 louis qu'on y avait glissé
à son insu. Duvcrnet (p. 393), au contraire, raconte
que c'est en revenant de Fcrney que Thieriot fut étonne
de ce tour, et que c'est de Thieriot même qu'il le tient.
(l'est au lecteur à choisir. Ce n'est pas la seule faveur
que Thieriot dut à Voltaire. Grâce à ce dernier, il devint
le correspondant littéraire de Frédéric; comme il passa
div îins sans recevoir d'honoraires pour ce commerce,
Voltaire eut soin de rappeler maintes fois au prince la
position de son protégé. Malgré cette attention, Thieriot
en voyait à Berlin et lu Vollairomanie, et tous les libelles
qu'on publiait contre Voltaire (2). Celui-ci ignora long-
temps cette perfidie ; mais il eut toute sa vie des rela-
tions avec Thieriot, et continua à lui donner des com-
missions de toute nature. Ainsi, le 6 décembre 1758, en
lui demandant un atlas, il lui disait : « Amusez-vous à
me liiinj un bel atlas bien complet, bien relié. Vous
aimez les livres et vos amis; ainsi je compte vous servir
â votre goût, en vous faisant exercer votre double mé-
tier d'obliger et de bouquiner. » Le 9 septembre 1760,
il le remerciait des documents qu'il avait reçus pour un
chant de la Pucelle; et, le 19 novembre suivant, il le
priait de lui en fournir d'autres. Le 22 avril 1761, il
(1) Mémoire* de Longchamp, p. 427.
{-!) Lcttro «le Frédéric k M m * du Clinstclet, du 27 janvier 1739.
ET SES AMIS. 79
loi offre d'éditer une pièce de théâtre et de la présenter
aux comédiens. En février 1762, il avoue à M* de Fon-
taine que le Droit du Seigneur n'a été livré à la scène
que pour procurer quelque argent à Thieriot, qui doit
en partager le profit avec un autre jeune homme, qur
avait rendu quelques services à l'auteur. La comédie
n'ayant eu que neuf représentations, le bénéfice se ré-
duisit à trop peu de chose pour le fractionner. Aussi
Voltaire manda-t-il, le 8 du même mois, à Damilaville,
qu'il fallait laisser Thieriot jouir du peu qu'avait rap-
porté le Droit du Seigneur. Il n'oubliait pas de le ser-
monner au besoin. C'est pourquoi, le 9 janvier 1163,
il écrivait à Cideville : « Vous voyez donc quelquefois
frère Thieriot? Il me paraît qu'il fait plus d 1 usage d'une
table à manger que d'une table à écrire. S'il fait jamais
un ouvrage, ce sera en faveur de la paresse. » Le 2 avril
1764, il adressait ces mots à Damilaville : « Frère Thie-
riot devrait bien s'amuser un quart d'heure à m'écrire
tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait. Vous ne me parlez
plus de ce paresseux, de ce négligent, de ce loir, de
cet ingrat, de ce liron qui passe sa vie à manger, à
dormir et à oublier ses amis. »
De pareilles habitudes ne conduisent pas à la for-
tune. Sur la fin de ses jours, Thieriot se trouva dans la
gêne. Le 13 janvier 1769, il dit à Voltaire : « Il n'y a
que vous au monde, mon ancien ami, mon honneur et
mon soutien, avec qui je puisse prendre l'air et le ton
dont je vous écris. Ma petite fortune et mes affaires
sont dans le plus grand dérangement. J'ai payé trois
années, de 600 livres chacune, pour remplir les enga-
gements que j'avais pris pour le mariage de ma fille.
80 VOLTAIRE
Voici mes revenus : 1,200 livres du roi de Prusse,
dont il ne me reste que 1,000 livres, les 200 livres
payant tous les papiers littéraires dont je lève mes ex-
traits, payant aussi des copies de pièces et autres ou-
vrages qu'il faut y joindre. Les 1,000 livres du roi de
Prusse, avec 2,600 viagères sur l'hôtel de ville, et
400 livres par an sur M. le comte de Lauraguais, me
donnaient l'espérance de me tirer d'affaire en payant
même mon engagement de 600 livres. Mais une nou-
velle charge perpétuelle m'est survenue, par la néces-
sité de prendre une seconde femme pour me servir et
me secourir dans mes infirmités. Vous me fîtes l'amitié
de m'écrire, au commencement de 1166, lorsque je
vous demandais d'être inscrit sur la feuille de vos bien-
faits, que j'avais attendu trop tard, que j'en serais puni,
que j'attendrais; qu'il aurait fallu vous parler de mon
grenier dans le temps de la moisson ; que tout le monde
avait glané hors moi, parce que je ne m'étais pas pré-
senté. Vous me promettiez de réparer ma négligence;
vous ajoutiez de la manière la plus agréable et la plus
consolante que vous m'aimiez comme on aime dans la
jeunesse. Cela m'a rappelé avec quelle vivacité vous
entreprîtes et vous poursuivîtes, sur la fin de la régence,
de faire mettre sur ma tête la moitié de votre pension.
Mais les tristes événements qui se succédèrent coup
sur coup renversèrent une si rare marque d'amitié et de
bienfaisance, dont la Gazette de Hollande fit une men-
tion particulière. C'est ce qui m'a toujours encouragé
de vous dire, s'il en était besoin, comme Horace le dit
à Mécène, en lui rappelant ses bienfaits : Nec, si plura
velim, tu dare deneges; et c'est ce qui me faisait dire
ET SES AMIS. 81
dernièrement à table, chez M. le lieutenant civil, qu'il
n'y avait que M. de Voltaire à qui je pusse demander
avec plaisir, et de qui je pusse recevoir de même. »
A cette lettre, Voltaire répondit, le 27 du même mois :
« Je compte bien vous donner des preuves solides de
mes sentiments, dès que j'aurai arrangé mes affaires. Je
n'ai pas voulu immoler M me Denis au goût que j'ai pris
pour la plus profonde retraite. J'ai mieux aimé l'avoir
à Paris pour ma correspondante, que de la tenir enfermée
entre les Alpes et le mont Jura. Il m'a fallu lui faire un
établissement considérable. Je me suis dépouillé d'une
partie de mes rentes en faveur de mes neveux et de mes
nièces. Dès que j'aurai arrangé mes affaires, vous pou-
vez compter sur moi. J'ai actuellement un chaos à dé-
brouiller ; et, dès qu'il y aura un peu de lumière, les
rayons seront pour vous. » Le 4 mars, il lui écrivait de
nouveau : « J'ai beaucoup rêvé, mon ancien ami, à
votre lettre du 13 de janvier. Je vois que je ne pourrai
pas suivre les mouvements de mon cœur aussitôt qu'il
le veut. L'idée m'est venue de vous procurer un petit
bénéfice cette année. J'ai en main le manuscrit d'une
comédie très singulière (le Dépositaire). L'ouvrage
pourrait avoir du succès. Je vous enverrai la pièce par
le premier courrier; elle peut vous valoir beaucoup, elle
peut vous valoir très peu. Tout est coup de dés dans
ce monde. C'est à vous à bien conduire votre jeu, et
surtout à ne pas laisser soupçonner que je suis dans la
confidence; ce serait le sûr moyen de tout perdre. » Le
9 auguste, il lui mandait encore : « Je ne crois pas que
Lacombe vous donne beaucoup de votre comédie. Une
pièce non jouée, et qui probablement ne le sera point,
5.
82 VOLTAIRE
est toujours très mal vendue ; en tout cas, donnez-la à
l'ench* na. » Le 20 janvier 1110, il apprit à d'Argental
que Lekain aurait la moitié du profit que rapporterait la
comédie adressée à Thieriot pour le tirer d'embarras. Ce
fut la dernière faveur que ce dernier reçut de son sou-
tien; car il mourut à Paris, le 23 novembre 1112.
A la vérité, Voltaire avait été autrefois plus généreux
à son égard. Ainsi, le 4 décembre 1138, il avait écrit à
Moussinot : « Cent francs ou environ à M. Thieriot; mais,
pour plus grosse somme, un mot d'avis. » Le 23 suivant,
nouvelle lettre : « Je vous supplie d'envoyer 300 livres
à M. Thieriot, chez M. de La Popelinière. » A la même
époque, M ,no de Graffigny (p. 12) disait : c II est étonnant
l'amitié qu'il (Voltaire) a pour cet homme (Thieriot) ; car
c'est uniquement par reconnaissance qu'il le fait ; cepen-
dant j'ose croire qu'il y a aussi de la fantaisie ; il lui donne
tout le profit de ses Êpîtres. » C'est que Thieriot était
l'homme qu'il lui fallait alors. C'est àlui qu'il adressage
21 octobre 1130, cette lettre fameuse : « Le mensonge
n'est un vice que quand il fait du mal; c'est une très
grandevertu, quand il fait dubien. Soyez donc plus ver-
tueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non
pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment
et toujours. Qu'importe à ce malin public qu'il sache qui
il doit punir d'avoir produit une Croupillac (personnage
de l'Enfant prodigue)'! Qu'il la siffle, si elle ne vaut
rien ; mais que l'auteur soit ignoré, je vous en conjure,,
au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis vingt
ans. Engagez les Prévost et les La Roque à détourner le
soupçon qu'on a du pauvre auteur. Écrivez-leur un petit
mot tranchant et net. Consultez avec l'ami Berger. Si
ET SES AMIS. 83
vous avez mis Sauveau du secret, mettez-le du mensonge.
Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai dans l 'oc-
casion. » Le 20 mars 1725, Voltaire s'était déjà servi
du nom de Thieriot pour répondre à l'abbé Nadal.
Thieriot était donc le serviteur le plus souple de Vol-
taire. Une seule fois il répugna à se prêter à ses fantai-
sies : ce fut lors du procès intenté à Desfontaines. M me du
Chastelet jeta les hauts cris ; elle ne vit en Thieriot qu'un
pauvre homme (1), oubliant tout ce qu'il devait à l'ami-
tié de Voltaire (2), qui l'avait nourri deux ans, défrayé
en Angleterre (3), et gratifié du produit des Lettres
philosophiques (4).
Le 18 janvier 1739, Voltaire demanda à d'Argental
s'il y avait une âme de boue aussi méprisable ; mais il
ne voulut pas rompre en visière avec lui. Grâce aux ins-
tances et aux lettres des époux du Chastelet, de M me de
Chambonin, deM me de Bernières, de d'Argental, Thie-
riot finit par signer tout ce qu'on lui présenta. Tout lui
fut pardonné. Voltaire comprit qu'il lui serait impossible
de remplacer cet autre séide, aimant les plaisirs et le
bon vin, comme dit Longchamp (p. 321), passant sa
vie dans les festins en qualité de parasite, et par là plus
apte que tout autre à connaître les bruits et les nouvelles
de la société. De bonne heure il avait été signalé dans
une satire (le Temple de Mémoire, 1725), comme le
prône-vers de M. dé Voltaire. Dans sa lettre à Horace
Walpole, du 27 février 1773, M™ du Deffand le regar-
dait moins comme son ami et son confident que comme
(1) Lettres inédites de M m * du Chastelet, p. 173. — (2 P. UT. —
(3) P. 124. — (4) P. 117.
84 VOLTAIRE
son colporteur. En effet, suivant un journal du temps (1),
il était la mémoire de la Henriade et des poésies de son
maître : il les déclamait dans les cafés, chez les gens
riches et chez les seigneurs avec lesquels il parvenait
à se lier, sous les auspices du poète. C'est ainsi qu'il
rendit des services essentiels à Voltaire, remarque Chau-
don (t. II, p. 147), indépendamment de tous ceux que
nous connaissons; car, pendant plus de soixante ans,
il s'ingénia à lui plaire autant qu'il pouvait. Le roi de
Prusse se plaignait, le 29 janvier 1739, à M mo de Ghas-
telet, de recevoir de Thieriot des lettres où il n'y avait
pas de bon sens. Voltaire était moins difficile, car il lui
aurait fallu payer davantage un correspondant plus exact
et plus capable. C'est ce qui explique pourquoi il resta
attaché à Thieriot et l'exploita si longtemps.
Nous jsavons tout ce que Thieriot fit pour Voltaire.
Voltaire ne se ruina pas pour Thieriot. Il le laissa vivre
et mourir dans la gène (2). Il lui prodigua les louanges
pour l'amadouer; quant à l'argent, il ne lui en donna
que quand il eut besoin de lui ; dès qu'il put se passer
de ses services, il cessa de lui offrir sa bourse, et mar-
chanda avec sa misère. Il le connaissait sans mœurs,
sans probité, sans dignité, sans énergie; néanmoins il
l'employa, mais en le méprisant. Dès que Thieriot fut
mort, il l'oublia, et ne parla plus de lui que pour flétrir
sa mémoire. Ainsi, le 4 décembre 1772, il disait à d'Ar-
gental : « Thieriot avait toujours espéré être lui-même
l'éditeur de mes lettres et de beaucoup de mes petits
(1) Le Glaneur historique, moral, littéraire et galant. La Haye, 1731.
In-12, n* 11.
(2) Grimm, Correspondance littéraire, de novembre 1772..
ET SES AMIS. 85
ouvrages : il sera bien attrapé. » Quatre jours après, il
mandait au roi de Prusse, dont Thieriot avait été le cor-
respondant jusqu'à sa mort : « Mon contemporain Thie-
riot est mort. J'ai peur qu'il ne soit difficile à remplacer :
il était tout votre fait. » Le 1 er février suivant, il lui
disait encore : « Vous ne voulez donc point remplacer
Thieriot, votre historiographe des cafés? Il s'acquittait
parfaitement de cette charge ; il savait par cœur le peu
de bons et le grand nombre de mauvais vers qu'on fai-
sait dans Paris; c'était un homme bien nécessaire à
l'État. » Si Thieriot ne mérita pas d'autre épitaphe, quel
nom donner à celui dont il fut toute sa vie le confident,
le commissionnaire, le correspondant et le courtier?
Voltaire et les pauvres diables d'auteurs.
Voyons maintenant à quel prix Voltaire se débarras-
sait des pauvres diables d'auteurs, qui faisaient un appel
à son humanité.
Dans une lettre, du 20 septembre 1736, insérée dans la
Bibliothèque française, il se vanta d'avoir donné 4 louis
pour son aumône au poète Rousseau.
Le 29 mars 1139, dans une lettre à Berger, il disait
de Saint-Hyacinthe : « Il n'a guère vécu à Londres que
de mes aumônes. » Cette phrase est trop vague pour
qu'on en puisse tirer des conclusions.
Le 18 janvier de la même année, il avait dit à Mous-
sinot : « Je vous prie d'envoyer chercher un jeune étu-
diant au collège de Montaigu, nommé l'abbé Dupré, et
de lui donner 6 francs. »
Dans une lettre, du 2 juin 1113, à Dalembert, il dit
86 VOLTAIRE
de Desfontaines : « J'ai eu la bêtise de lui faire des au-
mônes très considérables dont j'ai même les reçus. » Or,
si ces aumônes étaient considérables, pourquoi ne pas
indiquer leur total, puisqu'il en avait les reçus? Ces
reçus prouvent que les sommes n'avaient été que prêtées,
car autrement Desfontaines n'en eût pas donné de quit-
tances. La phrase de Voltaire ne signifie donc rien.
Le 21 février 1731, un sieur de Bonneval écrivit à
Voltaire : « J'ai été chez vous hier matin, Monsieur,
pour avoir l'honneur de vous voir; on m'a dit que vous
étiez à la cour. Vous eussiez sans doute été surpris de
ma visite, mais vous l'eussiez été davantage du motif
qui l'occasionnait. Cependant je m'étais rassuré par les
réflexions qui viennent naturellement à un esprit du
premier ordre, et je me disais: Il est vrai que depuis
1725 je n'ai» presque jamais eu l'honneur de voir M. de
Voltaire, mais il n'ignore pas qu'il est dans une sphère
qui ne permet pas à tout le monde de le voir ; il ne peut
ignorer l'admiration que je lui ai vouée, et il ne pourrait
en douter sans faire tort à mon discernement. Personne
n'est plus en état aujourd'hui que moi de lui rendre jus-
tice, par l'habitude où j'ai été pendant un an de le voir
dans ces sociétés où l'esprit et le cœur peuvent se mon-
trer ce qu'ils sont sans danger. C'est de là que j'en ai
jugé assez favorablement pour être persuadé qu'il aime
à obliger. Cette manière de penser m'a conduit chez
vous pour vous prier de me prêter 10 pistoles, dont j'ai
un besoin instant, et de vous offrir pour la restitution
une délégation de la même somme sur les arrérages
d'une rente que m'a laissée une tante de votre connais-
sance. Cette prière, que je vous aurais faite chez vous,
ET SES AMIS. 87
je vous la fais aujourd'hui par écrit, et si vous voulez y
faire droit, vous le pouvez, en m'adressant à qui il vous
plaira de votre part, et je lui remettrai la délégation. Je
croirais offenser la délicatesse de vos sentiments si
j'employais ici ces tours d'une éloquence usée pour vous
disposer à me rendre le service que je vous demande.
Exposer un besoin à une personne qui pense noble-
ment, c'est avoir tout dit. » Au bas de cette lettre, Vol-
taire mit ces mots : « Ce Bonneval est un fripon qui m'a
volé autrefois 10 louis, et qui a fait un libelle contre
moi. » Quel était ce libelle ? Voltaire ne le dit pas ; com-
ment s'était-il laissé voler dix louis sans les réclamer?
Il oublie encore de le rapporter. A-t-il accordé les
10 pistoles qui lui étaient demandées? Nous verrons
tout à l'heure qu'il n'en fait pas l'aveu.
Le lo janvier 1740, c'est le romancier Prévost qui lui
écrit : « Je souhaiterais extrêmement, Monsieur, de vous
devenir utile en quelque chose; c'est un ancien sentiment
que j'ai fait éclater plusieurs fois dans mes écrits, que
j'ai communiqué à M. Thieriotdans plus d'une occasion,
et qui s'est renouvelé fort vivement depuis l'affaire de
Prault. Je ne puis soutenir qu'une infinité de misérables
s'acharnant contre un homme tel que vous, les uns par
malignité pure, les autres par un faux air de probité et
de justice, s'efforcent de communiquer le poison de leur
cœur aux plus honnêtes gens. Il m'est venu à l'esprit que
le goût du public, qui s'est assez soutenu jusqu'à présent
pour ma façon, d'écrire, me rend plus propre qu'aucun
autre à vous rendre quelque service. L'admiration que
j'ai pour vos talents, et l'attachement particulier dont je
fais profession pour votre personne, suffiraient bien
8* VOLTAIRE
pour m'y porter avec beaucoup de zèle; mais mon propre
intérêt s'y joint, et si je puis servir dans quelque mesure
à votre réputation, vous pouvez être aussi utile pour le
moins à ma fortune. Voilà deux points, Mousieur, qui
demandent un peu d'explication : elle sera courte, car je
n'ai que le fait à exposer : 1° J'ai pensé qu'une défense de
M. de Voltaire et de ses ouvrages, composée avec soin,
force, simplicité, pourrait être un fort bon livre, et for-
cerait peut-être, une fois pour toutes, la malignité à se
taire. Je la diviserais en deux : l'une regarderait sa per-
sonne, l'autre ses écrits; j'y emploierais tout ce que l'ha-
bitude d'écrire pourrait donner de lustre à mes petits
talents, et je ne demanderais d'être aidé que de quelques
mémoires pour les faits. L'ouvrage paraîtrait avantla fin
de l'hiver ; 2° Le dérangement de mes affaires est tel, que
si le Ciel, ou quelqu'un inspiré de lui, n'y met ordre, je
suis à la veille de repasser en Angleterre. Je ne m'en
plaindrais pas, si c'était ma faute; mais depuis cinq ans
que je suis en France, avec autant d'amis qu'il y a
d'honnêtes gens à Paris, avec la protection d'un prince
du sang (de Conti) qui me loge dans son hôtel, je suis
encore sans un bénéfice de 5 sous. Je dois environ
oO louis, pour lesquels mes créanciers réunis m'ont fait
assigner; et le cas est si pressant, qu'étant convenu
avec eux d'un terme qui expire le premier du mois pro-
chain, je suis menacé d'un décret de prise de corps,
si je ne les satisfais dans ce temps. De mille personnes
opulentes avec lesquelles ma vie se passe, je veux mou-
rir si j'en connais une à qui j'aie la hardiesse de demander
cette somme, et de qui je me croie sûr de l'obtenir. Il est
question de savoir si M. de Voltaire, moitié engagé par
ET SES AMIS. 89
sa générosité et par son zèle pour les gens de lettres, moi-
tié par le dessein que j'ai de m'employer à son service,
voudrait me délivrer du plus cruel embarras où je me
sois trouvé de ma vie. L'entreprise est digne de lui ;
et la seule nouveauté de rétablir dans ses affaires un
homme, qui ne peut s'aider de la protection d'un prince
du sang, et j'ose dire de l'amitié de tout Paris, me paraît
une amorce singulière. Au reste, j'ai deux manières de
restituer : Tune en sentiments de reconnaissance, et je
serais réduit à celle-là si la mort me surprenait, car je
ne possède pas un sou de revenu ; mais je suis dans un
âge, je jouis d'une santé qui me promettent une longue
vie : l'autre voie de restitution est de donner à prendre
sur mes libraires; elle pourrait me servir avec mes
créanciers, s'ils entendaient raison ; mais des tapissiers
et des tailleurs, qu'on a différé un peu de payer, n'y
trouvent point assez de sûreté. Un homme de lettres con-
çoit mieux la solidité de cette ressource. Voilà en vérité
une lettre fort extraordinaire. Je me flatte qu'autant je
trouverai de plaisir à me vanter du bienfait si vous me
l'accordez, autant vous voudrez bien prendre soin d'en-
sevelir ma prière, si quelque raison ne vous permet pas
de la recevoir aussi favorablement que je l'espère. Vous
vous imaginez bien que c'est le récit que Prault m'a
fait de vos générosités qui m'a fait naître les deux idées
que je viens de vous proposer. » Rappelons-nous main-
tenant que, le 26 février 1736, Voltaire avait mandé à
Thieriot : « J'ai fait tout le bien que j'ai pu, et je n'ai
jamais fait le mal que j'ai pu faire. Si ceux que j'ai
accablés de bienfaits et de services sont demeurés dans
le silence contre mes ennemis, le soin de mon honneur
90 VOLTAIRE
me doit faire parler, ou quelqu'un doit être asaez juste,
assez généreux pour parler pour moi. Si Prévost vou-
lait entrer dans ces détails, dans une feuille consacrée,
en général, à venger la réputation des gens de lettres
calomniés, il me rendrait un service que je n'oublierais
de ma vie. Si donc je suis assuré que le Pour et le Contre
parlera aussi fortement qu'il est nécessaire, je me tairai,
et ma cause sera mieux entre ses mains que dans les
miennes; mais il faut que j'en sois sûr. • Prévost pré-
venait ce désir; mais Prévost demandait de l'argent.
Voltaire préféra garder son argent et se passer d'apolo-
gie. C'est pourquoi il attendit le mois de juin pour
répondre à la lettre de Prévost, du lo janvier 17.40 :
« Arnauld fit autrefois l'apologie de Boileau, et vous
voulez, Monsieur, faire la mienne. Je serais aussi sensible
à cet honneur que le fut Boileau, non que je sois aussi
vainque lui, mais parce que j'ai plus besoin d'apologie.
La seule chose qui m'arrête tout court est celle qui empê-
cha le grand Condé d'écrire des mémoires. Il dit qu'il
ne pourrait se justifier sans accuser trop de monde. Je
suis à peu près dans le même cas. S'il fallait parler de
quelques ingrats que j'ai faits, ne serait-ce pas me faire
des ennemis irréconciliables? Loin de chercher à publier
l'opprobre des gens de lettres, je ne cherche qu'à le
couvrir. Il y a un article dans votre lettre qui m'intéresse
beaucoup davantage : c'est le besoin que vous avez de
1,200 livres. Je voudrais être prince ou fermier général,
pour avoir la satisfaction de vous marquer une estime
solide. Mes affaires sont actuellement fort loin de res-
sembler à celles d'un fermier général, et sont presque
aussi dérangées que celles d'un prince. J'ai même été
ET SES AMIS. 91
obligé d'emprunter 2,000 écus de M. Bronod, notaire;
et c'est de l'argent de M mo du Chastelet que j'ai payé ce
que je devais à Prault fils; mais sitôt que je verrai jour
à m'arranger, soyez très persuadé que je préviendrai
l'occasion de vous servir avec plus de vivacité que vous
ne pourriez la faire naître. Rien ne me serait plus agréable
et plus glorieux que de pouvoir n'être pas inutile à celui
de nos écrivains que j'estime le plus. »
Le 10 mai 1744, voici de Mannory qui écrit à Vol-
taire : « Il y a longtemps, monsieur, que vous n'avez
entendu parler de moi, et il est bien fâcheux que je ne
rappelle vos idées à mon sujet que pour vous entretenir
de mes malheurs; mais je connais trop les sentiments
de votre cœur pour manquer de confiance. Mon père
vit toujours, il a quatre-vingts ans; il est extrêmement
cassé et affaibli. J'aurai plus de 100,000 francs de
bien; et je n'en ai jamais reçu un écu. Ma profession
est difficile; il y faut des secours sur lesquels j'avais
compté et qui m'ont manqué. J'ai essuyé des maladies
longues et considérables; j'ai enfin rétabli ma santé,
mais, pendant ce temps, mon cabinet s'est trouvé vide.
J'avais affaire alors, monsieur, à une propriétaire riche
et dévote ; j'avais extrêmement dépensé dans sa maison
pour m'ajuster; elle m'a inhumainement mis dehors,
et j'ai perdu toutes mes dépenses et mes arrangements.
Enfin le pauvre M. de Fimarçon s'est adressé à moi ;
j'ai cru ses affaires bonnes, je m'y suis livré tout en-
tier. Mes maladies m'avaient affaibli mon cabinet de la
moitié. J'ai peu de l'autre moitié pour ne penser qu'à
M. de Fimarçon. Je me flattais qu'en le tirant d'affaire,
je me ferais honneur, et que sa reconnaissance me
U2 VOLTAIRE
dédommagerait suffisamment : rien n'a réussi. Pendant
ce temps, j'ai été trois mois à trouver une maison. J'en
ai loué une, le 23 décembre. Depuis cet instant, les
ouvriers y sont. Voilà donc six mois que je suis sans
maison, sans cabinet, et par conséquent sans travail.
Jugez, monsieur, de ma situation. Je ne tirerai pas un
écu de mon père. Quand on a été dur toute sa vie, on
ne devient pas bon et généreux à quatre-vingts ans.
M. Dodun, l'ancien receveur général, de qui j'ai loué
dans l'Ile, m'a fait attendre; mais il a dépensé
4,000 francs pour m'ajuster, et je serai au mieux. J'ai
des meubles qui, en les faisant aller au mieux, me suf-
firont. Il ne me manque donc que de pouvoir satisfaire
à la dépense de mon emménagement, qui ne laissera
pas que d'être un objet; de payer quelques petites
dettes que j'ai depuis six mois, et d'avoir une faible
somme devant moi pour ouvrir mon cabinet, et vivre
en attendant la pratique, qui viendra sûrement. J'ai tou-
jours entendu dire qu'il était permis aux malheureux de
se vanter un peu. En profitant de ce privilège, que je
n'ai que trop acquis par ma situation, qui est cruelle,
je puis me vanter de ne craindre aucun des avocats qui
ont actuellement de l'emploi. Si j'ai des secours, je vais
reprendre dans l'instant; mon cabinet a sa Valeur.
Dans un an, mon emploi peut être considérable, et
mon père me laissera enfin ce qu'il ne pourra pas
emporter. Si je n'ai point de secours, ma maison devient
inutile. Je ne pourrai plus reparaître au palais, et je suis
perdu sans ressource; car je ne suis bon à aucune autre
chose. Je donnerai toutes les sûretés que je pourrai ;
je m'engagerai solidairement avec ma femme ; je ferai
ET SES AMIS. 33
même des lettres de change, pourvu que Ton me donne
des délais suffisants. M'abandonnerez-vous, monsieur?
Oublierez-vous l'ancienne amitié que vous avez eue
pour moi? Je suis un de vos plus anciens serviteurs,
et l'apologiste d* Œdipe ne doit pas périr dans la misère
au milieu de si belles espérances ; il ne s'agit que de
l'aider un peu. Ce sera un avocat que vous ferez, et
s'il devient bon, l'opération n'est pas indigne de vous.
Jusqu'à présent, monsieur, vous avez fait tant de choses
différentes, et dans tous les genres, que celle-là vous
manquait peut-être. J'attends tout de vous, monsieur;
les temps sont affreux, puisque personne n'est sensible
aux talents. Vous seul les connaissez tous, vous les
protégez ; et si vous pensez que je puisse faire quelque
chose, vous ne m'abandonnerez certainement pas. Ma
fortune dépend donc du jugement que vous porterez de
moi. J'attends votre décision avec confiance. En atten-
dant que vous me mettiez en état de gagner l'Ile, je
compte que vous m'honorerez d'une réponse. » On
ignore à quelle époque le même Mannory adressa la
lettre suivante à Voltaire : « Vous m'avez permis, mon-
sieur, de vous importuner encore, après votre retour
de la campagne. Je suis honnête en robe, mais je
manque totalement d'habit, et je ne puis me présenter
devant personne. Cela dérange toutes mes affaires.
Avez-vous pensé à M. Thieriot? Je vous prie, monsieur,
de me le marquer. Je suis depuis six jours avec 4 sous
dans ma poche. Vous m'avez promis quelques légers
secours, ne me les refusez pas aujourd'hui, monsieur.
Dès que je serai habillé, je sera en état de suivre mes
affaires, et ma situation changera. On m'annonce beau-
94 VOLTAIRE
coup d'affaires au palais, mais elles ne sont pas encore
arrivées. Nous touchons aux vacances, le temps n'est
pas favorable. Souffrirez-vous, monsieur, que je meure
de faim? Je n'ai mangé hier et avant-hier que du pain.
C'était fôte; je n'ai pu décemment sortir en robe, et
mon habit n'est pas mettable. Je n'ai osé aller chez
personne, et je n'avais pas d'argent pour avoir quelque
chose chez moi. L'état est affreux. De grâce, monsieur,
donnez au porteur de cette lettre ce que vous pouvez
pour mon soulagement présent; il est sûr. Laisserez-
vous périr de misère un ancien serviteur, un homme
qui, j'ose le dire, a quelques talents, et qui est actuel-
lement à la vue du port? Son vaisseau est un peu déla-
bré, mais il ne s'agit que de le secourir pour entrer
dans le port. » Mannory avait publié, en 1719, une
Apologie de la nouvelle tragédie de M. de Voltaire; il
offrait des garanties de solvabilité : c'étaient deux
titres pour capter la bienfaisance d'un philosophe. De
plus, Mannory ne parlait que d'un emprunt, lorsque sa
misère lui permettait de demander un secours, une
aumône. Que va-t-il se passer dans l'âme si humaine
de M. de Voltaire?
Le 20 décembre 1153, Voltaire envoya à M mo Denis
la lettre suivante : « Je viens de mettre un peu en
ordre le fatras énorme de mes papiers. Je vous assure
que j'ai fait là une triste revue ; ce ne sont pas des mo-
numents de la bonté des hommes. Dans le même paquet
étaient les comptes de ce que j'ai dépensé pour d'Ar-
naud, homme que vous connaissez, que j'ai nourri et
élevé pendant deux ans; mais aussi la lettre qu'il écri-
vit contre moi dès qu'il eut fait à Potsdam une petite
ET SES AMIS. 95
fortune, fait la clôture du compte. Il faut avouer que
Linant, La Mare et Lefebvre, à qui j'avais prodigué les
mêmes services, ne m'ont donné aucun sujet de me
plaindre. La raison en est, à ce que je crois, qu'ils sont
morts tous trois avant que leur amour-propre et leurs
talents fussent assez développés pour qu'ils devinssent
mes ennemis. Je ne peux m'empêcher de continuer ma
revue des mémoires de la bassesse et de la méchanceté
des gens de lettres, et de vous en rendre compte. Voici
une lettre (que nous avons transcrite) d'un bel esprit,
nommé Bonneval. Il me parle pathétiquement des qua-
lités de l'esprit et du cœur, et finit par me demander
dix louis d'or. Vous noterez que cet honnête homme
m'en avait ci-devant escroqué dix autres avec lesquels
il avait fait imprimer un libelle abominable contre moi;
et il disait pour son excuse que c'était M lue Paris de
Montmartel qui l'avait engagé à cette bonne œuvre. Il
fut chassé de la maison. En voici d'un nommé Ravoisier,
qui se disait garçon athée de Boindin; il m'appelle son
protecteur, son père ; mais, en avancement d'hoirie, il
finit par me voler 25 louis dans mon tiroir. Je ne peux
m'empècher de rire en relisant les lettres de Man-
nory (que nous venons de citer). Voilà un plaisant
avocat. C'est assurément l'avocat patelin ; il me
demande un habit. « Je suis honnête en robe, dit-il,
mais je manque d'habit; je n'ai mangé hier et avant-
hier que du pain. » Il fallut donc le nourrir et le vêtir.
.C'est le même qui, depuis, fit contre moi un factum
ridicule, quand je voulus rendre au public le service de
faire condamner les libelles de Roi et d'un nommé Tra-
venol, son associé. Je trouve deux lettres d'un nommé
09 VOLTAIRE
Bcllcrnare, qui s'est depuis réfugié en Hollande. Il me
remercie de l'argent que je lui prête, c'est-à-dire que
je lui donne; mais il ne m'a payé que par quelques
petits coups de dent. Cet inventaire est d'une grosseur
niorme. La canaille de la littérature est noblement
composée. »
Celte lettre est trop importante pour ne pas fixer un
instant notre attention. Je n'ai ni l'intention ni le désir
de plaider la eause de l'ingratitude; mais comme la
mi aère est une chose sacrée, et que la misère de l'homme
de lettres mérite la commisération de l'historien, il n'y
aura ni injustice ni inhumanité à peser les paroles d'un
bienfaiteur qui tendraient à llétrir la mémoire de plu-
i.'u'iivH hommes de lettres plongés dans la plus singu-
lière détresse
La biographie de, d'Arnaud est assez connue pour
nouH dispenser de réduire de nouveau les dépenses qu'il
occasionna à Voltaire. Nous savons aussi que les ser-
vices prodigués à Lcf« bvre, à Linant et à La Mare n'ont
pa . ruiné celui qui les rendait. Ce qui regarde Bonne-
val est, un amas de contradictions. Voltaire se sert du
verbe escroquer; il faudrait lire emprunter, puisque
l'c.-.eroquerie n'est pas caractérisée dans son accusation.
Ifouncval parait, assez sol \ a Me pour avoir pu emprunter
10 louis d'or; s'il ne l'eût pas été, il ne les eût pas
obtenus. Quant à sou libelle, du moment qu'il n'est pas
nommé, il convient de ne point le lui reprocher. Mais
admettons que ce libelle ait été fait. Il était assurément
trop facile de trouver un libraire qui se chargeât de
l'éditer, et qui voulût le payer généreusement, pour que
l'auteur eût été obligé de le publier à ses frais. Gomment
ET SES AMIS. 97
croire que Bonneval eût demandé à Voltaire de l'argent
destiné à débiter un pamphlet contre Voltaire, puisqu'il
n'avait pas besoin de lui pour cela? En se mettant au
nombre des protégés de Voltaire, n'était-ce point som-
mer Voltaire de dévoiler une perfidie si singulière?
Comment croire encore que Bonneval eût été chassé
d'une maison, parce qu'il s'était permis de livrer au
public un écrit qu'il n'avait commencé que pour plaire
ou obéir à la maîtresse de cette maison? Comment
croire enfin que M mo Paris de Montmartel ne lui eût pas
fourni les moyens d'exécuter ses ordres? De pareilles
contradictions prouvent que Voltaire n'était guère fondé
dans ses plaintes.
Si Voltaire a accueilli un Ravoisier qui se donnait
pour un athée, il ne devait pas s'en flatter ; mais, du
moment qu'il l'accusait de lui avoir volé 25 louis dans
son tiroir, il était nécessaire de prouver ce qu'il avan-
çait. Son silence sur les circonstances de cette action
nous force d'admettre que Ravoisier emprunta, et ne
vola pas les 25 louis. Si Ravoisier les emprunta, c'est
qu'il offrit les garanties de solvabilité dont Voltaire ne
dispensa jamais personne. Si Ravoisier est devenu in-
solvable, il ne s'ensuit pas qu'il fût un voleur.
J'aurais été fort content de voir Voltaire nous repré-
senter le mémoire de ce qu'il dépensa pour nourrir et
vêtir Mannory, puisque des mots vagues ne signifient
rien, quand il faut des chiffres. Il est évident que Man-
nory offrait des garanties suffisantes, et que Voltaire
ne risquait rien en répondant à ces deux lettres qu'il
ne relisait pas sans rire, quoiqu'elles fussent toutes
mouillées des larmes de la misère la jdIus affreuse.
93 VOLTAIRE
Comme Voltaire ne se plaint pas d'avoir perdu avec
Mannory, il est probable qu'il a recouvré les sommes
qu'il lui avait avancées.
Quant à Bellemare, ou Voltaire lui a donné de l'ar-
gent, ou il lui en a prêté. S'il lui en a donné, pourquoi
dire qu'il l'a prêté? S'il Ta prêté, c'est sur garanties;
pourquoi alors se flatter de l'avoir donné? Le silence
qu'il garde sur le montant de la somme par lui prêtée
ou donnée nous empêche de le louer ou de le contredire.
Depuis cette revue, Voltaire a-t-il eu occasion de sou-
lager les pauvres diables d'auteurs dont il se plaignait
si souvent? Oui.
Ainsi, le 11 mai 1160, il mandait à d'Argcntal : « Vous
me faites un plaisir sensible en donnant le produit de
l'impression de Zulime à Lekain. Il faudra qu'il veille
à empêcher les éditions furtives. Vous pouvez promettre
le profit de l'édition de Tancrède à M 110 Clairon; ainsi il
n'y aura point de jaloux, et Lekain pourra hautement jouir
de ce petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. Mais
je vous demande une grâce à genoux. Il y a un M. Jac-
ques à Paris. Vous ne connaissez point ce nom-là ; c'est
un homme de lettres qui a du talent, et qui est sans
pain. Il voulait venir chez moi; j'ai pris malheureuse-
ment à sa place une espèce de géomètre, qui me fait
des méridiennes, des cadrans, qui me lève des plans;
et je n'ai rien pu faire pour M. Jacques. Je lui destinais
500 francs sur la part d'auteur que je donne aux comé-
diens, et 200 sur l'édition que je donne à Lekain ; au
nom de Dieu, réservez 500 francs pour Jacques. Userait
môme bon qu'il présidât à l'édition, et qu'il fit la préface.
Vous me direz : Que ne donnez-vous à Jacques 500 francs
ET SES AMIS. 99
de votre bourse? Je vous répondrai que je suis ruiné;
que j'ai eu la sottise de bâtir et de planter en trois
endroits différents; que j'ai chez moi trois personnes à
qui j'ai l'insolence de faire une pension ; queM me Denis,
après sa réception à Francfort, a droit de ne se rien
refuser à la campagne; que la proximité d'une grande
ville et le concours des étrangers exigent une grande
dépense; qu'enfin je suis devenu un grand seigneur,
c'est-à-dire que j'ai des dettes et point d'argent, avec
un gros revenu. Voilà mon cas. On pourrait donner des
billets à Jacques. »
Cette fois, c'est une femme. Il s'agit de Charlotte René,
femme Curé, puis femme Bourette, tenant un café à
Paris et faisant des vers. Elle en publia un recueil sous
le titre de la Muse limonadière. Elle se donna l'hon-
neur d'adresser quelques pièces de poésie à Ferney.
Voltaire n'agréa pas cet hommage, mais comprit qu'il
ne pouvait se dispenser d'envoyer un cadeau en échange.
Le 17 septembre 1760, il dit de la cafetière à d'Argen-
tal : « J'aime beaucoup mieux lui donner une carafe de
60 livres que de lui écrire. » Le 30 décembre, il lui
mandait encore : « La Muse limonadière me persécute;
si M m6 Scaliger (d'Argental), qui se connaît à tout, vou-
lait lui faire une petite galanterie de 36 livres, je serais
quitte. » Le 30 janvier 1761, autre avis : « Je vous re-
mercie bien humblement, bien tendrement de toutes vos
bontés charmantes, et de votre tasse pour la Muse limo-
nadière. »
Le 24 décembre 1766, c'est à Damilaville qu'il écrit :
« Il y a actuellement à Genève cent pauvres diables
qui écrivent beaucoup mieux que M. Totin, et qui ne
100 VOLTAIRE
sont pas plus riches. Tout commerce est cessé. La misère
est très grande. Je suis d'ailleurs entouré de pauvres
de tous côtés. Si vous voulez pourtant donner un louis
pour moi à ce Totin, vous êtes bien le maitre. »
A cette époque, Voltaire était très riche. Le 29 mai 1732,
il avait mandé à Cideville : « Que ce serait une vie dé-
licieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre
gens de lettres, avec des talents et point de jalousie;
de s'aimer, de vivre doucement, de cultiver son art,
d'en parler, de s'éclairer mutuellement! Je mé figure
que je vivrai un jour dans ce paradis. » Une fois enterré
dans son château de Ferney, il ne songea à rien moins
qu'à s'entourer de gens de lettres. Le 24 août 1764, il
disait à Damilaville : « Quand je songe quel bien nos
fidèles pourraient faire, s'il étaient réunis, le cœur me
saigne. » Il lui aurait suffi de leur assurer un avenir
heureux pour les attirer auprès de lui. Mais il aima
mieux les laisser sous le despotisme de l'infortune.
Voyez. Le 18 septembre 1765, il mandait à Dalembert :
« J'aime tous les jours de plus en plus mon philosophe
Damilaville. » Il lui écrivit, le 13 janvier 1769, quand
Damilaville fut mort : « J'ai regretté Damilaville : c'était
un homme nécessaire. » Damilaville lui avait rendu de
grands services. Que fit-il pour lui? Le 26 février 1767,
il lui avait envoyé ces mots : « Je veux bien du mal à
la fortune qui vous force d'examiner des comptes, quand
vous voudriez donner tout votre temps à la philosophie. »
Dans une lettre, du 24 août 1775, à Dalembert, il
reconnaissait La Harpe pour son aide de camp. Il vanta
son talent en prose et en vers, le 9 février 1767, au
cardinal de Bernis. Que fit-il pour lui? Le 31 au-
•I •• •••••• : :
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. • • . •• • •
ET SES AMIS. 101
guste 1765, il parlait ainsi de lui à Cidevillle : « Il fera
certainement de bons ouvrages; moyennant quoi il
mourra de faim, sera honni et persécuté; mais il faut
que chacun remplisse sa destinée. » Déjà le 12 juillet,
il avait dit de lui à Thieriot : » Je souhaiterais t bien
qu'il eût autant de fortune que de talent. Il aura de
grands obstacles à surmonter, c'est le sort de tous les
gens de lettres. » Le 5 mars 1766, c'est à Damilaville
qu'il mande : « Je crois que vous avez été à la première
représentation de Gustave de La Harpe. Vous savez
que je m'intéresse à ce jeune homme, il n'a que son
talent pour ressource; s'il ne réussit pas, il est perdu. »
Le 10 auguste 1767, il a écrit à Dalembert : « Je ne ris
point quand on me dit qu'on ne paie point vos pensions ;
cela me fait trembler pour une petite démarche que j'ai
faite auprès de M. le contrôleur général en faveur de
La Harpe : je vois bien que s'il fait une petite fortune,
il ne la devra qu'à lui-même. Ses talents le tireront de
l'extrême indigence, c'est tout ce qu'il peut attendre. »
Il ne se trompait pas. Aussi, le 30 décembre 1773,
envoya-t-il ces mots à d'Argental : « La Harpe me pa-
rait être dans une situation assez pressante, et je n'ai
pas de quoi l'assister, parce que M. le duc de Wurtem-
berg ne me paie plus, et que M. Delaleu est considéra-
blement en avance avec moi. Si vous pouviez donner
pour moi 25 louis à La Harpe, vous me feriez un plaisir
infini. Je ne sais s'il sera jamais un grand tragique ;
mais il est le seul qui ait du goût et du style; c'est le
seul qui donne des espérances, le seul peut-être qui
mérite d'être encouragé, et on le persécute. » A la vé-
rité, il l'avait recueilli près d'une année à Ferney avec
6.
102 VOLTAIRE
son épouse, mais c'est parce qu'il avait besoin d'eux
pour jouer la comédie. Telles sont les faveurs de Vol-
taire à l'égard d'un disciple qu il avait recommandé, le
15 décembre 1113, à Dalembert, comme ayant du génie,
et comme étant le seul qui pourrait soutenir le théâtre
tragique.
Le 19 mars 1161, il se vanta à Damilaville d'avoir
offert non pas un asile, mais sa propre maison à Rous-
seau pour y vivre comme son frère. Rousseau eût peut-
être accepté de l'argent avancé avec une grande délica-
tesse, mais son caractère ne lui permettait pas de devenir
le commensal d'un seigneur fastueux.
Le 10 novembre 1110, dans une lettre à de Ville-
vieille, il dit de Chamfort : « Ce jeune homme a du ta-
lent, de la sensibilité, de la grâce, et fait des vers très
heureux. 11 mérite de l'être, et on dit qu'il ne l'est pas;
mais qui l'est, au bout du compte? »
11 fallait quelques occasions solennelles qui attirassent
l'attention du public, pour que Voltaire se décidât à
délier les cordons de sa bourse. Ainsi « ayant lu dans
la Gazette de Berne, qu'un inconnu avait proposé un
prix de 50 louis à celui qui ferait le meilleur mémoire
pour la formation d'un code criminel, le philosophe de
Ferney, raconte Wagnière (p. 18), fit savoir à la Société
économique de Berne qu'il serait ajouté par un autre
inconnu 50 louis à ce prix. » Le o décembre 1111, Vol-
taire se hâta d'apprendre à l'impératrice Catherine le
montant de son dépôt. De même, le 15 avril 1116, il
écrivait à Delisle de Salles : « Il faut espérer que le par-
lement vous rendra la justice que vous n'avez pas obte-
nue du Châtelet. Mais ce procès étrange doit vous ruiner.
ET SES AMIS. 103
Pourquoi n'ouvrirait-on pas une souscription pour vous
procurer les moyens de le soutenir? Ma souscription
doit être prête. Elle est en votre nom, et vous la trou-
verez chez Dailli, notaire. » Cette souscription était de
S00 livres, suivant Delisle de Salles, qui n'a jamais voulu
consentira l'accepter ni Voltaire la retirer, de sorte qu'il
fallut la rendre à M me Denis. Voltaire avait espéré faire
un personnage de Delisle, banni de France à perpétuité
à cause de sa philosophie. Le 6 mai 1777, il l'engagea
a se retirer à Ferney ; il le recommanda à la bienveil-
lance du roi de Prusse. Mais, lorsque celui-ci eut par-
couru l'ouvrage du protégé, il répondit, le 17 dé-
cembre 1777, à Voltaire : « Je vous avouerai que j'ai eu
la bêtise de lire cet ouvrage de ce Delisle, pour lequel
il a été banni de France : c'est une rapsodie informe,
ce sont des raisonnements sans dialectique, et des idées
chimériques qu'on ne saurait pardonner qu'à un homme
qui écrit dans l'ivresse, et non à un homme qui se donne
pour un penseur. S'il se fait folliculaire à Amsterdam ou
bien à Leyde, il pourra y gagner de quoi subsister, sans
sacrifier sa liberté aux caprices d'un despote en venant
s'établir ici. Il y a eu des ex-jésuites à Paris, qui, après
la suppression de l'ordre, se sont fait fiacres. Je n'ose
proposer un tel métier à M. Delisle; mais il se pourrait
qu'il fût habile cocher; et, à tout prendre, il vaudrait
mieux être le premier cocher de l'Europe que le dernier
des auteurs. Je vous parle avec une entière franchise;
et si vous connaissez l'original en question, vous con-
viendrez peut-être qu'il ne perdrait rien au troc. » Le
28 août 1765, Voltaire avouait àDalembert que le mérite
et la persécution étaient ses cordons bleus. S'il se montra
104 VOLTAIRE
si généreux envers Delisle, il n'est point téméraire de
croire qu'en le recueillant chez lui il avait un autre des-
sein que celui d'encourager le mérite persécuté, car De-
lisle avait assurément moins de talent que d'autres qae
Voltaire ne cessait de prôner et qu'il laissait néanmoins
dans la gène.
Ainsi, le 9 décembre 1755, il parlait à Dalembert de
V Encyclopédie comme du plus grand et du plus beau
monument de la nation et de la littérature. Le 13 no-
vembre 1756, il la lui citait encore comme le plus grand
ouvrage du monde. Or, qui travaillait à l'Encyclopédie?
C'était Diderot et Dalembert. Voltaire les jugeaitril dignes
de cette entreprise? Oui, car, le 5 septembre 1752, il
mandait à Dalembert : « Vous et M. Diderot, vous faites
un ouvrage qui sera la gloire de la France. Paris abonde
en barbouilleurs de papiers ; mais de philosophes élo-
quents, je ne connais que vous et lui. » Le 23 juin 1760,
môme aveu : « Il n'y a que vous qui écriviez toujours
bien, et Diderot parfois. » Ce n'est pas le seul hommage
qu'il leur ait rendu.
Parlons d'abord de Diderot. Dans une lettre, du
20 janvier 1770, à Thieriot, Voltaire le signalait comme
le digne soutien de la philosophie, l'immortel vainqueur
du fanatisme. Dans le mois de décembre 1760, il écri-
vait à ce cher écrivain : « Mon très digne maître, puisse
votre gloire servir à votre fortune ! Je vous regarde
comme un homme nécessaire au monde, né pour l'é-
clairer et pour écraser le fanatisme et l'hypocrisie. »
Aussi avouait-il, le 8 octobre 1764, à Thieriot, qu'on
devait des récompenses à Diderot à cause de sa colla-
boration à l'Encyclopédie, mais il en laissait le mérite
ET SES AMIS. 105
à d'autres. Diderot passa presque toute sa vie dans
un quatrième étage; dans sa jeunesse, il faillit mourir
de faim. Au moment où une pauvre aubergiste lui donna
un peu de pain et de vin pour le rappeler à la douleur,
il fut obligé de travailler pour des corps, pour des ma-
gistrats, pour tous ceux qui étaient en état de lui accor-
der quelques honoraires. C'est ainsi qu'il composa des
plaidoyers, des remontrances au roi, des sermons et
même des prospectus (1). Il resta constamment sous la
dépendance de ses libraires. Voltaire le savait; il le
plaignait beaucoup, et se contentait de lui prodiguer
les éloges les plus flatteurs. Diderot était toujours gêné.
Tout le monde connaît la générosité, la délicatesse avec
laquelle Boileau acheta la bibliothèque de Patru. Diderot
chercha pendant cinq ans à se défaire de sa bibliothèque
pour établir sa fille. Ce fut sur la recommandation de
Grimm que l'impératrice de Russieacquitsabibliothèque,
à des conditions très avantageuses pour Diderot. Vol-
taire ne manqua pas de prôner cette action de Cathe-
rine II, dans son Commentaire historique. N'est-il pas
permis de demander si l'exemple de Boileau ne devait
pas être imité par Voltaire, lorsqu'il apprit la détresse
de Diderot? Voltaire ne fit donc rien en faveur de
Diderot.
Revenons à Dalembert. Voltaire le regardait, le
$ octobre 1755, comme son cher philosophe universel.
La même année, il lui disait : « Adieu, Atlas et Her-
cule, qui portez le monde sur vos épaules. » Le
(1) M*»* de Vandcul, Mémoires pour servir à V histoire de la vie et
des ouvrages de Diderot.
100 VOLTAIRE
1 mars 1158, il le louait comme un homme au-dessus
de son siècle et de son pays; le 24 juillet 1160, comme
le plus bel esprit de la France et le plus aimable ; le
19 mars 1161, comme son très digne et ferme philo-
sophe, vrai savant, vrai bel esprit, homme nécessaire
au siècle ; le 8 mai suivant, comme M. le Protée, M. le
multiforme ; le 26 décembre 1164, comme le prêtre de
la raison, qui enterreraitle fanatisme ; le 28 octobre 1169,
comme le premier écrivain du siècle; le 24 août 1113,
comme le cher soutien de la raison et du bon goût.
Aussi, le 16 octobre 1165, lui adressait-il ces mots :
« Mon cher et vrai et grand philosophe, vous êtes comp-
table de votre temps à la raison humaine. » Mais Dalem-
bert était pauvre et persécuté. C'est pourquoi il mandait,
le 22 décembre 1159, à son panégyriste : « Je suis bien
las de Paris, mais serai-je mieux ailleurs? C'est ce qui
est fort incertain. Vous avez choisi la meilleure part :
vous êtes riche et je suis pauvre. On continue toujours
ici à nous persécuter, et à nous susciter tracasseries sur
tracasseries. » Cette plainte était-elle fondée? Oui, car Da-
lembert étai déjà membre de toutes les académies de l'Eu-
rope, qu'il n'avait encore que douze à quinze cents livres
de rente, suivant la CorrespondancelUtéraire deGrimm,
de janvier 1184. Il n'était guère plus riche quand il refusa
de se charger d'élever une altesse impériale de Russie
avec cent mille livres de traitement. Il en était réduit
à vivre dans le bouge de la pauvre vitrière qui l'avait
nourri comme son enfant. Voltaire apprenait, le
12 mars 1166, à Damilaville, que Dalembert n'avait
pas une fortune selon son mérite. Que fit-il pour le
tirer de cette situation? Le 30 juin 1165, Dalembert lui
ET SES AMIS. 107
écrit : « Vous êtes "bien bon, mon cher maître, de prendre
tant de part à l'injustice que j'éprouve ; il est vrai qu'elle
est sans exemple. Je sais que le ministre (Saint-Floren-
tin) n'a point encore rendu de réponse définitive ; mais
vouloir me faire attendre et me faire valoir ce qui
m'est dû à tant de titres, c'est un outrage presque aussi
grand que de me le refuser. Sans mon amour extrême
pour la liberté, j'aurais déjà pris mon parti de quitter
la France, à qui je n'ai fait que trop de sacrifices. J'ap-
proche de cinquante ans ; je comptais sur la pension
de l'Académie comme sur la seule ressource de ma
vieillesse. Si cette ressource m*est enlevée, il faut que
je songe à m'en procurer d'autres, car il est affreux
d'être vieux et pauvre. Si vous pouviez savoir les
charges considérables et indispensables, quoique volon-
taires, qui absorbent la plus grande partie de mon très
petit revenu, vous seriez étonné du peu que je dépense
pour moi; mais il viendra un temps, et ce temps n'est
pas loin, où l'âge et les infirmités augmenteront mes
besoins. Sans la pension du roi de Prusse, qui m'a
toujours été très exactement payée, j'aurais été obligé
de me retirer ou à la campagne ou en province, ou
d'aller chercher ma subsistance hors de ma patrie. Je
ne doute point que ce prince, quand il saura ma posi-
tion, ne redouble ses instances pour me faire accepter
la place qu'il me garde toujours, de président de son
Académie; mais le séjour de Potsdam ne convient point
à ma santé, le seul bien qui me reste. Je vous avoue
que ma situation m'embarrasse. Il est dur de se dépla-
cer à cinquante ans, mais il ne l'est pas moins de res-
ter chez soi pour y essuyer des nasardes. Ma seule
(
10S VOLTAIRE
consolation est de voir que l'Académie, le public, tous
les gens de lettres, ne sont pas moins indignés que
vous du traitement que j'éprouve. J'espère que les étran-
gers joindront leurs cris à ceux de la France; et je
vous prie de ne laisser ignorer à aucun de ceux que
vous verrez le nouveau genre de persécution qu'on
exerce contre les lettres. J'oublie de vous dire que j'ai
/•crit au ministre une lettre simple et convenable, sans
kisscsse et sans insolence, et que je n'en ai pas eu plus
l<>. réponse que l'Académie. » Voltaire lui répond, d'a-
hord le K juillet : « Votre lettre m'a pénétré le coeur.
Voila donc où vous en êtes! C'est à vous à tout peser;
\iiy«7. si vous voulez vous transporter, à votre âge, et
s'il faut que Platon aille chez Denis, ou que Platon
reste eti (iréec. Votre cœur et votre raison sont pour la
(irèce. Vous examinerez si, en restant dans Athènes,
vous devez rechercher la bienveillance des Périclès. On
est facile contre vous. Des trésors de colère se sont
amassés contre nous tous. Mais il vous faut votre pen-
sion . Voulez- vous me faire votre agent, quoique je ne sois
pas sur les' lieux? » Puis le 5 auguste suivant : « Je
iiYi point d'avis a vous donner; vous n'en prendrez que
dis votre, fermeté et de votre sagesse. Je n'ai rien à dire
m M. le duc de Choiscul, je lui ai tout dit; et, puisque
vous ne le croyez pas l'auteur de cette injustice, mon
rôle est terminé. J'ignore si vous quitterez cette nation
de, singes et si vous irez chez des ours; mais, si vous
aile/, en Oursie, passez par chez nous. Ma poitrine com-
mence un peu a s'engorger. Il serait fort plaisant que
je mourusse entre vos bras, en faisant ma profession de
foi. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas à Ferney
ET SES AMIS. 109
attendre philosophiquement la fin des orages? » Le 13 du
même mois, Dalembert lui avoue qu'il sent les inconvé-
nients de la pauvreté et ajoute : « Savez-vous que je
vais être sevré? A quarante-sept ans, ce n'est pas s'y
prendre de trop bonne heure. Je sors de nourrice, où
j'étais depuis vingt-cinq ans; j'y prenais d'assez bon
lait, mais j'étais renfermé dans un cachot où je ne respi-
rais pas, et je sens que l'air m'est absolument néces-
saire ; je vais chercher un logement où il y en ait. Il
m'en coûte six cents livres de pension que je fais à cette
pauvre femme pour la dédommager de mon mieux; c'est
plus que la pension de l'Académie ne me vaudra, sup-
posé qu'on veuille bien enfin me faire la grâce de me
la donner. » Et Voltaire de répondre, le 28 suivant :
« Je m'intéresse pour le moins autant à votre bien-être
qu'à votre gloire; car après tout, le vivre dans l'idée
d'autrui ne vaut pas le vivre à Taise. Je me flatte qu'on
'vous a enfin restitué votre pension, qui est de droit;
c'était vous voler que de ne vous la pas donner. »
En 1770, Dalembert eut une nouvelle occasion pour expo-
ser ses besoins à Voltaire. Le 4 auguste, il fti mandait :
« Vraisemblablement j'aurai bientôt le plaisir de vous
embrasser. Tous mes amis me conseillent le voyage
d'Italie pour rétablir ma tête; j'y suis comme résolu, et
ce voyage me fera, comme vous croyez bien, passer
par Ferney, soit en allant, soit en revenant. La difficulté
est d'avoir un compagnon de voyage; car, dans l'état
où je suis, je ne voudrais pas aller seul. Une autre
difficulté encore plus grande, c'est l'argent que je n'ai
pas. Beaucoup d'amis m'en offrent, mais je ne serais
pas en état de le rendre, et je ne veux l'aumône deper-
t. n. 7
110 VOLTAIRE
sonne. J'ai pris le parti d'écrire, il y a huit jours, au
roi de Prusse, qui m'avait déjà offert, il y a sept ans,
quand j'étais chez lui, les secours nécessaires pour ce
voyage que je me proposais alors de faire. J'attends sa
réponse, ainsi que celle d'un ami à qui j'ai proposé de
m'accompagner. * Le 9 suivant, autre lettre : «J'espère
toujours vous embrasser bientôt ; j'espère aussi que le
même prince, qui souscrit si dignement et si noblement
pour votre statue, me mettra en état de faire ce voyage
d'Italie, si indispensable pour ma santé, i Le il, Vol-
taire répond : « Mon cher philosophe, mon cher ami,
vous êtes donc dégoûté de Paris ; car assurément on ne
se porte pas mieux sur les bords du Tibre que sur ceux
de la Seine. M. de Fontenelle, à qui vous tenez de fort
près, a vécu cent ans sans eu avoir l'obligation à
Rome. Je souhaite que Denis fasse ce que vous savez;
mais je doute que le viatique soit assez fort pour vous
procurer toutes les commodités et tous les agréments
nécessaires pour un tel voyage; et si vous tombez
malade en chemin, que deviendrez-vous ? Ma philoso-
phie est sensible; je m'intéresse tendrement à vous : je
suis bien sûr que vous ne ferez rien sans avoir pris les
mesures les plus justes. 4 Dalembert avait accepté des
pensions du roi de Prusse et de M me Geoffrin ; aurait-il
refusé des secours de la main de Voltaire? assurément
non. 11 est impossible de croire qu'en révélant à Voltaire
les embarras dans lesquels il se trouvait en 1165 et
en 1110, il n'ait pas eu le dessein de lui mendier adroite-
ment de l'argent. Voltaire était trop clairvoyant pour ne
pas deviner le sens de ces confidences ; mais il fît sem- '
blant de nepas comprendre, afin de n'avoir rien à donner.
ET SES AMIS. MI
Les procédés de Voltaire envers les gens de lettres qui
ont fait un appel à la générosité de son cœur, vontnous
servir à apprécier les bienfaits dont il aurait comblé
d'autres personnes qui avaient acquis moins de droits
à sa bienveillance, suivant ses panégyristes. Nous en
profiterons aussi pour relever une anecdote qui n'est
pas sans intérêt.
A l'occasion de Y Ode de Voltaire intitulée Y Anniver-
saire de la Saint-Bar thélemi, pour l'année 1772, M, Beu-
chot a dit : « Le 14 mai, date de l'assassinat de Henri IV,
et le 24 auguste, anniversaire de la Saint-Barthélemi,
n'étaient pas des jours ordinaires pour le philosophe de
Ferney. » En 1769, le 30 auguste, Voltaire s'avisa d'é-
crire à d'Argental : « J'ai toujours la fièvre le 24 du
mois d'auguste : vous savez que c'est le jour de la Saint-
Barthélemi; mais je tombe en défaillance le 14 de mai,
où l'esprit de la ligue catholique assassina Henri IV. »
Le lendemain il écrivait aussi au comte de Schomberg :
« Ne soyez point étonné que j'aie été malade au mois
d'auguste. J'ai toujours la fièvre vers le 24 de ce mois
comme vers le 14 de mai. Vous devinez bien pourquoi. »
Le 5 septembre 1774, il disait encore à d'Argental :
« Je ne sais par quelle fatalité singulière j'ai la fièvre
tous les ans le 24 auguste, jour de la Saint-Barthélemi. »
Le marquis de Villette (p. 114) mandait à ce sujet, en 1777
au marquis de Villevieille : « Je dois vous apprendre
une anecdote aussi extraordinaire que touchante, et que
je suis honteux d'avoir ignorée jusqu'à présent : c'est
que M. de Voltaire n'a pas encore passé une seule
année de sa vie sans avoir la fièvre le jour de la Saint-
Barthélemi. Il ne reçoit jamais personne à <*reil jour;
112 VOLTAIRE
il est dans son lit; l'affaissement de ses organes, l'inter-
mittence, la vivacité de son pouls caractérisent cette
crise périodique. On s'y attend; on ne l'approche qu'en
tremblant. Il semble que son cœur soit ulcéré de toutes
les plaies que la persécution religieuse a faites aux
hommes ; et on se garde bien de lui en parler, dans la
crainte d'ajouter à sa douleur. Je vous atteste ici un"
fait que d'abord je me défendais de croire : mais toute
la maison en est témoin depuis vingt ans. » Wagnière
(p. 336) raconte à son tour que tous les ans, le jour de
la Saint-Barthélemi, M. de Voltaire avait une espèce de
fièvre et éprouvait un malaise si marqué, que tout le
monde s'en apercevait. Mais Duvernet (p. 424) a cru
devoir faire cette remarque : « Ce qu'on a dit de la fièvre
annuelle de Voltaire, le jour de la Saint-Barthélemi, n'est '
point vrai. Un légendaire, autrefois, eût pu embellir
la chronique de quelque saint d'un pareil mensonge;
mais la vie d'un philosophe aussi grand par ses œuvres
que puissant par sa doctrine ne pourrait qu'en être dépa-
rée. Ce qui est certain, c'est que le jour de la Saint-
Barthélemi, Voltaire était inquiet, triste et chagrin. 11
rappelait en gémissant, et souvent en pleurant, les prin-
cipales horreurs de cette journée désastreuse. L'air de
joie ou de contentement dans ceux qui l'approchaient
lui déplaisait infiniment. On l'eût mis en colère si on se
fût permis de rire en sa présence. En 1772, il célébra
l'anniversaire de ce jour horrible par un p«»ème; il en
écrivit les stances en lettres de sang. » La correspon-
dance de Voltaire renferme des lettres du 24 août 1724
à Thieriot ; du 25 août 1732 à Cideville ; du 24 août 1735
à M. Caumont; du 23 août 1743 à d'Argental; du
ET SES AMIS. 113
25 août 1744 et aussi du 23 août 1749 au même; du
24 août 1750 à M me Denis ; du 24 août 1751 à la même;
du 23 août 1755 à Colini; du 23 août 1756 à la comtesse
Lutzelbourg ; du 24 août 1758 à M. Rousseau, à Liège;
du 25 août 1759 à Dalembert; du 24 août 1761 à Dami-
laville, à M 016 d'Épinay et à d'Argental auquel, il apprend
qu'il a quinze lettres à écrire de suite; du 23 août 1762
à Duclos; du 23 août 1763 à d'Argental, à Damilaville
et à Thieriot ; du 24 août 1764 à M. Bertrand et à Dami-
laville; du 24 août 1765 au marquis d'Argence de
Dirac; du 25 août 1766 à Dalembert, à Damilaville,
à Leclerc de Montmerci et à Frédéric, landgrave de
Hesse-Cassel ; du 23 août 1767 àd'Olivet; du 24 août 1768
à Guillaumot; du 23 août 1769 à M. Jean Maire; du
25 août 1770 au comte deSchomberg; du 25 août 1772
àM me de Saint-Julien; du 24 août 1775 à Dalembert,
Chose singulière! dans aucune de ces lettres, Voltaire
ne parle de la Saint-Barthélemi et ne permet de
supposer que cette journée lui occasionnât le moindre
chagrin ou le plus petit accès de fièvre. Ce si-
lence n'est-il pas la réfutation la plus accablante des
puériles assertions de ce de Villette, et de Wagnière,
dont Duvernet lui-même s'est vu obligé de rejeter le
témoignage? C'est un fait incontestable que Buffon pos-
sédait le don des larmes ; Rousseau s'est vanté d'en
avoir été gratifié de bonne heure. Voltaire avait reçu
de la nature le même privilège. Il pleurait, nous l'avons
vu, quand il le voulait, aussi facilement qu'un enfant.
Il ne lui était pas plus difficile de contrefaire le malade,
et même le moribond, au point de tromper un médecin,
au rapport de Wagnière lui-même (p. 75). S'il a versé
114 VOLTAIRE
tant de larmes inutiles sur des malheurs irréparables,
comment l'excuser d'avoir été si insensible au récit des
malheurs de ses amis qu'il lui était donné de soulager
sans se gêner?
En vain Condorcet avoue que Voltaire était dominé
par le sentiment d'une bonté active; que l'amour de la
gloire ne fut jamais en lui qu'une passion subordonnée
à la passion plus noble de l'humanité, et que des se-
cours à des gens de lettres, des encouragements à des
jeunes gens en qui il croyait apercevoir le germe du
talent, absorbaient une grande partie de sa fortune. En
vain Duvernet (p. 392) nous dit qu'il joignait toujours
à ses dons l'art extrêmement rare de savoir obliger,
et qu'on le voyait voler au-devant des besoins de beau-
coup d'hommes de lettres, et les obliger pour le seul
plaisir de les obliger. En vain M. Aubert de Vitry, dans
le Dictionnaire de la Conversation, à l'article Voltaire,
a cru que soulager, servir les malheureux était un be-
soin pour lui. En vain, dans la Galerie française, à
l'article Voltaire, M. Ber ville prétend à son tour qu'il
ne refusa jamais un service qui fût en son pouvoir.
Nous avons mis et cette philosophie, et cette huma-
nité, et cette délicatesse à une terrible épreuve. N'est-il
pas permis de conclure, comme le fit un jour Gollini,
que nous devons maintenant savoir à quoi nous en te-
nir sur ces belles passions et ces nobles sentiments qui
n'inspirèrent que de jolies phrases, de séduisantes
maximes, un charlatanisme aussi superbe que stérile?
ET LES PERSONNES GENEES. 11&
VI. — Voltaire et les personnes gênées.
La pénurie dans laquelle Voltaire vient de laisser
ses aides de camp et ses cordons bleus va nous aider
à prouver qu'il ne dut pas gâter les personnes gênées
qui lui furent recommandées, ou qui osèrent s'adresser
Spontanément à lui.^
Ayant appris qu'une demoiselle Damfreville était à
Paris dans un extrême besoin, Voltaire pria TabbéMous-
sinot de lui prêter 100 francs dont il avait le reçu dès
le 10 janvier 1738.
Le 20 décembre de la même année, il envoya à Mau-
pertuis une somme de 100 francs pour une Laponne.
Dans son Commentaire historique, il se vante aussi
d'avoir terminé un procès en payant de ses deniers la
vexation qui opprimait ses pauvres vassaux, et il cite la
lettre qu'il adressa à l'évèque d'Annecy pour se plaindre
d'un curé qui avait suscité un procès à ses vassaux
pour obtenir d'eux ce qu'il croyait avoir le droit d'exi-
ger, et qu'ils refusaient de payer. Wagnière (p. 39) dit
à ce sujet : « Le curé ayant fait mettre en prison à Gex
les deux plus notables paysans de. la communauté de
Ferney qui se trouvaient dans l'impossibilité de payer
ce qu'il exigeait d'eux, M. de Voltaire m'envoya reti-
rer ces deux malheureux laboureurs, et porter la
somme, qui se montait à 2,100 livres. Elle ne lui a
été remboursée que dans l'espace de vingt ans, sans
intérêts, par la jouissance d'un petit marais, qui lui fut
concédée pour ce terme par la commune de Ferney.
116 VOLTAIRE
L'origine de cette affaire venait d'une dîme que ce curé
se croyait en droit de lever sur des pièces de terre de
Ferney. 11 y avait litige depuis plusieurs années, et les
frais du procès avaient plus que triplé la redevance exi-
gée des paysans. » 11 n'appartenait qu'à un tribunal de
terminer cette affaire. Voltaire aimait à se faire payer
la dîme; il ne pouvait en déposséder un curé. Sans
doute celui-ci recourut à des voies peu dignes de son
caractère; mais il n'en avait pas ipoins la loi pour lui.
Si Voltaire intervint dans ce débat, il est évident qu'il
perdit peu de chose, et que sa conduite ne fut ni aussi
généreuse, ni aussi noble qu'il semble l'annoncer dans
son Commentaire historique. 11 ne s'était fait aucun
scrupule d'envoyer et un violon de l'Opéra et un juif
de Berlin en prison.
Dans le même ouvrage et dans sa correspondance, il
vante à l'envi ses procédés envers la famille Grassi.
C'est une nouvelle exagération. Six frères du nom de
Crassi étaient obérés de dettes ; comme ils étaient mi-
neurs, des Jésuites d'Ornex obtinrent des lettres patentes
qui les autorisaient à acheter un domaine appartenant
à ces mineurs. La vente avait été régulière. Plus tard
les mineurs voulurent rentrer dans leur bien en vertu
du retrait lignager. Sur l'ordre de leur général, les
Jésuites n'opposèrent aucune résistance, suivant une
lettre de Voltaire à La Chalotais, du 17 mai 1762. Tout
se fit légalement. Voltaire affecta de parler de l'acqui-
* sition des Jésuites comme d'une usurpation. Il est évi-
dent qu'ils n'avaient agi que loyalement. Si Voltaire
prêta de l'argent aux frères Crassi pour recouvrer leur
propriété, il n'avait rien à risquer, puisqu'ils étaient
ET LES PERSONNES GÊNÉES. 117
solvables. Wagnière (p. 55) certifie qu'ils lui rembour-
sèrent la plus grande partie de ses fonds, et que Vol-
taire leur remit le restant. Cette dernière assertion est
inadmissible. On ne peut croire que des gens assez
riches pour acheter, suivant le Commentaire historique,
un joli domaine qui avait été entre les mains des Jé-
suites, eussent consenti à un pareil cadeau, et que
Voltaire eût imaginé de secourir des personnes qui
n'avaient pas besoin de ses bienfaits.
Maintenant à nous deux, Wagnière. « On ignore
peut-être, dit-il (p. 66), que dès l'instant qu'on eut
appris à Genève la nouvelle de la perte de la bataille
de Rosbach, M. de Voltaire écrivit à son banquier à
Berlin de donner de sa part aux officiers français bles-
sés et prisonniers l'argent dont ils pourraient avoir
besoin, et de leur rendre tous les services qui dépen-
draient de lui. Il prit même aussi la liberté d'en recom-
mander quelques-uns particulièrement au roi de
Prusse. » Ces ordres furent-ils exécutés? Combien coû-
tèrent-ils à Voltaire ? Le silence de Wagnière sur ces
détails rend son assertion insignifiante, puisqu'il nous
met dans l'impossibilité d'apprécier le mérite de Vol-
taire dans cette circonstance.
Même remarque à faire sur ces lignes (p. 32) :
« En nil, il y eut une très grande disette dans le pays
de Gex. M. de Voltaire fit venir beaucoup de blé de la
Sicile, qu'il distribua aux habitants à un prix au-dessous
de l'achat. » Wagnière ajoute qu'il s'agissait de deux
cents coupes de blé de Sicile, mais il nous laisse igno-
rer le prix de la coupe et la perte que supporta Vol-
taire.
7.
118 VOLTAIRE
Wagnière continue (p. 40 et 41) : « Je crois devoir
rapporter ici quelques autres traits du même genre, et
également propres à donner une idée du caractère de
M. de Voltaire et de sa conduite, non seulement envers
les vassaux de ses domaines, mais envers tous les
malheureux qui s'adressaient à lui, et qui ne Tétaient
pas devenus par leur inconduite.
« Dans Tannée 1159, ayant un jour appris qu'un
habitant de Tourney avait été mis en prison à Genève
pour dettes, il m'envoya pour l'en faire sortir. J'avais
déjà terminé avec le citoyen de cette ville qui Tavait
fait incarcérer, lorsque tous les autres créanciers de cet
homme vinrent sur-le-champ le faire écrouer de nou-
veau. Je courus faire part de cet incident à mon maître,
qui s'engagea de payer toutes les dettes de ce paysan,
qui se montaient à plus de 2,000 écus. Je portai Tar-
gent nécessaire, môme celui pour les frais d'emprison-
nement. Après l'élargissement, cet homme passa une
reconnaissance à son libérateur, qui ne voulut exi-
ger d'intérêts pour un certain nombre d'années, et qui
n'a été remboursé qu'en partie au bout de plus de seize
ans. » Malheureusement ce récit n'est pas vrai. Il s'agit
ici de l'affaire de Bétems, si enjolivée par une requête
de Voltaire que nous avons reproduite. Une note du
président de Brosses nous a appris ce qu'il faut pen-
ser de ce langage pharisaïque. Wagnière a donc écrit
sur de mauvais rapports, ou a menti impudemment,
ce qui est aussi probable; car il est difficile d'admettre
que Voltaire eût chargé un scribe de dix-neuf ans d'une
négociation aussi délicate et aussi difficile.
Wagnière : « Une veuve des environs de Ferney,
ET LES PERSONNES GÊNÉES. 119
mère de deux jeunes enfants, étant vivement poursui-
vie par ses créanciers, eut recours à M. de Voltaire, qui
non seulement lui prêta de l'argent sans intérêts, mais
lui paya encore d'avance la rente de quelques fonds de
lerre qu'elle ne pouvait ni faire exploiter ni louer à
personne, et qu'il se chargea de mettre en valeur. Ces
terres n'en ayant pas moins été mises en vente quel-
que temps après par voie de justice, il se rendit adju-
dicataire, et en fit porter le prix très haut pour le pro-
fit de cette veuve et de ses enfants. De plus, il les logea
longtemps' gratis dans une de ses maisons ; et au bout
de quelques années, cette femme, par la plus noire in-
gratitude, lui fit perdre non seulement tout l'argent
qu'il avait payé pour elle, mais encore beaucoup d'autre
par la chicane, outre tous les fonds achetés dont elle
vint à bout de se remettre en possession par le moyen
de sa fille. » Impossible de deviner ce que donna et per-
dit Voltaire dans cette affaire. Il est certain qu'il était
de son intérêt de soutenir ses vassaux pour en attirer
d'autres par l'espoir de trouver en lui un protecteur.
C'est ainsi qu'il put facilement avancer des fonds qui
étaient garantis par les terrains de sa débitrice. Il lui
en coûtait peu de cultiver ces terrains, s'ils étaient
abandonnés ; s'il l'a fait, il faut l'en louer. Sa débitrice
a eu assurément grand tort de ne pas lui payer son tri-
but de reconnaissance. Mais des contradictions vien-
nent tellement obscurcir ce récit, qu'elles forcent de
douter de son authenticité. Comment admettre que la
susdite veuve ait pu légalement se faire rendre une pro-
priété vendue légalement et loyalement? On est tenté
de croire que c'est par suite d'une plainte de lésion
UO VOLTAIRE
qu'elle est parvenue i ce bat. IL est probable qu'elle
a\att la justice poar elle. Etes Dors Voltaire ne joue pas
ici le beau rôle. 11 s'est vainement rendu adjudicataire,
et il n'a pas poussé trop haut les enchères de l'adjudi-
cation. Pur conséquent Wo^nière a de nouveau menti,
ou esc tombé dans une ineptie inexplicable.
Même conséquence à tirer de ces lignes : c Une
chose à peu près semblable lui airiva avec une autre
personne à qui il avait prêté !.4MM> écus. »
Wasnière : c Une veuve de Feraey„ très pauvre,
dont un des fils était élevé chez M. de Voltaire, avant
une maison qui était absolument en raine, il la lui fit
rebâtir, et fit don au jeune homme de tout ce que lui
avait coûté cette reconstruction, par un billet de sa
main, que je remis i ce dernier. #
c 11 a aussi fait bâtir et donné des maisons, por-
tions de maisons et de terrains à bien des paysans de
Ferney. j Toujours des phrases et point de chiffres.
Or. sans chiffres, ces deux assertions n'ont aucune va-
leur.
A la vérité, en voici : « Un habitant de Ferney, qui
lui devait 600 livres par obligation, lui faisant part, en
ma présence, d'un petit malheur qui venait de lui arri-
ver, obtint sur-le-champ de M. de Voltaire la remise de sa
dette. » Que le lecteur se rappelle la conduite de Voltaire
envers ses courtiers, ses correspondants, ses amis in*
Unies, et qu'il décide si l'autorité de Wagnière lui suffit
pour admettre que Voltaire ait d'un mot remis une
créance de 600 livres à un paysan, donné des terrains
et des maisons à ses vassaux, qui devaient assurément
itre moins chers que les gens de lettres qui s'adres*
ET LES PERSONNES GENEES. 121
sèrent à lui au jour de la tribulation, et qu'il était de
son honneur de secourir.
Wagnière clôt ainsi son procès-verbal (p. 42) : « Il
me serait difficile de rapporter toutes les actions par-
ticulières de bienfaisance de M. de Voltaire. » Je le
crois, si elles étaient toutes du genre des précédentes.
Wagnière : « Il les faisait si simplement et si sin-
gulièrement, que Ton ne pouvait même s'en douter. »
Rien de plus certain, car personne ne se serait douté
que Voltaire exigeât des reçus des aumônes qu'il dai-
gnait accorder, et qu'il eût l'intention de donner l'ar-
gent qu'il ne prêtait que sur bon contrat et sur hypo-
thèque.
Wagnière : « En faisant du bien, il avait encore l'art
de ménager l'amour-propre de ceux qu'il obligeait. »
Malheureusement ses reçus, ses lettres, ses registres,
son Commentaire historique attestent le contraire.
Wagnière : « Je suis bien aise de trouver ici l'occa-
sion de confondre un peu la calomnie, en rendant hom-
mage à la vérité. » Wagnière aurait dû choisir d'autres
vérités pour confondre la calomnie; ce n'est pas avec
des mensonges, des invraisemblances, des absurdités
qu'on la réduit au silence. Il ajoute : « Je défie qui que
ce soit de me démentir sur les faits que je rapporte. »
Je crois l'avoir fait, grâce à ses contradictions.
Encore du Wagnière : « Il y a bien, il est vrai, des
personnes que je connais qui ont eu part à sa munifi-
cence et à ses secours, mais qui se sont bien gardées
de lui en témoigner quelque reconnaissance; au con-
traire... » Dans ce cas, Wagnière devait les démasquer,
puisque leur ingratitude l'y autorisait; et comme il les
122 VOLTAIRE
connaissait, il aurait parlé de ces ingrats probable-
ment avec plus d'exactitude et de bon sens qu f il ne
Ta fait des paysans dont il nous dévoile le tableau. 11
faut le blâmer d'avoir négligé de profiter de cette belle
occasion pour confondre la calomnie, et pour justifier
son maître des accusations dont il était l'objet.
Voici enfin son dernier mot : « Il faut dire comme
Arlequin : Attendons un peu, Dieu permettra que tout
se découvre. » La comparaison ne manque pas d'à-
propos. Je loue Wagnière de sa sincérité. Malheureu-
sement personne n'a répondu à son attente. Quelles que
soient les découvertes qu'on fasse, je suis persuadé
qu'elles ne seront pas la glorification de Voltaire. Il
faut qu'il ait fait bien peu d'actes de bienfaisance, puis-
que sa correspondance si volumineuse en fournit un si
petit nombre. Collini, M me de Graffigny, Condorcet n'en
citent aucun. Le marquis de Luchet (t. I, p. 120) n'a pu
reproduire que cette anecdote : « Un homme lui em-
prunta un jour 16,000 livres, avec promesse de lui
remettre au bout de quinze jours un contrat pour sa
sûreté. Quinze mois se passèrent sans que le prêteur
fût nanti. Impatienté de ces lenteurs qui avaient mau-
vaise grâce : « Monsieur, lui dit-il d'un ton brusque,
je vous donne les 16,000 livres; mais dorénavant je
ne vous prête pas un sou sans hypothèque. » Ce serait
se moquer du lecteur que de réfuter un pareil conte.
Néanmoins Duvernet (p. 115) n'a pas manqué de le
reproduire. Voici ce qu'il nous donne pour pendant
(p. 392) : « Un jeune officier avait passé quelques jours
à Ferney, et, faute d'argent, ne pouvait rejoindre son
régiment. Voltaire soupçonne son embarras : « Vqus
ET LES PERSONNES GÊNÉES. 123
« allez, lui dit- il, à votre régiment, permettez qu'un de
« mes chevaux, pour se former, fasse la route avec
« vous ; » et, lui mettant une bourse dans la main :
« Je vous prie, ajouta-t-il, de vouloir bien vous charger
« de sa nourriture. » Or, ou cet officier était dans l'in-
fanterie, ou il servait dans la cavalerie. S'il était dans
l'infanterie, il était accoutumé à faire ses étapes et n'a-
vait pas besoin de cheval pour s'éloigner de Ferney.
S'il servait dans la cavalerie, .il devait avoir un cheval
dans les écuries de son escadron. Pour se rendre à son
poste, un cheval devenait une charge pour lui, puisque,
pour le nourrir en chemin et le renvoyer ensuite par un
exprès, il lui en eût plus coûté qu'en prenant le coche.
C'est cependant ce qu'il a dû faire, puisque Duvernet
parle d'un cheval prêté et non donné pour un voyage.
Je crois qu'un officier ne relèverait pas cette platitude
sans se moquer du narrateur.
Duvernet (p. 321) continue : « Racontons encore,
pour édifier les ennemis du philosophe, un fait long-
temps ignoré et qui l'eût été toujours, si les bonnes
gens qui furent l'objet de sa bienfaisance n'avaient
trahi son secret. Un laboureur, étranger à ses terres,
perdit au parlement de Besançon un procès qui le ruina
entièrement. Dans son désespoir, il vint, avec sa femme
et ses enfants, implorer Voltaire qui, dans toute la
France, jouissait d'une grande réputation de bienfai-
sance. Le secours qu'il réclamait était pour appeler de
l'arrêt qui le condamnait et le ruinait. Au récit du mal-
heur de ces bonnes gens, Voltaire verse des larmes,
prend leurs papiers, les confie à Christin, son bailli, le-
quel, après un examen réfléchi, fut d'avis que c'était
124 VOLTAIRE
une bonne cause que ces infortunés avaient perdue, et
que les nullités de la procédure donnaient voie à un
appel. A ce rapport, Voltaire entre dans son cabinet, et
en revient portant, dans le pan de sa robe de chambre,
trois sacs de 1,000 francs chacun. « Voilà, dit-il à cet
« infortuné laboureur, pour réparer les torts de la jus-
« tice ; un nouveau procès serait un nouveau tourment
« pour vous ; si vous faites sagement, vous ne plaiderez
« plus, et si vous voulez vous établira Ferney, je m'oc-
« cuperai de votre sort. » Quoique cette anecdote ait
été adoptée par Mallet et par Palissot, qui dit dans son
Éloge de Voltaire avoir vu le médaillon que fit graver
d'Argental pour en conserver le souvenir, je me permet-
trai de ne pas l'adopter aveuglément. Voici pourquoi. II
n'est pas probable que Voltaire ait eu besoin des lu-
mières de son bailli pour examiner et juger cette affaire.
Il n'est pas probable non plus qu'il ait renoncé à la
voie d'un appel, s'il était persuadé d'y gagner le procès
perdu en première instance. 11 aimait trop à s'immiscer
dans les débats pour dédaigner de laisser plaider une
bonne cause pour laquelle il aurait facilement trouvé un
avocat capable et complaisant, qui eût exigé peu d'ho-
noraires. Puis comment admettre que Voltaire eût donné
tout de suite 3,000 francs à des gens qu'il n'avait jamais
vus, tandis qu'il laissait tous ses amis intimes dans le
besoin? Sur un fait aussi peu vraisemblable, il n'est pas
permis de s'en rapporter à l'autorité de Mallet, que nous
avons trouvé si éloigné de la vérité et du sens commun,
pas plus qu'à celle de Duvernet, dont les Mémoires de
Bachaumont, du 25 octobre 1786, et le Magasin ency-
clopédique (iv e année, 1. 1, p. 316) ont parlé avec tant
ET LES PERSONNES GÊNÉES. 125
de mépris, et dont Voltaire lui-même ambitionnait peu
le suffrage.
Quant à Palissot, voyons s'il mérite le même blâme.
Il dit dans son Éloge historique de Voltaire : « Sou-
vent il allait au-devant des malheureux ; il les prévenait
par ses bontés, en leur épargnant l'embarras de la
demande. S'ils étaient dans le cas de ne point recevoir
à titre de don, il leur prêtait sans intérêt, et même en
les dispensant de la reconnaissance. Ce n'était pas des
sommes légères qu'il hasardait ainsi. Un gentilhomme
des environs de Genève, décoré dans le service, nous a
dit à nous-mème que Voltaire lui avait prêté de la ma-
nière la plus noble une somme de 30,000 livres, dans
un temps où il paraissait peu vraisemblable que cet
officier fût jamais à portée de s'acquitter. A l'égard des
personnes à qui leur situation ne permettait ^)as de
rendre, il les secourait par des libéralités entières et
absolues. Plusieurs de ces bienfaits passaient par les
mains de M. d'Argental. Il est quelques gens de lettres
qui en ont reçu de considérables ; on n'attendait pas
d'eux qu'ils les publiassent; on souhaitait seulement qu'ils
parussent ne les pas oublier. 11 ne tira d'autre ven-
geance d'un homme qui avait passé une partie de sa vie
à le calomnier, qui était tombé dans l'indigence, et qui
lui offrait de rétracter ses calomnies par un acte public,
que de refuser la rétractation et d'envoyer à ce malheu-
reux un présent de 50 louis. » Autant de mots, autant
de mensonges ou d'absurdités. 1° Tout ce qui précède
démontre que Voltaire n'allait jamais au-devant des
malheureux ; qu'il leur donnait le moins possible ;
qu'il était impatient de recevoir des témoignages de
lie VOLTAIRE
leur reconnaissance, et qu'il ne cessait de leur re-
procher leur ingratitude. — 2° Il serait ridicule d'ad-
mettre que Voltaire eût prêté sans garantie 30, 000 livres
à un officier insolvable, lorsque, toute sa vie, il ne
plaça aucuns fonds entre les mains de sa famille, de
ses amis intimes, de son secrétaire, sans exiger des
contrats ou des billets. — 3° Sa correspondance prouve
qu'il ne chargea pas d'Argental de distribuer des au-
mônes ou des secours en son nom. — 4° Il est avéré
qu'aucun homme de lettres ne reçut de lui des libé-
ralités considérables. — 5° Il n'avait pas l'habitude
de rendre le bien pour le mal. Loin de détester les
louanges, il les provoquait. Il avait soin de réclamer
des panégyriques ostensibles de tous ceux qu'il avait
daigné obliger, ou qu'il avait été forcé de gratifier.
L'enthousiasme de Palissot n'est donc que de la puérile
crédulité ou de l'imposture inqualifiable.
Quand même on s'en rapporterait aveuglément à la
parole de Wagnière, de Luchet, de Duvernet et de Pa-
lissot, la gloire de Voltaire n'y gagnerait pas beaucoup.
Les libéralités que nous venons d'examiner ne pour-
raient guère être considérés que comme « des émotions
passagères, des surprises, des élans, des soubresauts,
pour ainsi dire, de vertu et d'ardeur, » dirai-je avec
un polémiste.
Motivons notre appréciation et notre réserve. Pour
cela, hâtons-nous de représenter le budget que Voltaire
allouait aux pauvres.
ET LES PAUVRES. 127
VIL — Voltaire et les pauvres.
En ce temps-là
La pauvreté, pâle, au teint blême,
Aux longues dents, aux jambes de fuseaux,
Au corps flétri, mal couvert de lambeaux,
Fille du Styx, pire que la mort même,
De porte en porte allait traînant ses pas :
Monsieur Labat la guette cl n'ouvre pas.
Ce M. Labat était un Français qui, par une honnête
industrie et par un travail estimable, s'était procuré
une fortune de plus de 2 millions. Voltaire n'était pas
moins riche. Il a reconnu que
Deux fois par jour il faut qu'un mortel mange (1).
Fera-t-il comme M. Labat, lorsqu'il verra à sa porte cette
pauvreté dont il a dépeint les horreurs? L'auteur d'É-
mile disait : « Si j'étais riche, je serais insolent et bas,
sensible et délicat pour moi seul, impitoyable et dur
pour tout le monde, spectateur dédaigneux des misères
de la canaille, car je ne donnerais plus d'autre nom aux
indigents, pour faire oublier qu'autrefois je fus de leur
classe. » Voltaire se flatta d'avoir été plus compatissant.
S'il faut s'en rapporter à sa correspondance, les pauvres
étaient plus soulagés dans sa maison qu'en aucun cou-
vent que ce pût être (2) ; de sorte qu'il n'y eut plus de
(1) La Guerre civile de Genève, ebant v. — Œuvres de Voltaire, t. XII,
p. 298.
(2) Lettre à DamilaviUe, du 8 février 1768.
1 28 VOLTAIRE
pauvres à Ferney (1), non pas même un seul pauvre (2).
C'est pourquoi, lorsqu'il écrivit son testament, il ne
légua 300 livres aux pauvres de sa paroisse que dans
le cas où il y en aurait. Mais s'inquiéta-t-il du sort des
pauvres des autres localités?
« Il n'y a point de religion, a-t-il dit au chapitre VII
de son Essai sur les mœurs, dans laquelle on n'ait re-
commandé l'aumône. La mahométane est la seule qui
en ait fait un précepte légal, positif, indispensable.
L'Alcoran ordonne de donner 2 1/2 0/0 de son revenu,
soit en argent, soit en denrées. » Au chapitre CXXXIX du
même ouvrage, il a remarqué que les peuple schisma-
tiques n'ont jamais donné des preuves de charité et
d'héroïsme comparables à celles de la communion ro-
maine, et que c'est à elle seule que l'on doit les hôpi-
taux, les couvents, toutes les institutions religieuses
qui font le plus de bien à l'humanité. Mais il s'est étran-
gement mépris sur la cause de ces effets admirables
devant lesquels avaient expiré ses sarcasmes. Le 20 jan-
vier 1769, il mandait à M m0 du Deffand : « Vous médites
que vous ne voulez pas être aimée par charité : vous
ne savez donc pas que ce grand mot signifie orginaire-
ment amour en latin et en grec; c'est de là que vient
mon cher, ma chère. Les barbares welches ont avili
cette expression divine; et de charitas ils ont fait le
terme infâme qui parmi nous signifie l'aumône. » Par
les Welches, Voltaire désignait ses compatriotes, la
nation qui s'est le plus incorporé l'esprit du christianisme
(1) Lettre à d'Argèntal, du 30 janvier 1761.
(2) Lettre à Saint-Lambert, du 7 mars 1769.
ET LES PAUVRES. 129
dans son langage comme dans ses mœurs. En rejetant
la charité, le mobile de toutes les actions qu'il avait
louées, Voltaire s'appliquera-t-il à faire oublier tout ce
qu'avait enfanté cette vertu?
Dans son Dictionnaire philosophique, à l'article Job,
il adresse ces paroles à Job : « Bonjour, mon ami Job.
J'ai été beaucoup plus riche que toi. Aucun de tes pré-
tendus amis ne te prête un écu. Quoique j'aie perdu une
grande partie de mon bien, je ne t'aurais pas traité
ainsi. Rien de plus commun que gens qui conseillent,
rien de plus rare que ceux qui secourent. C'est bien la
peine d'avoir trois amis pour n'en pas recevoir une
goutte de bouillon, quand on est malade! Je les aurais
condamnés pour n'avoir point secouru leur ami. » Dans
le même Dictionnaire philosophique, à la section pre-
mière du mot Fertilisation, il écrit ces mots : « Le
nombre des mendiants est prodigieux, et, malgré les
lois, on laisse cette vermine se multiplier. Je deman-
derais qu'il fût permis à tous les seigneurs de retenir et
' faire travailler à un prix raisonnable tous les mendiants
robustes, hommes et femmes, qui mendieront sur leurs
terres. » Dès 1749, dans ses Einbellissejnents de Paris,
il voulait qu'on condamnât au travail les « indigents
fainéants qui ne fondent leur misérable vie que sur le
métier infâme et punissable de mendiants, et qui con-
tribuent à déshonorer la ville. » Au chapitre XI de
la II e partie de son Histoire de Russie, il a loué Pierre
le Grand d'avoir délivré les villes « de la foule odieuse
de ces mendiants qui ne veulent avoir d'autre métier
que celui d'importuner ceux qui en ont, et de traîner
aux dépens des autres hommes une vie misérable et
180 VOLTAIRE
honteuse... » N'était-ce pas ressusciter le turpisegestas
de l'antiquité? Dans tous ses écrits, Voltaire confond
habituellement les gueux avec les pauvres.
Voltaire rappellera-t-il dans sa vie privée l'humanité
de l'auteur de l'article Job, ou la dureté de celui des
mots Fertilisation, des Embellissements de Paris et de
l' Histoire de Russie? Lisez attentivement toute sa volu-
mineuse correspondance, vous n'y remarquerez aucun
sentiment de générosité pour les pauvres. A Ferney
comme à Cirey, à Berlin et à Paris, jamais il ne s'occupe
des pauvres. A aucune époque il ne charge un ami dis-
cret de distribuer des aumônes aux pauvres. Quand il
leur jette un écu, c'est pour se débarrasser au plus vite
de leurs importunités. 11 en agit ainsi avec tous les des-
cendants de Corneille. Suivant Wagnière (p. 13), il
donna un jour une pièce de 6 francs à un capucin avec
autant d'ostentation que s'il lui eût remis une lettre de
change d'une valeur considérable. Quelques Jésuites
s'étani présentés pour lui demander ua asile, il leur fit
demander s'ils voulaient lui servir de laquais et porter
sa livrée, et les envoya chercher une retraite ailleurs,*
au moyen de quelque secours, raconte Wagnière (p. 56),
Cependant n'avait-il pas été content, en Angleterre, de
recevoir un cadeau du roi? A Colmar, n'avait-il pas été
obligé d'emprunter de l'argent à un ami? Dans un de
ses voyages avec M me du Chastelet, une personne de sa
connaissance n'avait-elle pas payé pour lui des frais de
réparation de voiture, comme le prouve Longchamp
(p. 139)? Sur son Livret, il consacrait 1,000 francs
en aumônes, comme nous savons. Il paraît qu'il ne dé-
passait pas cette somme. Elle était suffisante, s'il n'avait
ET SA COLONIE DE FERNEY. 131
en vue que les pauvres de Ferney. Songeait-il aux
pauvres des autres pays? Non. Wagnière (p. 31) nous
dit à ce sujet : « Il faisait beaucoup d'aumônes, non aux
mendiants des rues et vagabonds, qu'il ne pouvait souf-
frir, mais aux habitants des environs de Ferney, qui
peuvent attester combien de secours ils recevaient de
lui dans leurs besoins et dans leurs maladies. Il a payé
longtemps pour l'instruction de quelques enfants
suisses, dans les écoles de charité de Lausanne; mais
une partie des ministres de cette ville lui ayant fait une
querelle sur ce qu'il avait dit nouvellement du fameux
Saurin, il fut si piqué qu'il discontinua les contribu-
tions qu'il accordait à cet établissement respectable. »
Cette dernière anecdote nous montre ce qu'il faut penser
du désintéressement de Voltaire lorsqu'il faisait du bien,
et nous amène à conclure qu'il était difficile d'obtenir
quelque chose de lui, quand on n'égratignait pas l'épi-
derme de sa vanité.
Quand Voltaire prend la plume, il s'adresse au genre
humain. S'agit-il de soulager l'humanité, l'homme n'est
plus que le serf de ses terres; le monde, que le terri-
toire de Ferney. Ses aumônes ne dépassaient pas les
frontières de ses propriétés. Arrêtons-nous donc main-
tenant pour contempler ce qu'il fit dans ce hameau,
dont il enrichissait les pauvres du cent cinquante-
deuxième de son superflu.
VIII. — Voltaire et sa colonie de Ferney.
Si j'avais une lyre, j'aimerais à faire l'épopée de
Ferney. Je chanterais sa genèse obscure, ses dévelop-
132 VOLTAIRE
pements rapides comme l'éclair, l'étendue de son com-
merce, les prodiges de son activité dévorante, l'enthou-
siasme de ses spectacles, la gaieté de ses sociétés;
puis je déplorerais avec amertume ses révolutions, ses
catastrophes, sa ruine profonde, ruine prématurée
comme celle de Babylone, de Tyr, de Troie, de Lacé-
démone, d'Athènes, de Carthàge, s'il est permis de
comparer les petites choses aux grandes.
Hélas ! pauvre cité,
Elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.
Cette éphémère destinée ne mérite-t-elle pas un regard
de l'historien?
La victoire, le commerce, l'opulence, la pitié, la puis-
sance avaient eu leur métropole ; il était réservé à Fer-
ney de devenir la capitale de l'esprit, dans un siècle où
chacun avait et croyait avoir beaucoup d'esprit, où
c'était une manie, une épidémie d'en étaler prodigieu-
sement ; de sorte qu'à chaque instant on le voyait quit-
ter les cours et les académies pour s'attabler dans un
corps de garde ou s'asseoir nonchalamment sur la paille
d'un bouge, et descendre quatre à quatre l'escalier de la
mansarde pour courir dans les rues et les jardins, et
retourner ensuite, brisé de fatigue, s'assoupir sur les
éclredons des boudoirs ruisselants d'or et de pierreries.
Tous les monarques s'empressèrent de reconnaître cette
principauté; ils la saluèrent à l'envi comme la reine des
nations, le flambeau de la civilisation; ce qu'elle abhor-
rait, ils l'abhorraient; ce qu'elle aimait, ils l'aimaient;
ce qu'elle aspirait à détruire, ils s'efforçaient de le dé-
ET SA COLONIE DE FERNEY. 133
trùire; ils lui envoyaient des courriers presque toutes
les semaines ; ils donnèrent ordre à leurs ambassa-
deurs de respecter toutes ses fantaisies, de favoriser
toutes ses entreprises, d'oublier ses fautes. Les parle-
ments avaient brûlé d'envie de sévir contre elle; mais la
cour de France la laissait faire. L'évêque d'Annecy la
menaçait de ses foudres; mais la ville éternelle, la ville
aux sept collines, la ville du vicaire de Jésus-Christ to-
lérait ses insolences continuelles, ses injures grossières.
Des flots d'étrangers y affluaient sans cesse; ducs, ma-
réchaux, gentilshommes, académiciens, présidents y
coudoyaient l'avocat, l'officier, le prêtre, le robin, le
journaliste; on eût dit que c'était le rendez- vous de
quiconque quittait ses pénates.
En effet, tout chemin conduisait alors à Ferney,
comme on l'avait dit autrefois de Rome. Se proposait-
on de parcourir Venise, Gènes, Florence ou Naples, on
passait par Ferney. Était-on appelé à la cour de Post-
dam, on s'arrêtait à Ferney. Désirait-on baiser les mules
du pape, ou lécher les pieds de l'impératrice de Russie,
on courait à Ferney. Se rendait-on en Allemagne, en
Hollande ou en Belgique, on se détournait de sa route
pour descendre de voiture à Ferney. Quel que fût le su-
jet du départ, amour, intrigues, affaires, guerre, persé-
cutions, plaisir, curiosité, santé, on faisait une halte à
Ferney. Quand on était ennuyé de garder le coin du feu,
et qu'on voulait respirer l'air de la campagne, sans
savoir où flâner, on tombait inopinément à Ferney.
Un vieillard paraissait courbé sous le faix des ans,
appuyé sur une petite canne, paré de précieuses den-
telles, enveloppé de superbes fourrures, la tète couverte
8
134 VOLTAIRE
de la vénérable perruque à quatre marteaux, bien
frisée, bien poudrée ; ses yeux brillaient comme des
diamants ; son front rayonnait de joie, un sourire fin et
léger comme celui des Grâces errait sur ses lèvres.
C'était lui. A son aspect, c'était un flux et reflux de flat-
teries, un assaut de magnificat, une conspiration d'é-
loges longtemps ruminés, élaborés et répétés. On n'eût
point osé l'aborder sans l'accabler de compliments ; le
cérémonial engageait les dames à l'embrasser ; une ac-
trice crut de son devoir de se jeter à ses genoux;
il est vrai qu'il s'agenouilla aussi et lui demanda ce
qu'on pouvait faire dans cette posture. On était pré-
senté.
Alors on se plantait à Ferney, on y mangeait, on y
buvait, on y dormait, on s'y promenait, on y causait,
on y dansait, on y jouait la comédie. Mais monsieur
n'était plus visible. Les petites entrées étaient réser-
vées aux princes, aux philosophes déjà célèbres; il ne
manquait jamais de leur lire quelque chant de la Pucelle.
Le soir, il riait volontiers avec tous ses hôtes; mais il
se retirait de bonne heure pour se coucher, quoiqu'il
fût toujours censé travailler ou souffrir. Il s'était beau-
coup moqué de Desfontaines, de Jean-Baptiste Rous-
seau, de Fréron, de Jean-Jacques Rousseau, de Nonotte
et de ses critiques.
Quand on avait pris congé de lui, on ne manquait
pas de publier ce qu'on avait vu, et même ce qu'on
n'avait pas pu admirer chez lui. C'était lui qu'on avait
recherché à Ferney ; mais pour lui faire plaisir, on se
croyait obligé de vanter tout ce qu'il avait fait à Fer-
ney, car il prenait plaisir à conduire ses hôtes daas les
ET SA COLONIE DE FERNEY. 135
maisons qu'il y avait bâties, dans les terrains qu'il
avait exploités.
Qu'était-ce donc que Ferney avant l'arrivée de Vol-
taire? Il convient d'avouer que sa fondation se perd
dans la nuit des temps, et que les nuages les plus épais
flous voilent ses faibles développements. Qui lui prêcha
la foi? Qui posa la première pierre de sa chapelle? Qui
éleva son manoir? Quel rôle joua-t-il sous les Mérovin-
giens, les Carlovingiens, les Capétiens? Quelle part prit-
il aux croisades, à l'affranchissement des communes?
Telles sont les questions qu'il serait important d'exa -
miner; mais aucun bénédictin n'ayant songé à les ap-
profondir, nous nous bornerons à relater ce qu'était Fer-
ney en 1758.
Il y avait alors un château, une église, quelques
maisons, par conséquent un noble, un prêtre, et un
peuple ôtant son chapeau à M. le comte, marquis ou
baron, et faisant un salut encore plus profond à M. le
curé. Remarquait-on autre chose dans les villes de
l'ancienne France? M. de Bonald exige-t-il davantage
pour constituer un État? Ferney n'attendait donc pas
un premier occupant.
Voltaire prétend, dans son Commentaire historique,
que sa passion avait toujours été de s'établir dans un
eanton abandonné pour le vivifier. Il est certain, au
contraire, que sa passion avait toujours été de s'établir
à Paris, et que c'est après plusieurs années employées
en vain à solliciter de la cour la permission de rentrer
à Paris, qu'il se décida à chercher un domaine au meil-
leur marché possible, et qu'il n'acheta Ferney qu'à une
époque où il avait perdu tout espoir de venir se pros-
13ô VOLTAIRE
terner aux pieds du roi son seigneur, et de vivre dans
les boudoirs de la favorite. De plus, cette passion innée
ferait présumer que Voltaire désirait s'identifier avec la
populace, mettre sa main dans la main calleuse du
paysan en sabots, en blouse bleue et en bonnet de laine.
Or, il nous apprend lui-même que nul n'avait plus d'a-
version et de mépris pour ces classes nombreuses, qui
gagnent leur vie à la sueur de leur front. « Nous ne
nous soucions pas, mandait-il, le 13 auguste 1162, à
Helvétius, que nos laboureurs et nos manœuvres soient
éclairés. » Voilà pour l'instruction, voici pour le tra-
vail : « Oui, disait-il, je crie contre les fêtes, je fais tra-
vailler les fêtes. Il est abominable d'avoir soixante jours
consacrés à l'ivrognerie. C'est une affaire dont tous les
parlements devraient se saisir (1). Le roi devrait, je ne
dis pas permettre les travaux champêtres ces jours-là,
mais les ordonner. » Sevrer les ouvriers de toute ins-
truction, leur supprimer leurs seules heures de repos
et de bonheur, n'est-ce pas les assimiler à des bêtes de
somme? Ces maximes de Voltaire ne suffisent-elles pas
pour prouver combien il serait volontiers resté indif-
férent au sort de quelques malheureux?
Ferney était-il cet endroit où il avait toujours pensé
à s'établir (2)? Dans son Commentaire historique, il
n'en parle que comme d'un désert sauvage. Le 20 dé-
cembre 1166, il se plaignait à M. Chardon de n'y avoir
trouvé que des terres incultes, de la pauvreté, des
écrouelles. S'il en eût été ainsi, pourquoi l'avait-il
(1) Correspondance inédite de Voltaire avec de Brosses, p. 363.
( fc 2j Lctlre à d'Argcntal, du 12 juin 1762.
ET SA COLONIE DE FERNEY. 137
acheté si cher? Un domaine en si mauvais état lui eût-
il rapporté tout de suite ce qu'il se vantait d'en retirer?
Du moment qu'il eut jeté un regard de pitié sur Fer-
ney, il le couvrit du manteau de sa renommée, et s'ap-
pliqua à le vivifier ; de sorte que le nom de Voltaire
reste confondu avec celui de Ferney, et que nommer
Ferney c'est rappeler Voltaire, comme se souvenir de
Voltaire c'est se reporter à Ferney.
Le 15 auguste 1760, Voltaire écrivait au roi Stanis-
las : « Le devoir des princes et des particuliers est de
faire, chacun dans son État, tout le bien qu'il peut
faire. » En a-t-il agi ainsi à Ferney?
Il commença par défricher des bruyères immenses,
et il obtint du conseil du roi qu'on desséchât les ma-
rais qui infectaient sa province et qui y portaient la
stérilité (1). Ce soin le préoccupa longtemps. Le 1 er fé-
vrier 1165, il mandait à Damila ville : « Vous ne savez
pas ce que c'est que la manutention d'une terre qu'on
fait valoir. Je rends service à l'État sans qu'on en sache
rien. Je défriche des terrains incultes ; je bâtis des mai-
sons pour attirer les étrangers ; je borde les grands
chemins d'arbres à mes dépens, en vertu des ordon-
nances du roi, que personne n'exécute. » Plus tard il
implora les bontés de M. de Trudaine pour faire paver
deux grandes routes qui traversaient Ferney ; sa de-
mande lui fut octroyée (2).
En même temps qu'il travaillait à défricher et à amé-
liorer ses terres, il continuait à bâtir des maisons. En
1767, dans sa lettre du 9 janvier à Montyon, il en comp-
(i) Lettre à M n,e do Fontaine, du 1 er février 1761.
(2) Lettre à M™« de Saint-Julien, du 12 juin 1776.
8.
UB VjLXAJBE
tai: or.z.*. Le 2»> repternLr»* t7Tt r il partait à d'Àrgental
•I-t wr.^r. ai javelles nuisHL-* qu'il venait de construire
d* fjû-i ea oicable. En 1775. encore vingt autres de
pierre •]■■: taille t . Il -jleva pour le marinais de Florian
an papillon ija'il vaniaic comme plus lirais et plus joli
qie crrlai 'le MjtIv : LieaiOc il en lit quatre ou cinq dans
le ai^aie goût poar ceux qui les lai avaient deman-
da J-. En 177S. il portait à quatre-vingt-quatorze le
nori::.;- <Ie- habitations qu'il avait construites (S); car
il î< ju fiiii par en commander à son maçon, comme
d'-'ia-.i-es commandent uae paire de souliers à un cor-
donr.ier, rapportent les Mémoires de Bachaumont, du
2i tlficemtre 1774.
C'est pourquoi, en 1777. dans une lettre où il rap-
pelait a M. Le Pelletier de Morfontaine ces mots du
livre premier de l'Enéide :
il disait : « Ce vers de Virgile m'a coûté 1,500.000 H-
vres. » Il y aurait sans doute beaucoup à rabattre de
cotte addition. Mais il n'est pas moins vrai que la popu-
lation avait augmenté.
liés 1766, suivant sa lettre, du 20 décembre, à
]H. Chardon, il croyait que son territoire était peuplé
de trois fois plus d'habitants qu'en 1758. En 1169, il
s<! flattait d'avoir quadruplé le nombre de ses parois-
hieiis (V). A la vue de tout ce ramassis, en 1771, il ne
(1) 1,'tti-ft a de Vaines, du i> septembre 1775.
\"!. t l.«itr« h «l'Ar^cntal, du 2i octobre 1774.
i:\, 1,1-itrft au môme, du 3 février 1778.
d) Lettre a Saint- Lambert, du 7 mars 1768. ,
ET SA COLONIE DE FERNEY. 139
craignit plus de parler de son hameau comme d'une
ville (1). Qu'on juge de sa joie et de son orgueil en
1178, où on pouvait y afficher un dénombrement de
douze cents personnes, au lieu des quirante-neuf mal-
heureux paysans qu'il avait trouvés dans la pauvreté,
lorsqu'il y vint pour la première fois! Dans son Com-
mentaire historique, il certifie qu'elles étaient toutes à
leur aise, comme il l'avait dit à Berger, dès le 25 fé-
vrier 176o. 11 n'avait rien épargné pour augmenter et
le nombre de ses maisons et celui derses paysans. Nous
avons vu que, quand ses revenus ne lui arrivaient pas
à échéance, il supprimait la pension de ses neveux (2);
tout l'argent qu'il attendait et qu'il recevait était tou-
jours censé destiné à la prospérité de Ferney. Aussi en
vint-il à confesser qu'il avait fait des efforts au-dessus
de son état et de sa fortune (3).
Comment pouvait-il dire qu'il servait l'État (4) en
donnant au roi de nouveaux sujets?
« Figurez-vous, disait-il à d'Argental, le 4 mai 1167,
que j'ai fondé une colonie à Ferney; que j'y ai établi
Ses marchands, des artistes, un chirurgien ; que je
leur bâtis des maisons. » Il regardait cette entreprise
comme la plus belle qu'on eût faite dans le mont Ju-
ra (5). Ses nouveaux hôtes étaient des horlogers fran-
çais ci-devant établis à Genève (6). Voltaire compta, le
24 avril 1770, quarante ouvriers employés chez lui à
(1) Lettre au duc de Richelieu, du 29 avril 1771. — (2) Idem»
(3) Lettre à M ma de Saint-Julien, du 21 septembre 1772.
(4) Le.tre à M-. du Deffand, du 23 avril 1770. — (5) Idem.
(6) Lctlre à d'Argental, du 25 avril 1770.
140 VOLTAIRE
enseigner l'heure à l'Europe (1). Le lendemain, il par-
lait de cinquante familles nouvellement recueillies chez
lui (2). Quelques mois plus tard, il s'agissait de plus de
cent Genevois avec leurs familles (3). Trois ans plus
tard, c'était une colonie de cinq à six cents artistes (4).
Pourquoi tous ces ouvriers tombaient-ils deux à
deux, quatre à quatre au beau milieu de Ferney? Vol-
taire nous l'apprendra. Le 11 mai 1170, il écrivait au
cardinal de Bernis : « M. le duc deChoiseul établit une
ville nouvelle à deux pas de mon hameau. On a déjà
construit sur le lac de Genève un port qui coûte
100,000 écus. Les bourgeois de Genève ont conçu une
grande jalousie de cette ville, qui sera commerçante;
et ils ont craint que je ne convertisse leurs meilleurs
ouvriers, et que je ne transplantasse leurs ouailles dans
un nouveau bercail, comme de fait la chose est arrivée.
Il y eut beaucoup de tumulte à Genève, il y a trois
mois. Les bourgeois assassinèrent quelques Genevois
qui ne sont que natifs : les confrères des assassinés, ne
pouvant se réfugier dans la ville de M. le duc de Choi-
seul, parce qu'elle n'est pas bâtie, choisirent mon vil-
lage de Ferney pour le lieu de leur transmigration ; ils
se sont aussi répandus dans les villages d'alentour. Ce
sont tous d'excellents horlogers ; ils se sont mis à tra-
vailler dès que je les eu logés. Notre dessein est de rui-
ner saintement le commerce de Genève, et d'établir
celui de Ferney. »
(1) Lettre à Hennin, du 24 avril 1770.
(2) Lettre à d'Argental, du 25 avril 1770.
(3) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770.
(4) Lettre à d'Argental, du 24 octobre 1774.
ET SA COLONIE DE FERNEY. 141
La fortune tendait les bras à Voltaire ; il se garda bien
de lui tourner le dos. II comprit tout le parti qu'il pouvait
tirer de ces fatales circonstances. Dès que son plan fut
conçu, il se hâta de l'exécuter et parvint à tout conver-
tir en or. Il avait sous la main une colonie entière d'ex-
cellents artistes en horlogerie; il commandait aussi à
des peintres en émail (1). Il prêta de l'argent à tous ces
ouvriers pour leur aider à travailler, et leur confia une
manufacture de montres (2). Elle devint considé-
rable (3) et attira une foule de marchands de toute
espèce (4). II y en eut bientôt deux pour les montres et
une troisième pour les étoffes de soie (5). Le commerce
ayant pris du développement, on en compta plus tard
quatre pour les montres et trois autres petites pour
d'autres objets (6). En juillet 1772, on en remarquait
surtout six, dont Une pour les blondes (7). Quelques
mois plus tard, il était question d'une grande quantité
de manufactures (8).
Dans presque toutes ces manufactures, on ne fabri-
quait que des montres; bien que faites en six se-
maines (9), elles étaient très jolies, très bonnes et à
bon marché (10). Toutes les conditions du succès se
(i) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770.
(2) Lettre à d'Argcntal, du 25 avril 1770.
(3) Lettre à de la Borde, du 16 avril 1770.
(4) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770.
(5) Lettre à M m0 du Deffand, du 21 octobre 1770.
(6) Lettre à d'Argental, du 20 septembre 1771^
(7) Lettres à M ra * de Saint-Julien, des 31 juillet et 21 septembre 1772.
(8) Idem,
(9) Lettre a de la Borde, du 16 avril 1770.
(10) Lettre à de Bcrnis. du 11 mai 1770.
14(2 VOLTAIRE
trouvant réunies, ce fut Voltaire qui se chargea de la
commission. Il surpassa tous les commis ou courtiers
Le 16 mai 1110, il écrivait à d'Argental : « Je suis bien
fâché que les prémices de ma manufacture ne puissent
être acceptées. J'avais envoyé à M me la duchesse de
Choiseul une petiie boite de six montres charmantes,
et qui coûtent très peu. La plus chère est de 46 louis,
et la moindre est de 12; tout cela coûterait le double à
Paris. J'aurais voulu surtout que le roi eût vu les
montres qui sont ornées de son portrait en émail, et de
celui de M gr le dauphin. Je suis persuadé qu'il aurait
été surpris et bien aise de voir que, dans un de ses
plus chétifs villages, on eût pu faire, en aussi peu de
temps, des ouvrages si parfaits. * Voltaire obtint la
récompense due à sa courtoisie. Le roi acheta plusieurs
montres et lui promit sa protection pour la nouvelle co-
lonie (1), tant il avait été ravi de l'échantillon mis sur
son compte par le duc de Choiseul (2) !
Celui-ci portait le plus vif intérêt à la prospérité de
Ferney. Dès 1166, Voltaire lui disait : c Je vous dois
tout, car c'est vous qui avez rendu ma petite terre
libre. C'est par vous que mon désert horrible a été
changé en un séjour riant; que le nombre des habi-
tants est triplé, ainsi que celui des charrues, et que la
nature est changée dans ce coin, qui était le rebut de
la terre. » Le 1 juillet 1110, c'était à Dalembert qu'il
en parlait en ces termes : « M. le duc de Choiseul me
soutient de toutes ses forces, il fait son affaire de la
(1) Lettre à de Bernis, du 11 mai 1770.
(2) Lettre à d'Argental, du 22 juillet VlïQ.
ET SA COLONIE DE FERNEY. 1U
mienne; M mé la duchesse de Choiseul l'encourage en-
core, et nous lui avons les dernières obligations. »
Aussi, le 18 septembre 1769, envoya-t-il à cette dame
les premiers bas de soie fabriqués à Ferney. Il ne cessa
de se recommander à elle dans tous ses embarras. Le
9 avril 1710, il lui écrivit : « A peine M*' Atticus-Cor-
sicua-Pollion (le duc de Choiseul) a dit, en passant dans
son cabinet : Je consens qu'on reçoive les émigrants,
que sur-le-champ j'ai fait venir des émigrants dans ma
chaumière. A peine y ont-ils travaillé, qu'ils ont fait
assez de montres pour en envoyer une petite caisse en
Espagne. C'est le commencement d'un très grand com-
merce. J'envoie la caisse à M* r le duc par ce courrier,
afin qu'il voie combien il est aisé de fonder une colo-
nie, quand on le veut bien. Nous aurons dans trois
mois de quoi remplir sept ou huit autres caisses. Je me
jette à vos gros et grands pieds, pour vous conjurer de
favoriser cet envoi, pour que cette petite caisse parte
sans délai pour Cadix, soit par la terre (le texte de
diverses éditions porte par Vair; c'est par erreur,
autrement Voltaire aurait dit une absurdité), soit par
la mer; pour que notre protecteur, notre fondateur,
daigne donner les ordres les plus précis. J'écris pas-
sionnément à M. de la Ponce (secrétaire du duc) pour
cette affaire, dont dépend absolument un commerce de
plus de 100,000 écus par an. Je glisse même dans mon
paquet un placet pour le roi. J'en présenterais un à
Dieu, au diable, s'il y avait un diable. » Le 23 avril,
Voltaire apprit à d'Argental qu'il craignait beaucoup
que sa caisse pour Cadix n'eût pas été favorablement
accueillie du duc. Mais le 21 juillet suivant, il mandait
144 VOLTAIRE
au même d'Argental : « Je vous supplie de communi-
quer à M. le duc de Choiseul mon étonnement, dont je
ne suis pas encore revenu. J'avais pris la liberté d'en-
voyer sous son enveloppe, en Espagne, une caisse des
ouvrages de ma manufacture. Il daigna se charger de
la faire passer par la poste à Bordeaux, et de l'adresser
à un patron de vaisseau pour la rendre à Cadix; et
voici qu'il m'envoie lui-même le reçu du patron : mon
protecteur devient mon commissionnaire. »
Sur ces entrefaites, il avait envoyé, le 5 juin, cette
circulaire a tous les ambassadeurs : « Monsieur, j'ai
l'honneur d'informer Votre Excellence que les bour-
geois de Genève ayant -malheureusement assassicé
quelques-uns de leurs compatriotes, plusieurs familles
de bons horlogers s'étant réfugiées dans une petite
terre que je possède au pays de Gex, et M. le duc de
Choiseul les ayant mises sous la protection du roi, j'ai
eu le bonheur de les mettre en état d'exercer leurs
talents. Ce sont les meilleurs artistes de Genève; ils
travaillent en tout genre, et à un prix plus modéré
qu'en toute autre fabrique. Ils font en émail, avec beau-
coup de promptitude, tous les portraits dont on veut
garnir les boîtes des montres. Ils méritent d'autant
plus la protection de Votre Excellence, qu'ils ont beau-
coup de respect pour la religion catholique. C'est sous
les auspices de M. le duc de Choiseul que je supplie
Votre Excellence de les favoriser, soit en leur donnant
vos ordres, soit en daignant les faire recommander aux
négociants les plus accrédités. Je vogs prie, monsei-
gneur, de pardonner à la liberté que je prends, en
considération de l'avantage qui en résulte pour le
ET SA COLONIE DE FERNEY. 145
royaume. » Voltaire accabla de lettres non moins pa-
thétiques toutes les personnes de sa connaissance. Le
duc de Choiseul s'étant chargé de l'expédition des
caisses de montres pour Rome, Voltaire manda, le
11 mai 1710, au cardinal de Bernis : « La bonne
œuvre que je supplie Votre Éminence de faire est seu-
lement de daigner faire chercher par un de vos valets
de chambre, ou par quelque autre personne de con-
fiance, un honnête marchand établi à Rome, qui veuille
se charger d'être notre correspondant. Je vous réponds
qu'il y trouvera son profit. Les entrepreneurs de la
manufacture lui feront un envoi dès que vous nous
aurez accordé la grâce que nous vous demandons. » Le
cardinal de Bernis n'ayant pas pris cette affaire à cœur,
Voltaire lui écrivit de nouveau, le 28 décembre sui-
vant : « Je ne peux m'empêcher de vous dire que vous
m'avez profondément affligé. Je n'ai point mérité cette
dureté de votre part; je m'en plains à vous avec une
extrême douleur. Vous avez cru apparemment que ma
colonie n'était qu'une licence poétique. Il n'y a point
d'ambassadeur qui ne se soit empressé de nous procurer
des correspondances dans les pays étrangers. Vous êtes
le seul qui non seulement n'ayez pas eu cette bonté,
mais qui ayez dédaigné de me répondre. Que vous en
coûtait-il de faire dire un mot au consul de France que
vous avez à Rome? J'attendais cette grâce de la bien-
veillance que vous m'aviez témoignée. Si vous aviez
voulu pour vous ou pour quelqu'un de vos amis quelque
jolie montre aussi bonne que celles d'Angleterre, et qui
aurait coûté la moitié moins, vous l'auriez eue en dix
jours par la poste de Lyon. » En même temps Voltaire
T. II. 9
146 VOLTAIRE
•pressait le duc de Praslin de faire parvenir des montres
au dey et à la milice d'Alger, au bey et à la milice de
Tunis (1). Il eut soin de recommander sa colonie à la
bienveillance de l'impératrice de Russie, dont on grava
le portrait sur des montres, comme on l'avait fait pour
le roi et le dauphin ; en peu de temps, il lui expédia
pour 39,238 livres d'orfèvrerie (î). Dans le Commen-
taire historique, il régla son compte à 80,000 livres.
Dès Tannée 1111, il eut la consolation d'entrer en rela-
tion avec l'Espagne, l'Italie, la Russie, la Hollande (3).
Il pénétra même dans les murs de Constantinople (4) ;
et, en 1113, il finit par se faufiler dans la Turquie et
jusque dans le Maroc (S) et l'Amérique (6). Ses lettres
du G mai et du 18 octobre 1111, à la fameuse Cathe-
rine, prouvent qu'il songeait à établir une succursale
sur les frontières de la Tartarie et de la Chine. Mais il
n'oubliait nullement Paris. Le 20 septembre 1111, il
pria d'Argental de plaider éloquemment sa cause au-
près des intendants des menus plaisirs du roi. Le
9 septembre 1114, il traita aussi avec le célèbre
L'Épine, horloger du roi. Il ne négligea rien non plus
pour fournir des blondes de ses fabriques aux pre-
mières maisons de modes de la capitale (1).
Tant de démarches devaient être couronnées de
succès éclatants. Voltaire avait espéré voir affluer
(1) Lettre à d'Argental, du 26 septembre 1770.
(2) Lettres à Catherine, des 22 décembre 1770, 30 avril et 19 juin 1771.
(3) Lettre au duc de la Yriiliere, du 9 mai 1771.
^4) Lettre au comte de Saint-Priest, du 17 juin 1771.
(.">) Lettre à d'Argental, du 28 juin 1772.
(6) Lettre à M mj du Dcffand, du 5 juin 1772.
(7) Lettre à 31 rae do Saint-Julien, du 31 juillet 1772.
ET SA COLONIE DE FERNEY. 141
100,000 écus tous les ans à Ferney. Dès 1773, ses ma-
nufactures envoyaient pour 100,000 livres de mar-
chandises au bout du monde (1). En 1774, on fit un
inventaire de 450,000 livres (2), et on ne désespéra
pas de parler bientôt de 1 million (3). En 1776, il était
question déjà de 600,000 livres (4). Ferney alors était
vanté comme une ville et même une très jolie ville (5) ;
on y comptait douze cents ârties (6) ; on y remarquait
un médecin et plusieurs bourgeois qui avaient acheté
des maisons de 6,000, de 12,000 livres et d'autres plus
considérables (7). Tous les jours il y arrivait des
artistes ; Voltaire leur bâtissait des. habitations et leur
avançait de fortes sommes d'argent (8). Il leur procu-
rait jusqu'à des lingots d'or (9); il se chargeait de
tous leurs remboursements et de leurs affaires en souf-
france dans les pays étrangers (10). Il obtint du roi
qu'ils ne payassent aucun impôt (11) et qu'ils eussent
toutes les facilités possibles pour leur commerce (12);
de sorte que personne ne pouvait travailler mieux et à
meilleur compte (13), et qu'il n'y avait qu'un tremble-
(i) Lettre à M m * du Deffand, du 13 août 1773.
(2) Lettre à de Vaines, du 5 septembre 1775.
(3) Lettre à L'Epine, du 9 décembre 1774.
(4) Lettre à M m * de Saint-Julien, du 12 juin 1776.
(5) Lettre au duc de Richelieu, du 15 octobre 1776.
(6) Lettre à do Bacquencourt, du 4 octobre 1776.
(7) Lettre au marquis do Floriau, du 6 janvier 1777.
(8) Lettre à d'Àrgental, du 28 juin 1773.
(9) Lettre à do la Borde, du 16 avril 1770.
(10) Lettre à d'Argental, du 28 juin 1773.
(11) Lettre au duc de la Vrillicre, du 9 mai 1771,
(12) Lettre à de Pomaret, du 14 octobre 1771.
(13) Lettre à Catherine, du 22 janvier 1771.
148 VOLTAIRE
ment de terre qui fût capable de ruiner un établisse-
ment si puissamment soutenu (i). Grâce à la protec-
tion du duc de Richelieu et de M mc de Saint-Julien, dit
Wagnière (p. 60), Voltaire avait la faculté de se servir
de l'enveloppe du baron d'Ogny, intendant général des
postes, pour expédier sans frais tous les objets d'horlo-
gerie et de bijouterie qui seraient fabriqués à Ferney,
dans toute la France et les pays étrangers, et même
jusque dans la Turquie et le Maroc.
Il est facile de deviner combien Voltaire devait
rechercher la protection des ministres. Il avait recom-
mandé ses manufactures avec une persévérance infati-
gable au duc de Choiseul (2); celui-ci étant disgracié,
Voltaire tâcha de capter la bienveillance de son succes-
seur. Il crut que le duc d'Aiguillon avait juridiction
sur Ferney. Aussi, le 20 septembre 1171, écrivit-il à
d'Argental : « Si, dans l'occasion, mon cher ange peut
faire quelque éloge de nos colonies à M. le duc d'Ai-
guillon, il nous rendra un grand service. Figurez-vous
que nous avons fait un lieu considérable d'un méchant
hameau où il n'y avait que quarante misérables, dévo-
rés de pauvreté et d'écrouelles. Loin d'avoir le moindre
intérêt dans toutes ces entreprises, je me suis ruiné à
les encourager, et c'est cela même qui mérite la pro-
tection du ministère. Le simple historique d'un désert
affreux changé en une habitation florissante et animée
est un sujet de conversation à table avec des ministres.
M. le duc de Choiseul avait daigné acheter quelques-
(1) Lettre à M raa du Deffantl, du 8 août 1770.
(2) Lcllro au duc de Richelieu, du 29 avril 1771.
ET SA COLONIE DE FERNEY. 149
unes de nos montres pour en faire des présents au nom
du roi. Nos fabricants les vendent à un tiers meilleur
marché qu'à Paris. Presque tous les horlogers de Paris
achètent de nous les montres qu'ils vendent impudem-
ment sous leur nom, et sur lesquelles ils gagnent non
seulement ce tiers, mais très souvent plus de moitié.
Tout cela très bon à dire quand on traitera par hasard
le chapitre des arts. » Trois jours après, Voltaire char-
gea le duc de Richelieu de la même commission,* en lui
représentant sa colonie comme un objet de commerce
intéressant pour l'État, et digne d'attirer l'attention du
ministère. Mais il ne laissait pas d'être inquiet. Le
H octobre, il manda à d'Argental : « Ma colonie, qui
n'est plus protégée, me donne de très vives alarmes.
Je me suis ruiné pour l'établir et pour la soutenir; j'ai
animé un pays entièrement mort; j'ai fait naître le tra-
vail et l'opulence dans le séjour de la misère, et je suis
à la veille de voir tout mon ouvrage détruit. Je vous
demande en grâce de parler à M. le duc d'Aiguillon ;
vous le pouvez, vous le voyez tous les mardis; je ne
vous demande point de vous compromettre, j'en suis
bien éloigné. Je lui ai écrit, je lui ai demandé en géné-
ral sa protection; j'ose dire qu'il me la devait; il ne
m'a point fait de réponse; ne pourriez-vous pas lui en
dire un mot? Il vous est assurément très aisé de savoir,
dans la conversation, s'il est favorablement disposé ou
non. Voilà tout ce que je conjure votre amitié de faire
le plus tôt que vous pourrez dans une occasion si pres-
sante. Si M. le maréchal de Richelieu était à Versailles,
il pourrait lui en dire quelques mots, c'est-à-dire en
faire quelques plaisanteries, tourner mon entreprise en
l."0 VOLTAIRE
ridicule, se bien moquer de moi et de ma colonie; mais
mon ange sentira mon état sérieusement et le fera
sentir. ;> Le 16 octobre, Voltaire pria aussi la duchesse
d'Aiguillon de le rappeler au souvenir du duc. Il n'ou-
blia pas non plus le duc de la Vrillière, dans le dépar-
tement duquel se trouvaient le territoire de Ferncy et
l'entreprise de Versoy (1). Enfin il finit par supplier le
prince de Condé de ne pas l'abandonner (2). Dès que
Turgot fut porté au faîte du pouvoir par le flot irrésis-
tible de l'opinion, Voltaire tressaillit d'espérance, et
pensa qu'une colonie, dont il ne croyait pas l'existence
inutile au royaume, allait être encouragée (3). Le 24 oc-
tobre 1114, il en parlait ainsi à d'Argental : c M. Tur-
got ne m'a point écrit. Il m'a fait dire qu'il avait entre
les mains la requête de ma colonie. J'attendrai le résul-
tat de ses bontés. Je présume que vous verrez M. Tur-
got à Fontainebleau, et que vous pourrez lui dire en
général quelques mots qui réveilleront son attention
pour un établissement digne en effet d'être protégé par
lui. » Dans le mois de novembre 1713, il vanta les
fldils de Sa Majesté Louis XVI pendant l'administration
de M. Turgot. Ce n était pas sans raison. Presque tout
ce qu'il demanda lui fut octroyé, bien qu'il lançât
requêtes sur requêtes. Ainsi il composa, de 1774
à 1770, les pièces suivantes : Au roi en son conseil;
Lettre écrite à M. Turgot par MM. les syndics gêné-
vaux du clergé, de la noblesse et du tiers état du pays
de Gex; Petit écrit sur V arrêt du conseil du 13 sep-
i Lettre au duc de la Vrillière, du 9 mai 1771.
:2) Lettre à M m * de Saint-Julien, du lo novembre 1776.
(3) Lcltro a d'Argonlal, du 23 septembre 1774.
ET SA COLONIE DE .FERNEY. 151
tembre 1114, qui permet le libre commerce des blés
dans le royaume ; Notes concernant le pays de Gex;
Mémoire sur le pays de Gex; Mémoire du pays de Gex,
à M. Turgot, ministre d'État ; Mémoire à M. Turgot;
Délibération des États de Gex, du 14 mars 1116, à
M. le cdfttrôleur général; A M. Turgot; Remontrances
du pays de Gex au roi; Au roi en son conseil. Grâce
à l'appui de Turgot, la province de Gex devint libre et
heureuse, et fut délivrée de toutes les vexations et de
toutes les charges dont Voltaire n'avait cessé de se
plaindre. Ferney reconnaissant, dit Wagnière (p. 64),
frappa une médaille en l'honneur de Turgot, et, dans
son Commentaire historique. Voltaire l'appela le bien-
faisant ministre. Quand celui-ci fut destitué, Voltaire
avoua à de Vaines, le 15 mai 1116, qu'il était atterré et
désespéré. L'élévation de Necker acheva de l'accabler.
Le 30 octobre 1116, il apprenait à M me de Saint-Julien
qu'il comprenait" que les intérêts de Ferney étant oppo-
sés aux intérêts de Genève, Neckec serait obligé de
donner la préférence à sa patrie.
Voltaire avait prévu que le jour où le gouvernement
ne le favoriserait plus, serait le commencement de sa
ruine (1), puisqu'il lui était impossible, sans le secours
du gouvernement, de parvenir à faire tomber le com-
merce de Genève (2). Le duc de Choiseul l'avait encou-
ragé de tout son crédit; Turgot lui avait donné toutes
les facilités qui se conciliaient avec les lois, et l'inten-
dant d'Ogny continuait de lui accorder la franchise de
(1) Lettre à d'Argcntal, du 23 juiû 1770.
(2) Lellro au contrôleur général des finances, do novembre 1772.
152 VOLTAIRE
la poste pour toutes les caisses de montres fabriquées à
Ferney (1). Mais il suffisait que le ministère ne prît
plus ses affaires à cœur, pour que Voltaire se crût
perdu. Dès le 30 octobre 1716, il se plaint à M mc de
Saint-Julien de ruine entière. Il n'écrit plus une lettre
sans déposer son bilan. Nous avons vu comment il dé-
veloppa ce thème pour remuer et attendrir ses débi-
teurs, et aiguillonner le zèle de son notaire (2).
Le gouvernement pouvait-il accorder plus de privi-
lèges qu'il n'a fait sur les instances de Voltaire? Évi-
demment non. Il avait eu l'intention de ruiner Genève
en fondant Versoy. Il fut trop préoccupé et trop ap-
pauvri pour continuer cette entreprise. Voltaire esca-
mota cette idée. Il tenta à Ferney ce qui devait être
exécuté à Versoy. Tous les ministres, toutes les puis-
sances le secondèrent. Il avait sondé leurs intentions,
avant de se mettre à l'œuvre. Dès qu'il fut persuadé de
n'être point abandonné, il profita des circonstances. Le
bon de l'affaire fut de convertir en question d'État une
habile spéculation.
Nous savons pourquoi et comment Voltaire parvint
à faire regarder toutes ses entreprises à Ferney comme
un objet intéressant pour l'État. Il s'agit de prouver
maintenant que sa conduite dans cette opération ne fut
qu'une spéculation.
Voltaire ne convenait pas de cette vérité. Ainsi il dé-
clarait, le 21 octobre 1711, à M me du Deffand qu'il avait
tout fait par pure vanité. Il disait qu'il avait tout entre-
(1) Lettre à Baudeau, d'avril 1775.
(2) Lettres au duc de Richelieu et à du Tertre, des 18 et 20 jaa-
rier 1777.
ET SA^ COLONIE DE FERNEY. 153
pris à ses dépens, sans se réserver un denier de profit
pour ses peines (1); qu'il prêtait tout son argent sans
intérêt (2). Il répétait qu'il n'avait acheté un domaine
que pour le vivifier (3), et que c'était la pureté de ses
intentions qui devait lui mériter la protection de Moyse-
Turgot (4). Dans ses moments d'ennui, il se consolait
dans la pensée qu'il avait toujours été entraîné par le
seul désir de faire du bien (5). Rien de plus certain
que le contraire.
Du moment que Voltaire eut acheté Ferney, il était
de son intérêt de défricher et d'améliorer ses terres,
puisqu'elles rapportent en raison du soin qu'on prend
de les travailler.
Un concours inouï de circonstances lui fit espérer de
parvenir à changer son hameau en ville. II le tenta et
réussit. Ferney lui appartenait; il est évident que les
propriétés augmenteraient de valeur suivant le nombre
des habitants. C'est ce qui arriva. Le domaine que
Voltaire avait acheté près de 100,000 livres, sa nièce le
vendit 230,000. En attendant, Voltaire ne négligeait
pas de réclamer la dîme (6), et il se récria contre son
curé, qui lui réclamait ce bénéfice (7). Il avouait que
ses maisons lui rapportaient des lods et ventes qui
étaient considérables (8), si nous en jugeons par ce qu'il
(1) Lettre à d'Argental, du 25 juin 1770.
(2) Lettre à de la Borde du 16 avril 1770.
(3) Lettre à Baudeau, d'avril 1775.
(4) Lettre à do Vaines, du 5 septembre 1775.
(5) Lettre au duc de Richelieu, du 20 janvier 1777.
(6) Lettre à Bertrand, du 29 décembre 1760.
(7) Lettre à Damilaville, du 13 août 1762.
S) Correspondance inédite de Voltaire avec de Brosses, p. 363.
9.
154 VOLTAIRE
fut obligé lui-même de payer pour l'acquisition de Fer-
ney. C'était lui qui les avait construites; il avait l'ha-
bitude de les vendre. Perdit-il dans ces marchés? Lu-
chet (t. II, p. 143) prétend que ces habitations étaient
plutôt données que vendues. Mais Wagnière (p. 65),
mieux informé que Luchet, nous apprend qu'elles
n'étaient cédées que moyennant une rente viagère à 5,
à G ou à 1 0/0. La preuve qu'elles étaient vendues tout
leur prix, c'est qu'à la mort de Voltaire, sa nièce fut
obligée d'accorder de fortes réductions sur toutes ces
rentes, quoique l'intendant d'Ogny n'eût point cessé de
permettre l'usage de son couvert, et que les fermiers
généraux ne demandassent point les droits qui leur
revenaient. Quant à l'argent qu'il prêtait à ses colons,
il en retirait 4 0/0 d'intérêt suivant Wagnière, mieux
informé encore sur cette question que Luchet, qui
parle d'un taux modique.
Toutes les spéculations coûtent d'abord quelques sa-
crifices. Voltaire dut certainement en faire quelquefois
pour attirer les étrangers et se les attacher. Mais ne
perdait-il pas à ne leur prêter de l'argent qu'à 4 0/0,
et à leur vendre des maisons à o, à 6 ou à 1 0/0? C'est
ce qu'il faut examiner.
Tous les ans, il lui restait des sommes immenses à
utiliser. A qui allait-il les prêter? A l'étranger? mais ces
placements exigeaient beaucoup de formalités; leurs
remboursements étaient difficiles et occasionnaient
d énormes frais de change. A Genève? mais tout y était
en révolution; on s'y poursuivait dans les rues, on s'y
livrait des batailles avec des seringues chargées d'eau
bouillante, à défaut de canons et de mortiers.. En
ET SA COLONIE DE FERNEY. 155
France, l'État, les capitalistes, les propriétaires ne
jouissaient pas d'un grand crédit. Ainsi la Compagnie
des Indes penchait d'heure en heure vers sa ruine. Le
bon temps des fermiers généraux était passé; on les
avait tellement accablés de croupes et de charges que
leur position devenait de plus en plus précaire.
L'État n'était qu'un abîme insondable qui englou-
tissait tous les capitaux et ne revomissait pour intérêts
que quelques chiffons de papier de nulle valeur sur
la place. Les changements de ministères n'amenaient
que de nouveaux impôts toujours plus écrasants; les
perpétuelles dilapidations de la cour, en temps de paix
comme en temps de guerre, avaient habitué le gou-
vernement à ne plus rougir, et à ne rien négliger pour
extorquer tout l'argent du royaume, de sorte que les
arrêts du conseil semblaient échappés à la caverne de
quelque bande de brigands. Le 18 février 1770, le
payement des rescriptions fut suspendu; cet acte en-
leva 200,000 livres à Voltaire. Sous un régime où les
caprices des prostituées devenaient des lois que s'em-
pressait de signer un monarque abruti par le vin, les
propriétés foncières avaient tout à redouter. Les deux
tiers de ces propriétés appartenaient aux couvents et
aux nobles. Si les couvents étaient opulents, ils
n'avaient pas besoin d'emprunter ; ils n'auraient pu
le faire sans autorisation. Bien qu'ils pussent offrir
hypothèque, ils devaient appréhender un refus, s'ils
s'étaient hasardés à demander des fonds. Les Jésuites
avaient été riches et puissants; on les avait réduits
à la misère en les chassant de leurs maisons, en s'em-
parant de leurs portefeuilles . Jamais leurs créanciers
150 VOLTAIRE
ne furent remboursés. Dans son Histoire de Russie,
Voltaire loua Pierre le Grand et Catherine II d'avoir
dépouillé le clergé de presque tout ce qu'il possédait;
maintes fois, de concert avec tous les encyclopédistes,
il provoqua le gouvernement à suivre cet exemple en
France. Il était facile de conjecturer qu'on ne se bor-
nerait pas à diminuer le nombre des couvents, et qu'on
finirait par les supprimer tous sans s'occuper de leur
passif. C'est ce qui explique pourquoi Voltaire, si atten-
tif à rechercher des débiteurs qui offrissent toutes les
garanties possibles, n'eut point de rapports avec les
couvents. Il préféra toujours les grands seigneurs des-
tinés à recueillir quelques lots du partage des im-
meubles de l'Église. Sans doute ils étaient solvables,
puisqu'ils possédaient de vastes domaines ; ils avaient
encore l'expectative de toutes les sinécures -qui leur
étaient réservées; ils trouvèrent toujours moyen de
s'octroyer des pensions, des gratifications ordinaires et
des gratifications extraordinaires, de n'être jamais com-
pris dans les réformes, et même de transiger avec les
fermiers généraux pour les sommes qu'ils étaient forcés
de verser dans les coffres du fisc. Mais rien n'égalait
leur audace et leur mauvaise foi pour continuer de se
vautrer dans la débauche. Aussi étaient-ils si las de
payer de gros intérêts à Voltaire, que ce n'était qu'après
plusieurs années de sollicitations et d'exploits qu'il leur
arrachait ses rentes. Il était si éloigné d'eux, qu'il ne
pouvait traiter de puissance à puissance avec eux que
par l'intermédiaire d'un notaire et d'un homme d'af-
faires auxquels il faut donner des honoraires; il avait
besoin d'eux, et se voyait encore obligé de ménager
ET SA COLONIE DE FERNEY. 157
leur susceptibilité. Ses colons, au contraire, travail-
laient sous ses yeux et n'avaient rien à craindre des
édits du conseil; s'il leur avançait des capitaux, tout
les portait à les faire fructifier, afin d'obtenir de nou-
velles avances et de gagner davantage ; ils ne devaient
espérer de nouvelles faveurs qu'autant qu'ils s'acquit-
teraient des engagements qu'ils avaient contractés.
Ont-ils été fidèles à leur parole? Oui, puisque jamais
Voltaire ne s'est plaint de leur négligence, de leurs
banqueroutes, et qu'il n'a cessé de leur abandonner
tous les ans l'argent dont il disposait.
Voltaire ne pouvait prudemment et raisonnablement
prêter de l'argent à ses anciens débiteurs que par con-
trats et sur hypothèques : or, ces contrats étaient sujets
à des droits de plus en plus exorbitants. Plus ces
charges augmentaient, plus l'intérêt du capital devait
diminuer. Ferney étant exempt de tous ces impôts et
de toutes ces vexations dont Terray avait accablé toutes
les propriétés, Voltaire pouvait y placer ses économies
à de meilleures conditions qu'ailleurs. De plus, il avan-
çait des fonds sans crainte sur des billets à terme à ses
colons, suivant qu'il avait confiance dans l'emprunteur.
Par là il s'épargnait des frais considérables, qui ro-
gnaient toutes les rentes qu'il touchait ailleurs, comme
son Livret l'indique.
En prêtant de l'argent à 4 0/0 à ses colons, Voltaire
leur faisait-il une grâce? non. Il s'était réduit à ce taux
avec le duc de Wurtemberg. Il n'aurait pas obtenu de
plus forts intérêts ailleurs, à cause des frais dont nous
venons de parler. Mais rien ne prouve qu'il se con-
tentât toujours de ce i 0/0 avec ses colons. Il leur
15S VOLTAIRE
vendait des maisons moyennant une rente viagère à 5,
à C ou à 1 0/0, c'est-à-dire autant qu'il pouvait. De
moine il devait exiger d'eux tout l'intérêt qu'il pouvait
retirer des fonds qu'il leur avançait. Son Livret nous
apprend qu'au besoin il s'élevait souvent au 5 0/0. Par
conséquent, soit qu'il vendît des maisons en viager
i\ ses colons, soit qu'il leur prêtât de l'argent pour des
époques fixes, Voltaire touchait tout le profit qu'il avait
droit d'attendre. S'il a beaucoup prêté à 4 0/0, il est
facile d'en trouver la raison. Ce taux n'était pas sans
exemple en Europe. De Brosses a constaté, dans ses
Lettres familières écrites d'Italie, qu'à Rome le mont-
de-piété n'exigeait que 2 0/0 d'intérêt, et que les effets
de la Chambre apostolique étaient fort recherchés
comme placement d'argent, quoiqu'ils ne rapportas-
sent qu'un intérêt de 3 0/0. Duclos confirme ces dé-
tails, mais en ajoutant qu'au mont-de-piété l'intérêt
de 2 0/0 n'atteignait que les objets excédant 525 francs;
il fait observer encore que le gouvernement avait réglé
l'intérêt des placements à 6 0/0 sur les marchands, à 4
sur les particuliers, et seulement à 3 sur les commu-
nautés religieuses. Casanova raconte dans ses Mé-
moires qu'il se rendit à Trévise pour y mettre au mont-
de-piété, qui prêtait à 5 0/0. Suivant Gorani, Hercule
Renaud, duc de Modène, prêtait à 4 0/0 à la ville de
Reggio, qui avait donné un intérêt de 5 et même
de 5 1/2 0/0 à ses créanciers; les banques de Naples
prêtaient ouvertement sur gages ou sur hypothèques
à un taux qui s'élevait rarement à 3; à Gênes, la
banque de Saint-Georges, dont les statuts ont servi
de base à la banque d'Amsterdam ainsi qu'à la Gom-
ET SA COLONIE DE FERNEY. 151)
pagnie des Indes, et qui était l'un des comptoirs les
plus fameux de l'Europe, prêtait sur nantissement et
ne donnait pas plus de 3 1/2 0/0 d'intérêt. En vertu
du concordat de 1763, la cour d'Espagne, dit Bour-
going, s'engagea à payer à Rome 4,595,500 livres, et
à ne donner qu'un intérêt de 3 0/0 par an jusqu'au
remboursement intégral de cette somme. Plusieurs
voyageurs ont trouvé l'intérêt de 2 0/0 assez commun
dans le Portugal. En Angleterre, Sheridan regardait
comme un taux assez convenable l'intérêt de 4 0/0
qu'il payait pour les emprunts de son théâtre de
Londres; l'intérêt de 2 1/2 était en honneur dans
toute l'Angleterre. Lavaux nous apprend, dans son
Histoire de Pierre III, qu'au moment où cet empereur
de Russie fut précipité du trône et assassiné, il allait
créer une banque où les commerçants auraient pu em-
prunter de l'argent à raison de 4 0/0 d'intérêt. Coxe
dit qu'en Danemark l'État ne payait qu'un intérêt de
4 0/0. Il ajoute qu'en Suède il y avait une banque
qui prêtait à raison de 3 0/0 sur les lingots d'or,
d'argent, de cuivre, d'airain et même de fer, et
moyennant 4 0/0 sur les maisons et sur les terres,
et qu'il y avait une autre banque dont toutes les opé-
rations roulaient sur une commission de 2 0/0. Denina
ne porte qu'à 4 0/0 l'intérêt de l'argent en Prusse;
il avance que Frédéric II soutint une banque qui prêtait
à 4 0/0 et quelquefois seulement à 3 1/2 ; on a loué ce
monarque parce qu'il prêta plus de 8 millions à la no-
blesse de Poméranie à raison de 2 0/0, et d'autres
sommes considérables à 1 0/0 seulement. Riesbeck ne
mentionne qu'un intérêt de 3 1/2 0/0 dans la Saxe.
100 VOLTAIRE
A Dresde, Mirabeau a trouvé le 4 0/0 fort recherché.
Dutens affirme que kaunitz réduisit l'intérêt de l'argent
au-dessous de 4 pour l'Autriche. Suivant Paganel,
l'empereur Joseph II prohiba tout placement de fonds sur
particuliers au delà d'un intérêt de 4 0/0 ; il alla même
jusqu'à défendre au mont-de-piété d'exiger plus de 4 0/0
pour les effets qui ne seraient ni en or ni en argent.
Mirabeau avance qu'en Hollande la province ne payait
habituellement qu'un intérêt de 2 12 0/0 et allait
rarement au taux de 3 pour ses emprunts. Dans sa
lettre du 1 er octobre 1163, à M. Prostde Roger, Voltaire
convient que les banquiers de Genève ne lui donnaient
qu'un intérêt de i 0, pour tous ses placements de fonds.
En France, il n'y avait que dans les moments de crise
financière que l'intérêt de l'argent s'élevait à 5 0/0.
Un édit du roi, enregistré le 29 août 1166, fixa l'intérêt
de l'argent à 4 0/0 pour tout le royaume. A la vérité,
un autre édit du roi, enregistré le 23 février 1710,
annula ledit précédent et permit les placements à l'an-
cien 5 00. Mais, sous Turgot, le 4 0/0 d'intérêt rede-
vint sinon le taux légal, du moins le taux le plus com-
mun. C'est pourquoi le clergé par lettres patentes du
21 octobre 1115, les États de Bourgogne par lettres pa-
tentes du 16 décembre 1115, ceux du Languedoc par
arrêt du 19 février 1116, et ceux de Provence par arrêt
du 10 mars 1116, furent autorisés à emprunter de
de fortes sommes à 4 0. Aussi, le I er novembre lllo,
les Mémoires de Bachaumont faisaient-ils cette re-
marque : « L'intérêt de l'argent se remet comme naturel-
lement à 4 0. Tous les fermiers généraux, receveurs
généraux des finances et autres gens riches dans le cas
ET SA COLONIE DE FERNEY. 161
d'avoir des fonds étrangers et de renouveler leurs
engagements à la fin de Tannée, suivant l'usage, ont
déclaré qu'ils ne donneraient plus désormais un intérêt
plus fort, et que les propriétaires seraient maîtres de
les retirer si cette condition ne leur convenait pas. En
sorte qu'il n'est aucun doute, si la paix subsiste, que ce
taux ne devienne la loi générale du royaume incessam-
ment. »
Ne perdons point de vue que chaque fois que les mai-
sons qu'il avait vendues en viager à ses colons chan-
geaient de propriétaires, Voltaire touchait des lods et
ventes considérables. Or, ces lods et ventes étaient
considérables, comme le prouve cette lettre à Tronchin,
de Lyon, du 23 octobre 1758 : « Je ne sais encore si je
serai seigneur de Ferney. On exige pour le droit goth
et vandale des lods et ventes le quart du prix de la
terre. Il faut pour rafraîchissement payer au roi le cen-
tième, à la Chambre des comptes le cinquantième. Ainsi,
à fin de compte, on achèterait le double. » Mais, dans
une autre lettre au chanoine Perrand, du 24 avril 1167,
Voltaire convient que le droit des lods et ventes est
du sixième et que la coutume a réduit ce droit au
douzième; il assure qu'il se contente du vingt-quatrième
pour son droit, ce qui est douteux. II est certain que
ces lods et ventes le dédommageaient de ce qu'il perdait
en ne vendant en viager ses maisons qu'à raison de
5 ou 6 ou 1 0/0 d'intérêt, et en ne prêtant des fonds
qu'à 4 0/0 à une époque où les placements d'argent,
étaient si difficiles, puisque l'État osait tout pour échap-
per à une banqueroute inévitable ; où les couvents
s'attendaient à être supprimés, où les capitalistes étaient
.1 '. .YTiîPE
i ifi. : ii::- *nti?*-. ikt^k*. -^ôrr*. o#i k commerce languis-
ut :î. -î.nï. -tnirsi-.-: :.m.- ûat*% -^ spéculations, où les
.iT'iri'ir: vtï^niîïir*. i»i! puivuerit emprunter sûrement et
î -,ui:itviii»:r .eîiri iomaineî- rt> foiraient an honneur de
: :ïi«i»îii.tt-; îï. le rnairir invivables, et où quiconque
i ut .e :-iiir*ii£'î le :air*î de* remontrances se vovait
•:ii«:' ■•: •» /H-n^ lan.-- j:s '':aehcfe de la Bastille, en vertu
; m*: .-.r.r-z ■!»: ■■::M:iu:ï. 'ju^n se appelle les pertes et
.*-. .iHn»[ïi»:r'*ute- ■rne Voltaire essuva à Cadix et en
r ":■ ni*- ■■-. ;î. iii -î^xpiiquera facilement pourquoi les vingt
ii:i-iit;r-= innée* de -ra vie. il prit tant à cœur la pros-
.•«•nte de Ferney.
, ii"i4.-j i ■;■: concours inouï de toutes les circonstances
icur ii riuu.-f a déroulé le tableau dans sa correspon-
iiiH.r. V.,it.aire a tellement animé du souffle de sa
iVr-jiuiatioji tout Ferney, que Ferney ne respire que lui.
v. ■< la [uV>u peut jauger la capacité de ses facultés
|M.>iii\i.«<. Il y a déployé une puissance de volonté, une
.anlaco «le moyens qu^n serait tenté d'assimiler à des
mviios .1»? eomedie. Là il a prouvé combien il excellait
dans T Kiiou aussi bien que dans le conseil ; qu'il était
iuvm propre à diriger qu'à exécuter ; qu'il était né pour
l'IrwM- pluuu que pour détruire. Là il donne à présumer
qitvl Ihmu n»Io il eût pu jouer sur un plus vaste théâtre,
i >>n ni daigné remployer, comme il lavait si ardeiu-
iii m il» ,nv ri si souvent demandé.
h nu If fondateur de Ferney; mais son entreprise De
lui |n un» habile spéculation. Nous le regarderir-c^
•i T i . )..n> (uiiiiiii) In bienfaiteur de ses colons s'il racss
H !•• nui'* d'inibliiT qu'en leur vendant des ma^:o^
Mi Ii-m» •»v>MH i 'iiit dru sommes considérables, il lariiC
ET LES COMÉDIENS. 163
le meilleur et même le seul parti possible de sa fortune.
Le rôle de Voltaire à Ferney est donc celui du plus
rusé des spéculateurs, du plus actif des capitalistes, du
plus retors des propriétaires.
IX. — Voltaire et les Comédiens.
Les libéralités de Voltaire aux comédiens, comme ses
entreprises à Ferney, n'ont-elles pas été des spécula-
tions ? C'est ce que nous nous proposons d'examiner.
Ouvrons d'abord le Commentaire historique pour y
lire ces lignes :
<r Voltaire avait commencé dès l'âge de dix-huit ans
la tragédie d' Œdipe. Les comédiens eurent beaucoup de
répugnance à jouer une tragédie traitée par Corneille,
en possession du théâtre; ils ne la représentèrent qu'en
1118, et encore fallut-il de la protection.
« Il donna la tragédie de Mariamne en 1722. Ma-
riamne était empoisonnée par Hérode ; lorsqu'elle but la
coupe, la cabale cria : La reine boit! et la pièce tomba.
« En 1132, à la première représentation de Zaïre,
quoiqu'on y pleurât beaucoup, elle fut sur le point
d'être sifflée.
« Le 21 janvier 1136, la tragédie d'Ahire eut un
grand succès. Il attribua cette réussite à son absence.
« Il paraît que les contradictions, les perversités,
les calomnies qu'il essuyait à chaque pièce qu'il faisait
représenter ne pouvaient l'arracher à son goût, puis-
qu'il donna la comédie de V Enfant prodigue, le 10 octo-
bre 1136 ; mais il 'ne la donna point sous son nom.
164 VOLTAIRE
L'auteur écrivit à M ,le Quinault : « Si Ton m'avait re-
connu, la pièce aurait été sifflée. »
« Il fit la tragédie de Mahomet et alla faire jouer cette
pièce à Lille. Mahomet ne fut rejoué que longtemps
après, par le crédit de M me Denis, malgré Crébillon,
alors approbateur des pièces de théâtre sous les ordres
du lieutenant de police. On fut obligé de prendre M. Da-
lembert pour approbateur. »
Après ces aveux officiels, surprenons Voltaire dans
les conficences de sa correspondance. Dans le mois de
mars 1732, il écrit à Moncrif, secrétaire des comman-
dements du comte de Clermont : « J'ai besoin plus que
jamais d'être approuvé, et approuvé par votre char-
mant maître. S'il daignait envoyer chercher la troupe
comique encore une fois, et lui recommander Êriphyle,
ce serait une bonne action digne de lui. J'ai abandonné
cette pièce aux comédiens, quant au profit. Mon vérita-
ble intérêt, qui est celui de ma réputation, le droit que
j'ai de faire continuer la pièce après Pâques, et surtout
la protection dont m'honore M 8 '*, le comte de Clermont,
me font espérer que les comédiens ne refuseront pas
déjouer la pièce. » Dans le mois de novembre 1734, il
mande à d'Argental : « Voulez-vous que je vous envoie
certaine tragédie fort singulière (Ahire) que j'ai ache-
vée dans ma solitude? Dieu veuille qu'elle ne soit pas
sifflée à Paris ! J'avais commencé cet ouvrage Tannée
passée, et j'en avais même lu la première scène au jeune
Crébillon et à Dufresne. Je suis assez sûr du secret de
Dufresne; mais je doute fort de Crébillon. En tout
cas, je lui ferai demander le secret, sauf à lui à le
garder, s'il veut. Vous pourriez toujours faire donner
ET LES COMEDIENS. 165
la pièce à Dufresne, sans que Crébillon ni personne en
sût rien. Le pis qui pourrait arriver serait d'être re-
connu après la première représentation; mais nous
aurions toujours prévenu les cabales. Les examinateurs,
ne sachant pas que l'ouvrage est de moi, le jugeraient
avec moins de rigueur, et passeraient une infinité de
choses que mon nom seul leur rendrait suspectes. » Un
mois après, en lui envoyant cette pièce, il lui dit : « Vous
pourriez faire présenter l'ouvrage à l'examen secrète-
ment, et sans qu'on me soupçonnât. Je consens qu'on
me devine à la première représentation ; je serais même
fâché que les connaisseurs s'y pussent méprendre; mais
je ne veux pas que les curieux sachent le secret avant
le temps, et que les cabales, toujours prêtes à accabler
un pauvre homme, aient le temps de se former. De
plus, il y a bien des choses dans la pièce qui passeraient
pour des sentiments très religieux dans un autre, mais
qui, chez moi, seraient impies, grâce à la justice qu'on
a coutume de me rendre. »
A l'apogée de sa gloire, en pleine possession du théâ-
tre, et placé à côté de Corneille et de Racine, et quel-
quefois au-dessus d'eux, Voltaire avait encore besoin
de protecteur pour faire accepter et représenter ses
pièces. Le 16 décembre 1152, il envoie ce placet : « Je
supplie monseigneur le maréchal duc de Richelieu, pre-
mier gentilhomme de la chambre du roi, de vouloir
bien interposer son autorité pour qu'on reprenne au
théâtre la tragédie de Rome sauvée; qu'on la représente
suivant l'exemplaire que j'ai envoyé, et que les acteurs
se chargent des rôles suivant la distribution que j'en ai
faite, approuvée par monseigneur le maréchal de Ri-
160 VOLTAIRE
chelieu. » Le il mai 1160, il dit à d'Argental ; « Vous
me faites un plaisir sensible en donnant le produit de
l'impression à Lekain . 11 faudra qu'il veille à empêcher
les éditions furtives. Vous pouvez promettre le profit de
Tanerède à M lle Clairon ; ainsi il n'y aura point de jalou-
sie, et Lekain pourra hautement jouir de ce petit béné-
fice, supposé que la pièce réussisse. » Le 9 janvier 1162,
il s'adresse ainsi à Damilaville : t Vraiment j'apprends
de belles nouvelles ! Frère Thieriot reste indolemment
au coin de son feu, et on va jouer le Droit du Seigneur
tout mutilé, tout altéré, et ce qui était plaisant ne le
sera plus, et la pièce sera froide, et sera sifflée ; et frère
Thieriot en sera pour sa mine de fèves. Un autre incon-
vénient qui n'est pas moins à craindre, c'est qu'on ne
prenne votre frère pour le sieur Picardec,de l'académie
de Dijon ; alors il n'y aurait plus d'espérance, et tout
serait perdu sans ressource. Je demande deux choses
très importantes : la première, c'est qu'on m'envoie la
pièce telle qu'on la jouera ; la seconde, qu'on jure à tort
et à travers que je n'ai nulle part à cet ouvrage : mon
nom est trop dangereux, il réveille les cabales. Il n'y
en a point encore de formée contre M. Picardec, et
M. Picardec doit répondre de tout. » Le 8 mai 1163,
voici la missive que décacheté d'Argental : « Vous
voulez qu'on imprime la médiocre Zulime au profit de
M ,le Clairon : très volontiers, pourvu qu'elle la fasse im-
primer comme je l'ai faite. Je doute qu'elle trouve un li-
braire qui lui en donne 100 ecits/mais je consens à tout,
pourvu qu'on donne l'ouvrage tel que je l'ai envoyé en
dernier lieu. Voulez-vous supprimer l'édition de TO/t/w-
pie, ou en faire imprimer une autre, en adoucissant
ET LES COMEDIENS 167
quelques passages, et le tout au profit de M Ue Clairon ?
De tout mon cœur, avec plaisir assurément. » Le 30 au-
guste 1769, autre avis au même : « J'ai écrit à M. le
maréchal de Richelieu pour le prier de faire mettre les
Scythes sur la liste de Fontainebleau. Tels qu'ils sont,
ils pourront être utiles à Lekain, et lui fournir trois ou
quatre représentations à Paris. »
Ces passages, pris au hasard dans la correspondance
de Voltaire, concordent avec le Commentaire histo-
rique. Il en résulte que le théâtre fut pour Voltaire un
sujet perpétuel des plus étranges contrariétés, et un
véritable tourment. Les Originaux, Samson, VEn-
vieux, Pandore, Thérèse, Chariot, le Baron d'Otrante,
les Deux Tonneaux, les Guèbres, les Pélopides, les
Lois de Minos, Don Pèdre, ne parurent jamais sur la
scène à Paris. Sophonisbe y obtint peu de succès ;
Brulus n'y eut que seize représentations, Oreste neuf,
Artémire huit, la Mort de César sept, l'Indiscret six,
les Scythes quatre. Dès la septième représentation, Vol-
taire avait retiré Irène; il condamna au même sort
Êriphyle, dont le début avait cependant été applaudi.
Tancrède ne fut d'abord joué que douze fois, et Mérope
seulement cinq.
Pour obtenir l'honneur de la représentation, Voltaire
éprouvait beaucoup de difficultés. 11 avait passé plu-
sieurs années avant de parvenir à faire accepter
Œdipe ; il avait été obligé d'employer des protecteurs
pour débuter. Ses efforts furent couronnés d'un im-
mense succès. Dès lors, il semblait qu'il dût avoir ses
entrées sur la scène pour tout ce qui sortirait de sa
plume. Une réputation acquise tire tout autre poète
1»>h VOLTAIRE
d'embarras ; pour Voltaire, c'était la source des plus
grandes contrariétés. Son nom seul suffisait pour ré-
veiller les cabales et irriter ses nombreux ennemis ;
tout ce qui pouvait lui procurer un triomphe occasion-
nait du trouble au parterre. La censure était impi-
toyable pour ses vers, les supprimait ou les corrigeait,
et recherchait toutes les allusions qui ne manqueraient
j>as d'être remarquées. Les comédiens craignaient de
se commettre avec le gouvernement, dont ils dépen-
daient ; ils redoutaient aussi d'être siffles de nouveau,
comme ils l'avaient été à chaque pièce de Voltaire. S'il
leur offrait lui-même une tragédie, il en était rebuté. 11
courait le même danger en se cachant sous le voile de
l'anonyme. 11 en reconnut plusieurs fois les inconvé-
nients. Ainsi, t avant qu'il fût question de VÊcueil du
Sage, rapportent les Mémoires de Bâcha umont, le 1 jan-
vier 1102, un jeune homme obscur vint présenter cette
comédie comme sienne, sous le titre du Droit du Sei-
gneur., au comédien semainier. 11 fut reçu avec la
morgue ordinaire. 11 fallut bien des courses, bien des
prières, avant d'obtenir une nouvelle audience. Enfin
on lui déclara que sa comédie était détestable. Le
pauvre diable insista pour obtenir une lecture, la
troupe assemblée. Il fallut avoir recours aux sup-
pliques, aux bassesses; et les entrailles du comédien
s'étant émues, on lui accorda par compassion un jour
de lecture. Le comique aréopage était si prévenu, qu'il
ne fit pas grande attention à ce qu'il entendait, et la
pièce fut conspuée par toute rassemblée. Le jeune
homme se retira fort content de la comédie qu'il venait
de jouer. Quelque temps après, M. de Voltaire adressa
ET LES COMÉDIENS. 169
cette même pièce aux comédiens sous le titre qu'elle
porte aujourd'hui, l'Êcueil du Sage; on la reçut avec
respect, elle fut lue avec admiration, et Ton pria M. de
Voltaire de continuer à être le bienfaiteur de la Co-
médie. » Wagnière (p. 191) dit que cette anecdote est
très vraie, et que le jeune homme se présenta sous le
nom d'un M. Picardin, de Dijon. Même mystification
en 17G7 pour le Baron d'Otrante. « Je fus chargé de
présenter la pièce aux comédiens italiens, comme l'ou-
vrage d'un jeune poète de province, relate Grétry (1).
Le sujet parut comique et moral, et les détails
agréables ; mais ils ne voulurent point recevoir cet
ouvrage, à moins que l'auteur n'y fît des changements.
Cependant ils voyaient dans le Baron d'Otrante un
talent qui pouvait leur être utile, et ils m'engagèrent à
faire venir le jeune auteur anonyme à Paris. Je leur
promis d'y faire mes efforts. On peut croire que la pro-
position fit rire Voltaire, et qu'il se consola facilement
du refus des comédiens. Il renonça à l'opéra comique. »
Encore une anecdote sur ce sujet. « Le Dépositaire, la
nouvelle comédie en cinq actes de M. de Voltaire, a été
lue il y a quelque temps, était-il écrit, le 1 février 1170,
dans les Mémoires de Baehaumont, par le sieur Mole,
à l'assemblée des comédiens, sans qu'ils sussent qui en
était l'auteur. Elle leur a paru si bassement intriguée,
si platement écrite, qu'elle a été refusée générale-
ment, et que plusieurs se sont permis des réflexions
piquantes. L'un voulait la faire jouer chez Nicolet,
l'autre aux Capucins. L'aréopage a été confondu quand
(1) Mémoires. Paris, an V. ln-8°, 1. 1. p. 166.
10
170 VOLTAIRE
le lecteur leur a appris quel en était l'auteur. Par res-
pect pour ce grand homme, ils ont déclaré qu'ils la
joueraient s'il l'exigeait, mais ils ont persisté à la
trouver détestable, et les amis de M. de Voltaire l'ont
retirée. » Mérope n'avait pas été accueillie plus favo-
rablement des comédiens : à la vérité, La Harpe
(t. I. p. 318) le nie, mais c'est un fait admis par
Duvernet (p. 101) et tous les biographes, et même par
M. Beuchot. Ils ont eu raison, car on lit dans les Mé-
moires de Favart (t. III, p. 218) que Voisenon, ayant
appris de Voltaire lui-même la sottise que venaient
de commettre les comédiens, s'empressa d'aller les
trouver, leur fit honte de leur peu de goût et ne les
quitta que quand ils eurent réformé leur jugement sur
Mérope.
Soit qu'il révélât son nom, soit qu'il gardât l'ano-
nyme, Voltaire avait tout à craindre. Quels moyens
employa-t-il donc pour vaincre toutes les difficultés
qu'il rencorflErait sous ses pas ?
« 11 faut avouer que, sans les grands acteurs, une
pièce de théâtre est sans vie, » disait-il dans la Dédi-
cace de Zulime à M 110 Clairon. Aussi cultiva-t-il toujours
l'amitié des actrices ou des acteurs célèbres, dont l'in-
fluence suffisait, à défaut du prestige d'un nom d'au-
teur connu, pour faire recevoir une pièce. Il s'occupa
avec une persévérance infatigable du sort des comé-
diens, et travailla à obtenir qu'ils ne fussent plus
excommuniés, et qu'ils jouissent de tous les privilèges
que les lois leur refusaient. Il fut l'amant de M llc de
(Horscmbleu, suivant Condorcet, de M Ue Duclos, au dire
de Villcttc (p. 120), et de la fameuse Adrienne Lecou-
ET LES COMÉDIENS. 171
vreur (1), à laquelle il dédia YÀnti-Giton, et qu'il loua
dans son Temple du Goût, après avoir consacré des
vers à sa mort. Trente-sept lettres à M 1Ie Quinault,
publiées en 1822, à Paris, par Renouard, nous appren-
nent quel fruit Voltaire retira de sa liaison avec elle.
Citons- en des fragments. Le 16 mars 1736, il avait
écrit à cette actrice : « Votre Enfant Prodigue est fait.
Songez que c'est vous qui m'avez donné ce sujet très
chrétien, fort propre, à la vérité, pour l'autre monde ;
mais gare les sifflets de celui-ci ! Il n'y a rien à risquer
si vous vous chargez de l'ouvrage ; et, en vérité, vous
le devez. C'est à vous à nourrir l'enfant que je vous ai
fait. La pièce, arrangée et conduite par vos ordres, et
embellie par votre jeu, aura un succès étonnant si on
ignore que j'en suis l'auteur, et sera sifflée si on s'en
doute. Le titre d'Enfant Prodigue lui ferait autant de
tort que mon nom ; il faudra que vous soyez la mar-
raine, comme vous êtes la mère de la pièce, et que
vous lui trouviez un titre convenable. » Quelque temps
après, il lui envoie des corrections pour cette pièce, et
lui dit : « Je laisse entre vos mains, comme de raison,
la destinée de F Enfant Prodigue. En vérité, je ne sais
où j'en suis ; je ne conçois pas le goût du public ; il
faut être sur les lieux pour bien juger. Vous savez que
je corrige tout ce qu'on veut, et que je ne fais pas
attendre. » Bientôt nouvelle missive : c Vous pourriez
engager M. de Pont de Vesle ou M. d'Argental à m'en-
voyer la pièce telle qu'on la joue. Je n'ai dit mon
secret à personne. Niez toujours fort et ferme ; quand
(1) Lettre à Thieriot, du 1" juin 1731.
172 VOLTAIRE
tout le parterre crierait que c'est moi, il faut dire qu'il
n'en est rien. » Le 13 octobre de la même année, il la
remercia de son attention en ces termes : « C'est vous
qui, par vos soins, avez fait réussir la pièce. Quand
vous vous mêlez de faire passer quelque chose, il faut
qu'il passe. Divine Thalie, envoyez-moi cet enfant tel
qu'il a paru, afin que je le rende moins indigne de
tant de bonté. Tout Cirey vous remercie de ce petit
Enfant Prodigue. Eh bien ! vous l'avez donc hardi-
ment mis sous ce nom sacré? » En 1140, il s'adressa
de nouveau à elle, pour lui recommander le succès de
Mahomet et celui de Zulhne; le 3 juillet, il lui dit :
« Je conviens avec vous qu'une pièce trop annoncée
est à moitié tombée et que mon nom rassemble tous les
sifflets de Paris. Trop d'attente de la part du public, et
trop de jalousie de la part des beaux esprits, sont deux
choses que je ne mérite guère, mais qui me joueront
souvent de mauvais tours. » Pour récompenser tant de
zélé et de discrétion, le 12 décembre 1136, il avait prié
Berger de porter chez M lle Quinault une très jolie pen-
dule d'or moulu; mais cette bagatelle ne fut pas agréée.
M" Quinault ayant renoncé au théâtre dès 1741,
M llc Clairon, dont La Harpe (t. I. p. 361) citait le talent
comme le plus parfait qui eût jamais illustré la scène,
attira les regards de Voltaire. Il lui prodigua les mêmes
compliments qu'à M lle Lecouvreur ; il lui dédia Zulime
et la vanta dans plusieurs tirades de ses poésies. Il
avait même l'attention de prier Damilaville de lui
remettre un exemplaire de ses ouvrages (1). Il l'ac-
(1) Lettres à Damilaville, des 7, 21 septembre et 4 octobre 1763.
ET LES COMÉDIENS. 173
cueillit avec distinction à Ferney et l'y fit jouer ses
pièces (1). Était-elle à Paris, il ne la perdait pas de vue
quand elle remplissait un rôle dans Oreste (2), dans
V Orphelin de la Chine (3), dans Alzire (4), dans Tan-
crède (5). Il lui donnait des avis sur la manière de dé-
clamer certains endroits de ces tragédies; il lui en-
voyait journellement des corrections. A la vérité, on ne
les prenait pas toujours en considération; l'actrice se
permettait d'écourter un acte de Tancrède; elle était
accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nou-
velles pour les faire aller plus vite, de sorte que Voli
taire craignait de voir ses chefs-d'œuvre se réduire à
des mines et à des postures (6). Elle substituait les vers
les plus ridicules à ceux que l'auteur avait quelquefois
travaillés avec le plus d'amour (1). Son exemple était
suivi par la troupe, ce qui occasionnait les fautes les
plus singulières à l'impression. Aussi Voltaire écri-
vait-il, le 19 décembre 1766, à d'Argental : « Je vous
demande en grâce, quand vous ferez jouer Zulime à
M lle Durancy, de la lui faire jouer comme je l'ai faite,
et non pas comme M 1Ie Clairon l'a jouée. Ce mot de
Zulime avec un cri douloureux : mon père! je suis
indigne, fait un effet prodigieux. La manière dont les
comédiens de Paris jouent cette scène est de Brioché.
Je meurs sans tous haïr... Ramire, sois heureux,
Aux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux.
(i) Lettre à Thieriot, du 30 auguste 1765.
(2) Lettres à M IU Clairon, du mois de janvier 1750.
(3) Lettres & la même, des 3 et 25 octobre 1753.
(4) Lettres à d'Argental, du 12 mars 1758.
(»j Lettre à M"* Clairon, du 24 septembre 1760.
(6) Lettre à d'Argental, du 25 novembre 1760.
(7) Lettro à Lekain, du 17 février 1767.
10.
174 VOLTAIRE
Comment ces malheureux ignorent-ils assez leur langue
pour ne pas savoir que cette répétition, aux dépens,
fait attendre encore quelque chose; que c'est une sus-
pension, que la phrase n'est pas finie, et que cette ter-
minaison, aux dépens de mes feux 7 est de la dernière
platitude? M lle Clairon avait juré de gâter la fin de
Tancrède. J'ai mille grâces à vous rendre d'avoir fait
restituer par M lle Durancy ce que M Uo Clairon avait
tronqué. Un misérable libraire de Paris, nommé Du-
chesne, a imprimé mes pièces de la façon détestable
dont les comédiens les jouent ; il a fait tout ce qu'il a
pu pour me déshonorer et pour me rendre ridicule. Je
me suis précautionné contre les plus violentes persécu-
tions, et j'ai de quoi les braver; mais je n'ai point de
remède contre l'opprobre et le ridicule dont les comé-
diens et les libraires me couvrent. J'avoue cette sensi-
bilité. » Toutefois Voltaire finissait par se résigner, à
cause de la vogue que M ,lc Clairon donnait à ses compo-
sitions, qui seraient peut-être restées dans l'oubli sans
elle. Pour la dédommager de ses peines, il lui aban-
donnait sa part d'auteur.
Telle était la gratification que Voltaire réservait aux
artistes dont il était le plus content. Il convient de par-
ler maintenant de celui qu'il vantait, le 23 janvier 1178,
à Decroix, comme le seul qui fût véritablement tragique,
et dont il disait, le 27 septembre 1772, à M me Necker :
« Ce n'est pas moi qui ai fait mes tragédies, c'est lui. »
Il s'agit d'Henri-Louis Gain, connu sous le nom de
Lèkain. Le 26 octobre 1760, il lui mandait : « J'ai en-
voyé à M. d'Argental la tragédie de Tancrède, dans
laquelle vous trouverez une différence de plus de deux
ET LES COMEDIENS. 175-
cents vers; je demande instamment qu'on la rejoue sui-
vant cette nouvelle leçon, qui me paraît remplir l'inten-
tion de tous mes amis. Il sera nécessaire que chaque
acteur fasse recopier son rôle ; et il n'est pas moins
nécessaire de donner incessamment au public trois ou
quatre représentations, avant que vous mettiez la pièce
entre les mains de l'imprimeur. Ne doutez pas que, si
vous tardez, cette tragédie ne soit furtivement impri-
mée. Il est de votre intérêt de prévenir une contraven-
tion qui serait très désagréable. » Le 2 juin 1162, il
lui écrivait encore : « Je crois qu'on ne doit imprimer
Zulime que quand on l'aura reprise, et qu'il ne faut
pas la reprendre sitôt. Il n'en est pas de même du Droit
du Seigneur; je crois que, s'il est bien joué, il pourra
procurer quelque avantage à vos camarades; je m'inté-
resserai toujours à eux, et particulièrement à vous. »
Autre lettre, le 21 février 1761 : « Vous avez dû recevoir la
tragédie des Scythes. Voici encore un petit changement
que j'ai jugé absolument nécessaire. Ma mauvaise santé
et mon épuisement total ne me permettent plus de tra-
vailler à cet ouvrage. Je vous demande en grâce si vous
pouvez la faire jouer le mercredi des Cendres, parce
que, si elle ne peut être rejouée dans ce temps-là, il est
d'une nécessité absolue que je donne l'édition corrigée,
pour indemniser le libraire de la perte de la première
édition. Il serait beaucoup plus avantageux pour vous
que la pièce fût jouée le mercredi des Cendres, parce
qu'alors je serais plus en état de vous procurer un ho-
noraire de la part du libraire. Il parait indispensable
que les comédiens se déterminent sans délai. Je vous
prie très instamment de me mander votre dernière réso-
176 VOLTAIRE
lution. » Le 11 juillet suivant, il revient sur le même
sujet : « J'attends tous les jours l'édition des Scythes
faite à Lyon, pour vous l'envoyer; c'est la seule à la-
quelle on doit se tenir. A l'égard d'Olympie, je suis
persuadé que cette pièce, remise au théâtre, vous vau-
dra quelque argent ; mais il est absolument nécessaire
de la jouer comme je l'ai faite, et non pas comme
M lle Clairon Ta défigurée : elle a cru devoir sacrifier la
pièce à son rôle, supprimer et changer des vers, dont
la suppression ou le changement ne forme aucun sens.
Si vous jouez V Orphelin de la Chine, je vous prie très
instamment de la donner aussi telle qu'elle est impri-
mée dans l'édition de Cramer. Voici encore un petit
mot pour l'Écossaise, que je vous prie de donner à
l'assemblée. »
Ces lettres indiquent la nature des rapports de l'au-
teur avec facteur, la confiance sans bornes de l'un et la
docilité extraordinaire de l'autre. Toutefois Lekain
n'acceptait pas aveuglément tout ce qui lui arrivait de
Ferney. Ainsi, le 11 janvier 1178, le marquis de Thi-
bouville mandait aux comédiens français : « Il est mal-
heureusement indispensable et nécessaire de suspendre,
pour ce moment, les préparatifs d'Irène. M. Lekain ose
refuser à M. de Voltaire de jouer le rôle d 1 Alexis qu'il
vient de faire pour lui. » Le lendemain il annonce à
M. Préville que « les préparatifs d'Irène sont suspendus
forcément par le procédé indigae et révoltant de M. Le-
kain pour son bienfaiteur ». Le 4 février, il écrit à
MM. les Semainiers à la Comédie : « M. de Voltaire me
mande, par le courrier d'aujourd'hui, qu'ayant appris les
critiques faites sur Irène depuis la lecture, il veut faire
ET LES COMEDIENS. 177
des changements (1). » Voltaire fut tellement irrité de
ces tracasseries, raconte Wagnière (p. 119), qu'il se
laissa persuader par ses amis qu'il était de son honneur
d'accourir à Paris pour y faire jouer sa pièce. Le
11 janvier, il avait appris au marquis de Thibouville
qu'il n'entendait rien à ce qui se passait au théâtre; le
20 suivant, il parlait à d'Argental de cet oubli de toutes
les convenances, et le 30, il lui avouait qu'il mourrait
du chagrin que tout cela lui causait.
Voltaire se rappelait de n'avoir pas été inutile à Le-
kain; il l'avait reçu aux Délices en 1155 (2), puis à Fer-
ney en 1762 (3), en 1772 (4) et 1776 (5), et, à chacune
de ces entrevues, il l'avait fait jouer sur son petit
théâtre, et lui avait accordé des présents, suivant Wa-
gnière (p. 88), outre les frais d'auteur qu'il lui cédait
sur ses pièces, comme nous savons. Lekain avoue avoir
été gratifié par ltfi de plus de 2,000 écus (6), mais il
garde le silence sur la nature de ces témoignages d'ami-
tié. Il est probable que c'étaient des dédommagements
pour ses voyages, et le montant de ce que lui avaient
rapporté les droits qui lui étaient abandonnés pour
amener les comédiens à agréer et les tragédies et les
perpétuelles corrections que lui envoyait le poète. En
1766, il publia Adélaïde du Guesclin, qu'il avait re-
mise le 9 septembre 1765, de son propre mouvement,
(1) Bévue rétrospective, 3° série, t. III.
(2) Lettre au duc de Richelieu, du 2 avril 1753.
(3) Lettres à d'Argental et à Collini, des 17 et 23 avril 1762.
(4) Lettres à d'Argental et au duc do Richelieu, du 21 septem-
bre 1772.
(5) Lettre à d'Argental, du 5 auguste 1776*
(6) Mémoires de Lekain. Paris, 1801. In-8°, p. 8.
178 VOLTAIRE
sur la scène, aux applaudissements de tout le parterre,
quoiqu'elle n'eût été couronnée d'aucun succès en 1134,
et lorsqu'elle reparut en 1152, sous le titre de Duc de
Foix, avec des changements (1). Voltaire, qui estimait
que le sort d'une tragédie dépend absolument des ac-
teurs (2), était donc redevable à Lekain d'une grande
partie de sa gloire. Il y aurait eu ingratitude de sa part
à ne pas récompenser ces services. Aussi avait-il profité
de toutes les occasions de protéger Lekain. Le 2 avril
1155, il avait écrit au duc de Richelieu : t Un grand
acteur est venu me trouver dans ma retraite; c'est Le-
kain, c'est votre protégé, c'est le meilleur enfant du
monde. Je lui ai conseillé d'aller gagner quelque argent
à Lyon, au moins pendant huit jours. Il ne tire pas
plus de 2,000 livres par an de la Comédie à Paris.
On ne peut ni avoir plus de mérite, ni être plus pauvre.
Je vous promets une tragédie nouvelle, si vous dai-
gnez le protéger dans son voyage de Lyon. Nous vous
eonjurons de lui procurer ce petit bénéfice dont il a
besoin. Ayez la bonté de lui faire cette grâce. » Le
10 février 1757, il lui disait : « Permettez que je vous
envoie ce qu'on m'écrit sur Lekain. S'il a tant de talent,
s'il sert bien, est-il juste qu'il n'ait pas de quoi vivre,
quand les plus mauvais acteurs ont une part entière? *
Le \ juin, autre lettre : ■ Je suis assassiné de lettres
qui disent que Lekain est le seul acteur qui fasse plai-
sir, le seul qui se donne de la peine, et le seul qui ne
soit pas payé. On se plaint de voir des moucheurs de
(1) P. 71.
12) Lettre à d'Argent al, du 11 janvier 1773.
ET LES COMÉDIENS. 179
chandelles qui ont part entière, dans le temps que celui
qui soutient le théâtre de Paris n'a qu'une demi-part.
On s'en prend à moi ; on dit que vous ne faites rien en
ma faveur, et on croit que je ne vous demande rien ; ce-
pendant je demande avec instance. Je conviens que Baron
avait un plus bel organe que Lekain, et de plus beaux
yeux ; mais Baron avait deux parts ; et faut-il que Lekain
meure de faim, parce qu'il a les yeux petits et la voix
quelquefois étouffée? Il fait ce. qu'il peut; il fait mieux
que les autres : les amateurs font des vers à sa louange;
mais il faut que son métier lui procure des chausses. »
Dans les premières pages de ses Mémoires, Lekain
avoue que c'est au crédit de Voltaire qu'il obtiat son
ordre de début au théâtre, et qu'il parvint à surmonter
toutes les difficultés qui l'éloignaient de cette carrière,
et qui continuèrent de l'assaillir dès qu'il eut de la ré-
putation. Mais une chose difficile à expliquer, c'est que
Voltaire lui ait offert 10,000 livres pour l'en détourner.
En le voyant jouer avec un talent remarquable une
mauvaise pièce de d'Arnaud, il l'avait invité à se
rendre chez lui, s'était informé de sa position, avait su
qu'il jouissait de 750 livres de rente et qu'il pouvait
suivre l'état de son père. Il le retint dans son hôtel pour
le former aux rôles de ses pièces ; il le nourrit et le
logea ainsi environ six mois. Cette conduite n'est-elle
pas en contradiction avec cette offre de 10,000 livres
qui auraient été garanties par un petit patrimoine, mais
qui étaient bien hasardées entre les mains d'un jeune
homme qui n'avait pas vingt ans, et qui confessait
n'avoir aucun goût pour le commerce? Sans doute il y
a loin d'une promesse à la réalisation ; mais fc quand on
180 VOLTAIRE
songe aux principes de Voltaire dans de pareilles cir-
constances, et à sa passion pour le théâtre, le récit de
Lekain ne saurait être attribué qu'à l'impudence, ou
plutôt à la crédulité si naïve de la jeunesse.
Entre Voltaire et Lekain, les services ont été au moins
réciproques. Sans Voltaire, Lekain eûtril percé? Oui ; car
rien au monde ne saurait comprimer l'essor du génie.
Sans Lekain, Voltaire serait-il parvenu à obtenir des
comédiens la complaisance dont il avait besoin ? Non.
2,000 écus de gratification étaient-ils une juste récom-
pense de tous les efforts de Lekain pour triompher des
cabales et augmenter la gloire de Voltaire? C'est dou-
teux.
Pour comprendre combien étaient grands les services
que rendaient à Voltaire les comédiens qui avaient le
courage de se charger de ses pièces, asseyons-nous un
instant dans une loge, pour y contempler les scènes qui
se passaient au parterre, lorsqu'on devait représenter
une de ces tragédies ou comédies dont Voltaire, dans
son Commentaire historique, dans ses lettres à ses amis,
dans ses billets aux acteurs et aux actrices, augurait si
mal, comme nous l'avons constaté, et dont il ne s'ex-
pliquait pas plus la chute que le succès :
« Dès qu'on savait qu'il avait à l'étude une tragédie
nouvelle, rapporte Duvernet (p. 410), les cabales com-
mençaient à se former pour en préparer la chute. Des
groupes de vociférateurs, des meutes de roquets litté-
raires, s'emparaient de bonne heure des postes les plus
importants du parterre : c'était là le champ de bataille.
Une première représentation était comme un jour de
combat, où les ennemis longtemps en présence finissent
ET LES COMÉDIENS. 181
par se charger. Que faisait Voltaire pour s'assurer cette
victoire, que la médiocrité et l'envie de concert cher-
chaient à lui ravir ? Il distribuait trois à quatre cents
billets d'entrée; et lorsque les coups de sifflet commen-
çaient à se faire entendre, le bruit en était aussitôt
étouffé par de violents battements de mains. C'est ainsi
que la plupart de ses triomphes dramatiques furent
encore moins dus au mérite de ses chefs-d'œuvre qu'aux
applaudissements des personnes dont il avait soin de
garnir le parterre. » Pour comprendre ce récit, il n'est
pas inutile de rappeler ce que Favart dit page 21 du
tome II de ses Mémoires sur l'organisation de la claque :
« La Morlière était chef des cabales contre les pièces nou-
velles; il est prouvé qu'il avait à sa solde plus de cent
cinquante conspirateurs. Il mettait tous les auteurs à
contribution et faisait tomber ou réussir les pièces, sui-
vant ce qu'on lui donnait ou refusait. »
Suivant les Mémoires de Lekain (p. 17), Adélaïde
du Guesclin fut sifflée depuis trois heures jusqu'à six
heures de relevée.
Sémiramis, pour la décoration de laquelle le roi avait
donné 5,000 livres, au dire de Collé (t. I, p. 2), fut
l'objet des scènes les plus singulières. « Les comédiens
français, raconte Longchamp (p. 209), avaient déjà fait
une répétition de la tragédie de Sémiramis. Ils la répé-
tèrent plusieurs fois en présence de M, de Voltaire, qui
leur donna quelques avis utiles dont ils profitèrent.
Quoiqu'il fût assez content de leurs talents, qu'il pût
compter sur leur zèle, et qu'il eût mis beaucoup de soin
à travailler sa tragédie, il était loin d'oser compter sur
la réussite. Il n'ignorait point que Piron, qui se croyait
T. II. 11
184 VOLTAIRE
fort supérieur à lui, et qui était jaloux de ses succès,
avait ameuté une forte cabale contre Sémiramis ; qu'à
ce groupe venaient se rallier les soldats de Gorbulon ;
c'est ainsi qu'il appelait quelquefois les partisans de
Crcbillon, par allusion à quelque passage de Tune de
ses pièces. Ceux-ci, dans le fond, étaient bien moins
admirateurs sincères de leur héros qu'ennemis jaloux
de M. de Voltaire. Pour contrebalancer les forces de
cette ligue, M. de Voltaire eut recours à un moyen, à
la vérité peu digne de lui , mais dont il crut avoir be-
soin et qui en effet ne lui fut pas inutile : ce fut de
prendre au bureau un nombre de billets de parterre
qu'il distribua, outre les siens, à des personnes de sa
connaissance, qui en donnèrent à leurs amis. MM. Thie-
riot, Dumolard, Lambert, le chevalier de Mouhy, le
chevalier de la Morlière, l'abbé de La Mare, etc., dont
il connaissait le dévouement, s'acquittèrent fort bien de
celte commission. J'eus aussi, pour ma part, des billets
à distribuer, et je les mis en de bonnes mains, capables
de bien claquer à propos. Il fallait sans doute être armés
et prêts à la défense contre desjj agresseurs connus et
nombreux. Le jour delà première représentation arrivé,
les champions de part et d'autre ne manquèrent pas de
se trouver sur le champ de bataille, armés de pied en
cap; j'y tenais de pied ferme mon rang de fantassin.
Chaque parti se promettait bien la victoire ; aussi fut-
elle disputée et la lutte pénible. Dès 4 lajpremière scène,
des mouvements excités dans le parterre, des brouha-
has, des murmures se manifestèrent; on crut même
entendre quelques coups de sifflets obscurs et honteux ;
mais dès le commencement aussi les applaudissements
ET LES COMEDIENS. 18S
balancèrent au moins tous ces bruits, et ils finirent par
les étouffer. La pièce se soutint, la représentation se
termina très bien, et le succès ne parut point équivoque.
Les antagonistes de M. de Voltaire renouvelèrent leurs
tentatives aux représentations suivantes ; mais elles ne
servirent qu'à mieux assurer son triomphe. » Suivant
Collé (t. I, p. 98), Voltaire avait distribué quatre cents
billets pour la première représentation de Sémiramis ;
il en avait donné à ses nièces, à toutes les femmes de
sa connaissance, afin d'être assuré des deux tiers du
parterre et des loges ; grâce à ces moyens, il triompha
des cabales, mais la réussite de Sémiramis lui coûta
800 livres de son argent, au delà du produit des quinze
représentations qu'elle obtint. Bientôt on annonça qu'on
allait jouer à Fontainebleau et à Paris, sur le théâtre
des Italiens, une parodie de Sémiramis. Voltaire ne
négligea rien pour écarter ce nouveau péril. Le 10 oc-
tobre 1148, il écrivit en droiture à la reine, et le même
jour lui fit demander sa bienveillance par le roi de Po-
logne; en même temps, il accabla de lettres pathé-
tiques et pressantes et M me de Pompadour, et M m * d'Ai-
guillon, et M mo de Villars, et M m *de Luynes, et Maurepas,
et le président Hénault, et le duc de Fleury, et le duc
de Gèvres, et d'Argental, et Berner, lieutenant de
police.
Oreste réveilla les cabales assoupies. Depuis plus de
trente ans, suivant les Mémoires de Lekain (p. 17), on
n'en avait point vu d'aussi fortes que celles qui s'éle-
vèrent contre Voltaire à la première représentation
d 1 Oreste. On siffla longtemps avant que la pièce fût
commencée, dit Duvernet (p. 1S6) ; on siffla jusque dans
184 VOLTAIRE
la rue. Pendant les quatre premiers actes, ce fut un
concert bizarre d'applaudissements et de coups de sif-
flets. Au cinquième, au redoublement des sifflets se
mêlèrent les sarcasmes, les huées et les cris immo-
dérés. « Voltaire a été hué de toute la salle, raconte
Collé (t. i, p. 147), excepté du parterre, qui a été le
plus modeste, comme payé pour cela, mais qui a été
pourtant forcé malgré lui de laisser échapper des mar-
ques de son ennui. Il avait eu la petite vanité de faire
imprimer sur les billets de parterre les lettres initiales
de ce vers d'Horace :
Omnc tulit pu net uni qui miscuit utile du Ici.
C'était sans doute un petit coup de patte qu'il voulait
donner à Crébillon sur sa versification, qui effective-
ment n'est pas aussi correcte et aussi douce que la
sienne, mais est plus mâle. Après la chute de la pièce,
un plaisant du parterre trouva que ces lettres initiales
voulaient dire : Oreste, tragédie pitoyable que M. Vol-
taire donne. Je fus à la seconde représentation d'Orgste,
que Voltaire a rapetassé. Le dernier acte n'est pas, à
beaucoup près, aussi détestable qu'il l'était; mais il est
encore bien mauvais. Du reste, la pièce est à peu près
la même, et je n'ai point vu de changements sensibles
et de quelque importance. Malgré cela, le parterre sou-
doyé fit son devoir d'applaudir, et tâcha de gagner son
argent ; en sorte qu'aidé de ses fanatiques, soutenu par
ses cabales et son manège, je ne doute pas que Voltaire
ne fasse traîner sa pièce huit ou dix représentations,
peut-être même ne lui fasse faire une petite, fortune
injuste, comme il l'a procurée à Sémiramis (en payant,
ET LES COMEDIENS. 185
s'entend.) On a appelé le cinquième acte de cette tra-
gédie qu'il a refait, à peu de chose près, en entier, un
acte de contrition; et je dis, moi, que c'est tout au plus
un acte d'atlrition, car la contrition n'est nullement
parfaite (t. I, p. 154). — Neuvième et dernière repré-
sentation de YOreste de Voltaire. Il faudrait une bro-
chure entière pour écrire les extravagances qu'il a faites
pour faire applaudir forcément cette rapsodie ; il n'en
est pourtant pas venu à bout. Il se présentait à toutes
les représentations, animant ses partisans, distribuant
ses fanatiques et ses applaudisseurs soudoyés. Tantôt,
dans le foyer, il jurait que c'était la tragédie de So-
phocle, et non la sienne, à laquelle on refusait de justes
louanges ; tantôt, dans l'amphithéâtre, et plongeant sur
le parterre, il s'écriait : « Ah ! les barbares ! ils ne sen-
« tent pas la beauté de ceci ! » et se retournant du
coté de ses gens, il leur disait : « Battons des mains,
mes chers amis! « applaudissons, mes chers Athé-
« niens ; » et il claquait sa pièce de toutes ses forces. »
Collé n'avait pas tort de regarder Voltaire comme la
principale cause du mécontentement des comédiens
et des spectateurs. Rien n'égale la précipitation avec
laquelle Voltaire composait ses pièces. A Tancrède, il
ne consacra que vingt-six jours (1), aux Lois de Minos
vingt-cinq (2), à Zaïre dix-huit (3), au Droit du Sei-
gneur quinze (4), aux Guèbres douze (5), aux Scythes
(1) Lctlre à d'Argental, du 19 mai 1759.
(2) Lettre au môme, du 19 janvier 1772.
(3) Lettre à M"« Qumault, du 16 mars 1736.
(4) Lettre à d'Argental, du 30 avril 1760.
(5) Lctlre au même, du 14 auguste 1768.
186 VOLTAIRE
dix (1), à Olympie six (2), à Chariot cinq (3), et seu-
lement trois, suivant Wagnière (p. 264). Il lui suffit
d'une nuit pour tracer le plan et écrire quelques-unes
des principales scènes de Y Enfant prodigue (4). Ce
qu'il avait dit de Tancrède commencée le 22 avril et
terminée le 18 mai 1159, que c'était une tragédie finie,
à la vérité, et non faite (5), il pouvait le répéter à cha-
que tragédie ou comédie qu'il envoyait à Paris. De là
ce mot de Fontenelle recueilli par Collé (t. I, p. 156) :
« Voltaire est un auteur bien rare, il fait ses pièces
à mesure qu'on les joue. » Exemple que suivaient quel-
quefois les comédiens, et particulièrement à la récep-
tion de Tancrède, qu'ils ajustèrent à leur fantaisie, et
ornèrent d'une soixantaine de vers de leur façon. Aussi
l'auteur mandait-il, le 22 octobre 1760, à Duclos : « Ils
en ont usé comme de leur bien, parce que je leur ai
abandonné le profit de la représentation et de l'édi-
tion. » En vain expédiait-il corrections sur corrections,
cartons sur cartons; les comédiens lui témoignaient
peu de déférence, quoiqu'il leur abandonnât, au rap-
port de Wagnière (p. 202), la rétribution qu'il avait
droit d'exiger d'eux comme auteur. Ils ne faisaient au-
cun cas et même se moquaient de ses reproches réité-
rés sur leur extrême négligence à rejouer ses pièces
telles qu'il les avait refaites, et c'était avec hauteur
qu'ils écoutaient les avis qu'il prenait la liberté de leur
1) Lollro au mémo, du 19 novembre 1766.
i2) Lettre au môme, du 20 octobre 1761.
(3) Lettre à Damilaville, du 28 septembre 1767.
(4) Lettre à M ,u Quinault, du 16 mars 1736.
5) Lettre à d'Argental, du 19 mai 1759.
ET LES COMÉDIENS. 187
donner sur le rôle qu'il leur distribuait de son autorité
privée, suivant la nature de leur talent ; quelques-uns
même se fâchaient de cette attention. Suivant Long-
champ (p. 270), une année ils jurèrent de refuser tout
ce qui serait offert en son nom, tant ils étaient fatigués
des corrections qu'on leur imposait chaque fois qu'ils
allaient répéter ou représenter ses tragédies ou ses
comédies! Mais, comme ils dépendaient de l'un des gen-
tilshommes de la chambre , Voltaire ne manquait pas
d'invoquer leur protection, dit Collé (t. I, p. 182); il
recourait au duc de Richelieu dans tous ses embarras.
Il lui avait recommandé le sort de Lekain. Il le char-
geait du sort de tout ce qu'il désirait voir passer à
Fontainebleau. Il n'épargnait ni lettres ni compliments
pour flatter son amour-propre. Il lui dédia l'Orphelin
de la Chine et les Lois de Minos. Une prière du duc
devenait un ordre pour une troupe ; l'influence, soit des
Quinault, soit des Clairon, soit des Lekain, achevait de
vaincre l'obstination des rebelles.
Tels étaient les moyens que Voltaire était obligé
d'employer en dernier lieu pour parvenir à faire accep-
ter, jouer ou rejouer ses pièces par des comédiens
pour qui tout ce qui sortait de sa plume devenait une
occasion de grandes humiliations et d'une conjuration
de coups de sifflets au théâtre. Voltaire croyait mériter
leur reconnaissance en leur abandonnant sa part d'au-
teur. Une telle générosité était pour lui la seule voie
qui lui facilitât l'entrée des spectacles, remarque Collé
(t. I, p. 39). Était-ce un dédommagement suffisant pour
toutes les avanies auxquelles son nom exposait les
acteurs? Non. Autrement ils auraient été plus disposés
188 VOLTAIRE
à déclamer ses vers. Les droits d'auteur se réduisaient
à peu de chose. Dans une lettre, du H février 1759, au
comte de Saint-Florentin, Rousseau nous apprend que
le produit d'un grand opéra, pour chacun des deux au-
teurs de la partition et des paroles, était de 2,000 livres,
lorsqu'il soutenait 30 représentations consécutives, sa-
voir, 100 francs pour chacune des 10 premières repré-
sentations, et 50 pour chacune des 20 autres. Son Devin
du village ne lui valut que 1,200 francs, outre ses en-
trées, franches à perpétuité, qui lui furent bientôt refu-
sées. Suivant Collé (t. I, p. 361), la Comédie française
n'était abonnée que 60,000 livres par an. Nous avons
montré que les recettes extraordinaires ne dépassaient
jamais 3,800 livres, dont le quart était réservé aux
pauvres. Il restait donc peu de bénéfice pour un auteur
dont les pièces, comme beaucoup de celles de Voltaire,
avaient peu de succès. La première représentation de
Mérope ne produisit que 3,270 livres. L'acteur que
Voltaire traita en favori ne reçut de lui que 2,000 écus
de gratification dans l'espace de dix-huit ans. On peut
deviner par ce chiffre que les comédiens avaient peu
à gagner en travaillant à ajouter quelques fleurons à sa
couronne.
Nous disons que le droit d'auteur était peu de chose.
Prouvons-le par ces particularités que nous emprun-
tons à un article de M. Louis de Loménie sur Beau-
marchais, publié dans la Revue des deux mondes, du
1 er mai 1853 : « Un règlement de l'autorité royale en
1697 donnait aux auteurs le neuvième de la recette
pour les pièces en cinq actes, le douzième pour les
pièces en trois actes, sauf le prélèvement des frais jour-
ET LES COMÉDIENS. 189
naliers du théâtre, fixés à 500 livres pendant l'hiver et
à 300 livres pendant 1 été. 11 statuait très équitable-
ment que, lorsque deux fois de suite ce chiffre de re-
cette de 500 et de 300 livres ne serait pas atteint, les
comédiens auraient la faculté de retirer la pièce ; mais
il n'était pas dit qu'en cas de réussite heureuse l'auteur
perdrait tous ses droits sur son ouvrage. Ce règlement
fut en vigueur jusqu'en 1757. A cette époque, les Co-
médiens français obtinrent du roi la faculté de vendre
à vie des entrées au spectacle qui ne figuraient point
dans le compte fourni à l'auteur. H IIs obtinrent de plus
la faculté de confisquer une pièce à leur profit aussitôt
que la recette en serait tombée une seule fois, non plus
au-dessous de 500 livres pendant l'hiver et de 300 li-
vres pendant l'été, mais au-dessous de 1,200 livres
l'hiver et de 800 livres l'été. Ils parvinrent enfin à faire
passer en habitude de ne plus guère compter aux au-
teurs que la recette casuelle faite à la porte, de sup-
primer presque tous les autres éléments de la recette,
abonnements et loges ; de leur faire supporter sur ce
produit casuel des frais journaliers évalués arbitraire-
ment, et une retenue d'un quart pour le quart des pau-
vres, qu'ils payaient à Tannée moyennant une somme
fixe trois fois moindre. Grâce à ces ingénieux calculs,
quand la pièce était confisquée par eux comme n'ayant
pas fait 1,200 livres de recette, elle en avait fait en réa-
lité plus de 2,000 ; et quand elle dépassait le chiffre de
1,200 livres, le neuvième de l'auteur était rogné de
plus de moitié. » C'est ainsi qu'après trente-deux repré-
sentations du Barbier de Séville, dont la première re-
présentation avait produit une recette de 3,367 livres,
u.
190 VOLTAIRE
les comédiens, ajoute M. de Loménie, n'offrirent à Beau-
marchais que 4,506 livres pour son droit d'auteur.
Ces documents permettent de conjecturer qu'il n'y a
guère de pièces de Voltaire qui ne devinrent, de droit,
la propriété des acteurs, et qu'il lui serait revenu peu
de bénéfice pour ses tragédies qui eurent le bonheur
de se soutenir constamment en été comme en hiver
sur le théâtre.
Pour comprendre la modicité des recettes de la Comé-
die française à cette époque, il est nécessaire de remar-
quer que chez la Pompadour comme chez la reine Marie-
Antoinette, dans les palais des princes comme dans les
hôtels des fermiers généraux, dans les boudoirs de tons
les grands seigneurs comme dans les salons de toutes les
personnes aisées, on jouait la comédie, et que, chez toutes
les personnes qui se piquaient de philosophie et d'édu-
cation, la principale pour ne pas dire Tunique occupa-
tion était de s'exercer à briller dans un rôle de tragédie
ou de comédie. On fréquentait avec d'autant plus de
plaisir ces théâtres de société, qu'on était sûr d'y ren-
contrer des personnes de connaissance et d'y voir re-
présenter des pièces sur lesquelles l'impitoyable cen-
sure n'avait aucun pouvoir. On les donnait telles que
les auteurs les avaient faites, ou plutôt telles qu'elles
avaient été commandées; ici doucereuses, morales,
intéressantes; là, au contraire, dévergondées, impies,
licencieuses. La multitude de ces théâtres de société
attirait les grands et les gens éclairés, et les empêchait
par conséquent de hanter et d'enrichir la Comédie fran-
çaise, à laquelle il ne restait que la populace.
Comme Voltaire abandonnait aussi quelquefois aux
ET LES LIBRAIRES. 191
comédiens le bénéfice de l'impression de ses pièces, il
s'agit de savoir combien rapportait la publication de
ces pièces. L'histoire de la librairie à cette époque va
trancher la question.
X. — Voltaire et les libraires.
Dans son Art poétique, Boileau avait dit :
Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime.
Au xvin* siècle, aucun écrivain ne se faisait un scru-
pule de vendre le fruit de ses veilles. La propriété litté-
raire était reconnue dans toutes les classes de la société.
Elle s'était mise sous la protection des lois. A la requête
de Crébillon, qui s'était plaint de ce qu'on avait saisi
sa part d'auteur de Catilina entre les mains des comé-
diens, et la somme pour laquelle cette pièce avait été
cédée au libraire Prault pour la publier, il fut rendu,
le 21 mars 1749, un Arrest du Conseil d 1 Estât du
Roy, qui déclara que les productions de l'esprit n'é-
taient point au rang des effets saisissables.
Quelle était alors la valeur d'une propriété littéraire?
Pour éclaircir cette question r il faut prouver que le
nombre des lecteurs était loin d'être considérable.
Le Mercure de France était le journal le plus répandu
de l'Europe; quand on en tira 7,000 exemplaires, La
Harpe en parla dans sa Correspondance littéraire
(t. II. p. 300) comme d'un succès sans exemple. La
Harpe était peut-être la dupe des bureaux, car, en 1763,
192 VOLTAIRE
le Mercure publia la liste de ses souscripteurs; elle ne
n'en présentait que 1,600, savoir 600 pour Paris, 900
pour la province et de 30 à 40 pour l'étranger. À Lon-
dres, où les débouchés sont plus considérables qu'à
Paris, quand le Courrier de V Europe qui avait influé
sur la guerre d'Amérique compta 5,000 abonnements,
son directeur, De Serres de Latour fut étonné de sa
fortune, dit Brissot, (t. II, p. 166 de ses Mémoires).
L'ouvrage qui fit le plus de bruit fut Y Encyclopédie,
dont chaque volume revenait à 1 louis. Elle ne compta
d'abord que 3,000 souscripteurs; en septembre 1764,
Grimm, dans sa Correspondance littéraire, regardait
ce nombre comme un prodige. L'Encyclopédie eut mille
peines à atteindre au chiffre net de 4,000 abonnés.
Beaucoup d'ouvrages eurent un succès prodigieux,
mais n'enrichirent guère leurs auteurs.
Dans sa lettre, du 27 mai 1750, au marquis de Stain-
ville, Montesquieu nous apprend que son Esprit des
lois eut vingt-deux éditions en dix-huit mois, et "qu'il
fut traduit dans toutes les langues. Ses lettres, du
7 mars 1749, au grand-prieur Solar, du 27 juin 1751,
et du 4 octobre 1752, à l'abbé de Guasco, attestent
que le seul profit qu'il en retira fut de vendre beau-
coup de vin de son crû aux Anglais.
Delille ne retira que 400 francs de sa traduction des
Géorgiques. Les Mémoires de Grammont ne furent
vendus que 1,500 francs. Par l'intermédiaire de Dalem-
bert, Bernardin de Saint-Pierre remit (1) le manuscrit
(i) Peignot, Amusements philologiques. Dijon, 1842. In-8°, p. Î69
fct 274.
ET LES LIBRAIRES, 193
de son premier ouvrage pour un billet de 1,000 livres.
Dans sa lettre du 18 août 1749, à Georges Montagu*
Horace Walpole nous apprend que Fielding ne retira
d'abord que 600 livres sterling de son Tom Jones.
Crébillon vendit 40 louis sa pièce de Xerxès, au
dire de Collé (t. I. p. 72). Quant à son Catilina, attendu
avec la plus vive impatience depuis trente ans, et dont
les morceaux les plus saillants avaient été lus dans
des séances de l'Académie française, il lui valut
3,600 francs (1).
Collé fit imprimer à ses frais son Théâtre de société.
« En comptant tout, dit-il, il me revient à 3,077 livres
10 sous ; il se vend 8 livres 8 sous les deux volumes.
Le produit net pour moi sera de 6 livres par chaque
exemplaire. » Collé n'obtint probablement pas ce béné-
fice, car il laissa au libraire Gueffier le soin de publier
une seconde édition de son Théâtre en trois volumes ;
elle ne fut tirée qu'à 1,500 exemplaires, comme il l'a-
voue lui-même (t. III. p. 370).
« J'étais lié avec l'abbé de Condillac, raconte Rous-
seau au livre VII de ses Confessions. Je suis le premier
peut-être qui ait vu sa portée, et qui Tait estimé ce qu'il
valait. Il travaillait à Y Essai sur. V origine des con-
naissances humaines, qui est son premier ouvrage.
Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un li-
braire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris
sont arrogants et durs pour tout homme qui com-
mence, et la métaphysique, alors très peu à la mode,
n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot
(1) Bulletin du bibliophile, do 1850.
1*4 VOLTAIRE
de Condillac et de son ouvrage. Diderot engagea le
libraire Durand à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce
grand métaphysicien eut de son premier volume, et
presque par grâce, 100 écus qu'il n'aurait peut-être
pas trouvés sans moi. »
Ouvrons les Confessions de Rousseau pour savoir
ce que lui valut le métier d'auteur, c Pissot, mon
libraire, rapporte Rousseau, me donnait toujours très
peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout ;
et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier
Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait
attendre longtemps et tirer sou à sou le peu qu'il me
donnait. — Après avoir demeuré longtemps sans en-
tendre parler deY Emile, qui m'avait coûté vingt ans de
méditation et trois ans de travail, depuis que je l'avais
remis à M me de Luxembourg, j'appris enfin que le mar-
ché en était conclu à Paris avec le libraire Duchesne,
et par celui-ci avec le libraire Néaulme d'Amsterdam.
M mc de Luxembourg m'envoya les deux doubles de mon
traité avec Duchesne pour les signer. Je reconnus l'é-
criture pour être de la même main dont étaient celles
des lettres de M. de Malesherbes, qu'il ne m'écrivait pas
de sa propre main. Cette certitude que mon traité se
faisait de l'aveu et sous les yeux du magistrat me le fit
signer avec confiance. Duchesne me donnait de ee
manuscrit 6,000 francs, la moitié comptant, et, je
crois, cent ou deux cents exemplaires. En attendant, je
mis la dernière main au Contrat social, et l'envoyai à
Rey, fixant le prix de ce manuscrit à 1,000 francs,
qu'il me donna. — Je pris le parti de céder pour
1:2 louis mon extrait de la Paix perpétuelle à un certain
ET LES LIBRAIRES. 1*5
M. Bastide, auteur d'un journal appelé le Monde. Notre
accord était qu'il s'imprimerait dans son journal; mais
sitôt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à
propos de le faire imprimer à part. Mon Dictionnaire
de musique m'avait valu 100 louis comptant et 100 écus
de rente viagère. Il se présenta une compagnie de né-
gociants de Neufchâtel pour l'entreprise d'une édition
générale de mes écrits. J'avais, tant en ouvrages im-
primés qu'en pièces encore manuscrites, de quoi fournir
six volumes in-quarto; je m'engageai à veiller sur l'édi-
tion : au moyen de quoi ils devaient me faire une pen-
sion viagère de 1,600 livres de France, et un présent
de 1,000 écus une fois payés. L'entreprise s'évanouit. »
Suivant La Harpe (t. I. p. 189), Diderot obtint 100 écus
du libraire auquel il remit son premier ouvrage. Plus
tard, raconte M mo de Vandeul, il composa Y Essai sur
le mérite et la vertu, les Pensées philosophiques,
l'Interprétation de la nature, les Bijoux indiscrets,
les Lettres sur les sourds et les aveugles; chacun de
ces manuscrits ne lui rapporta que 50 louis. Pour
1,200 francs par an, il se chargea de la direction
de Y Encyclopédie. Aussi Voltaire disait-il, le 26 février
1758, à d'Argental : « Des engagements avec les li-
braires ! Est-ce bien à un grand homme tel que lui à
dépendre des libraires? C'est aux libraires à attendre
ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise vau-
dra donc à M. Diderot environ 30,000 livres! Elle devait
lui en valoir 200,000 (j'entends à lui et à M. Dalembert,
et à une ou deux personnes qui les secondent); et s'ils
avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lau-
sanne de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet
\\*\ VOLTAIRE
<l«* 200 ; ôoo livras. Il est question de ne pas
en esclaves «les libraires. •»
Voltaire n'a pas été moins fécond que tons ces illustres
écrivains. Il .Vagit de savoir quel profit il retirera de
ses nombreux écrits.
A-l-il travaillé en esclave des libraires? Son: il ne les
gâtait, pas. 0'e*t ce qu'atteste cette lettre qu'il adressa, fe
12 décembre IlSti, â son ami Berger : « Je vais faire
partir la pièce nie I \ Enfant prodigue) et la préface pour
»-,trc imprimée par le libraire qui en offrira davantage,
car j<; ne veux faire plaisir â aucun de ces messieurs,
qui sont, comme les comédiens, créés par les auteurs,
k très ingrats envers leurs créateurs. Je suis indigné
contre Prault; faites-lui sentir ses torts et punissez-le
en donnant la pièce à un autre. Ainsi, négocie* arec
lr libraire, le moins fripon et le moins ignorant que
faire ne pourra. »
A la vérité, je lis ces mots dans le Commentaire his-
torique : « Je ne puis assez m V* tonner de la bassesse
avec laquelle tant de barbouilleurs de papier ont im-
primé qu'il (Voltaire) avait fait une fortune immense
par la vente continuelle de ses ouvrages. * Que faut-il
en conclure? Que Voltaire s'est mis en contradictioo
avec lui-même; car, dans ce même Commentaire his-
torique, il avoue que le succès de la Henriadeen Angle-
terre fut le commencement de sa fortune. Sa lettre, du
12 mars 1754, atteste que d'autres ouvrages contribuè-
rent à l'enrichir. Nous l'avons démontré plus haut.
Devenu riche, a-t-il renoncé au proût qu'il avait le
droit de tirer de ses ouvrages? Non. A toutes les épo-
ques de sa vie, il n'a cessé d'exiger des honoraires de
ET LES LIBRAIRES. 197
fees éditeurs. Ainsi, le 29 mai 1733, il manda à Cide-
ville : « A l'égard de Charles XII, Jore peut en tirer
sept cent cinquante et m'en donner deux cent cin-
quante pour ma peine. » Le 19 juin suivant, il lui
écrit : « Je ne change rien du tout à mes dispositions
avec Jore, et j'insiste plus que jamais pour avoir les
cent exemplaires (des Lettres philosophiques), dont
il faut que je donne cinquante, qui seront répandus
à propos. » Le 18 septembre 1736, il écrit à Berger :
« Vous savez sans doute le marché que j'ai fait avec
Prault. Je lui donne laHenriade, à condition qu'il m'en
donnera soixante et douze exemplaires magnifiquement
reliés et dorés sur tranche. Outre cela, je veux en avoir
une centaine d'exemplaires au prix coûtant, en feuilles,
que je ferai relier à mes frais. Quand je parle d'acheter
cent exemplaires au prix coûtant, je veux bien mettre
quelque chose au-dessus, afin que le libraire y gagne.
C'est comme cela que je l'entends. » Le 25 février 1737,
il mande à d'Argental : « Si cet Enfant (Y Enfant pro-
digue) a gagné sa vie, je vous prie de faire en sorte
que son pécule me soit envoyé tous frais faits. C'est
une bagatelle; mais il m'est arrivé encore de nouveaux
désastres; j'ai fait des pertes dans le chemin. » Le
14 septembre suivant, il dit à l'abbé Moussinot : « Je
prie M. votre frère d'aller trouver Prault et de lui dire
que s'il veut donner 1,200 livres de Y Enfant prodigue,
600 livres comptant et 600 après l'impression, on lui
livrera le manuscrit avec l'approbation, pourvu qu'il
n'ébruite pas la chose avant le temps. » Le 7 octobre,
nouvelle lettre : c M. Moussinot ne délivrera le paquet
à M. Prault qu'en cas que ledit Prault fasse le billet dont
: * >- i.' ■
» :i*n 4 »fi- *« !r. j: àecsHÉre. même sujet :
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~\ - "va .»:• r?r^-r_ :• r'\fa^i«**i!aiw*-: -e:ll. dt-Tol-
v- î .w.ii' :. :. LismaTHOtt a profr. à m
_:ir •-. ter- .:r ^- zktsnh: m. air. attaché,
.i . \i\ -'-■ :**:.-, ^ * ma^dt dt ia Mi*rt
. .n*r 1 •m:;, j^s- Z- Jflarr»- hujz*. * un. amre
.. ■- t* ":::.: '•::_"_-? i:*7rr ji^t* fe BM^ikîir* «ail
-\ . ip: l r. ..-:::?. - av. «t rryçEftritfi? l (E,dipe,
..j mi i.:, n-r.rrj» ." --: uï'i t mt»*» jl al ôsmasét
ii: •■■:: .- ." ■.il'-.;: .»:- j^r'i Mil il- niaffioa 1 arec
m. '". j.i l"-'.::-.i •• i p'.iïKft* ïH-.KseUS m les c**fl
.-.ti *-. n t w ^ , "T ri "i i TM.i^r^iî ^iimir» f «rasn: >nnr le
j^:: i»r yer 11^ :- il >jvir .il;. -m aiim ikt«s «rrnœ,
1 1 - = i i r >viifr r nftni /# • //'•-'. ï.niii i « au ircseac àe ses
♦..•-Wf' , i.'.-' /rf "*•"/ '/.<* . ^- ibrai'-iv ik Ttulaoïfti^ frfg de
••.-m , -r ini*vr m î'i i ïar in^ : araia sjhs j* ârr? de
...':i[;--t r*. »• r-ii:? file, t iijr.ll^ OU - l'Hit &■£, à
» -
' .::-l U* f. ù* T : ii.Lr*f. :rn r^n^aïK'.nf. l'iot i« ta faire
.■>ti % 'iAS'- iii îif- ,tr ' HT-in rjj a ik ji .m rjmmimà|wr
>:. :i». >t h.iimifV: i -^ :*irr^*:r:iiatf. L ^iia»ja es eut
\* . ft *• ri. j:. -r'".»tft.iiir.". i"/^ j* r-iiior?. î près de
V** .\ ^*,lfr^ ^ JL'-.v..^ t L'i.i::^ !7>>*. te 11 mai,
I'oïMj^ ■:>:. » ; .%i»z*r.";ii : * V,,i< 31e tiiws ut plaisir
ET LES LIBRAIRES. 18£
sensible en donnant le produit de l'impression (de Zw-
lime) à Lekain. Il faudra qu'il veille à empêcher les édi-
tions furtives. Vous pouvez promettre le profit de l'édi-
tion de Tancrède à M lle Clairon; ainsi il n'y aura point
de jalousie, et Lekain pourra hautement jouir de ce
petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. » Dans
le mois d'avril 1767, il est encore question de Lekain.
Le libraire Lacombe, qui avait édité les Scythes, reçut
ce billet de Voltaire : « Je vous prie de donner un petit
honoraire de 25 louis d'or à M. Lekain pour toutes les
peines qu'il a bien voulu prendre ; car, quoique cette
pièce ne fût point faite du tout pour Paris, il faut pour-
tant témoigner sa reconnaissance à celui qui s'est donné
tant de peine pour si peu de chose. Je suppose que la
pièce a quelque succès : si vous y perdez, je suis prêt
à vous dédommager. » Cependant voici Wagnière
(p. 37) qui fait cette observation : « Je puis certifier à
tous les détracteurs de M. de Voltaire que jamais, dans
les 25 années que j'ai eu le bonheur de lui être atta-
ché, il n'a exigé la moindre rétribution d'aucun de ses
ouvrages; qu'au contraire, je lui en ai vu souvent
acheter des exemplaires pour les donner à ses amis, et
qu'il n'a jamais voulu souffrir que ceux qu'il en grati-
fiait me fissent quelque présent, dans la crainte que l'on
ne dît qu'il se servait de mon nom pour les vendre. »
Il est évident que les lettres de Voltaire donnent un
démenti à Wagnière. Mais Wagnière lui-même vient
réfuter son allégation; car il avoue (p. 171) que le
libraire Panckoucke lui donna un billet de 6,006 francs
à l'occasion d'une édition des Œuvres de Voltaire. Col-
lini(p.555 et 164), plus sincère, nous apprend que Vol-
Jf.0 VOLTAIRE
aw>, lui •:ctia le posait de l'édition de I»]iÂtfû» '&*a
ijiwii. *.\, '[ne les* frères Onmer le rêcompeiiâêreac ç^sé-
.* ruxemenr, de la peine qu'il avait eue de sofçaier les
ïiarm^.m.- de* (jEuvre* de Voltaire '[œ usa lïlhciîrfs
ouriii. tient .» Genève.
T'iiir..^ *:ea -:ir.ar.ion3 7 qu'il serait facile de mmDcipiier.
•.r, *uxquidl»->. le lecteur peut join«ire des Eût? anaio^oes
■•r-AppiUi-r"! dan.* rouf, le cours «le nos recherches, liêmon-
r.r^rir qui* Voltaire ne travaillait pas ea esdave des lï-
briip»::?. Cap. pour eux. donner des livres à Voltaire.
'M '1-jfiner 'le l'-irgent à .-ses secrétaires et à ses coor-
si«-:r-. s c'était, toujours donner. Voltaire avait le droii
dV<i^»:r d'eux: des honoraires; je ne loi en fais pas de
reproche.
Qu'il soit aussi permis de prouver qu'il loi est arrive
plusieurs fois de frustrer ses éditeurs. II résulte de sa
lettre, du ± novembre l"31 f à Cideville, qu 11 chercha
.t interdire l'entrée en France de l'édition de ses Œu-
vres faite à Amsterdam, chez Ledet et Desbordes, afin
de favoriser la venre d'une édition des mêmes Œuvres
qu'il surveillait ;i Rouen, au détriment du marché fait
avec Ledet d'Amsterdam «1). De même en i"40. Le
V e juin, il écrit à Van Duren, libraire à La Haye :
'• J'ai en main un manuscrit singulier, composé par un
des hommes les [dus considérables de l'Europe; c'est
une espèce de réfutation du Prince de Machiavel, cha-
pitre par chapitre. L'ouvrage est nourri de faits inté-
ressants et de réflexions hardies qui piquent la curiosité
du lecteur, et qui font le profit du libraire. Je suis
[\, Lettre* de La Beaumelle à Voltaire Londres, 1163. In-lî, p. 152.
ET LES LIBRAIRES. 201
chargé d'y retoucher quelque petite chose, et de le
faire imprimer. J'enverrais l'exemplaire que j'ai entre
les mains à condition que vous le ferez copier à Bruxelles,
et que vous me renverrez mon manuscrit ; j'y joindrais
une Préface, et je ne demanderais d'autre condition que
de le bien imprimer et d'en envoyer deux douzaines
d'exemplaires, magnifiquement reliés en maroquin, à
la cour d'Allemagne qui vous serait indiquée. Vous
m'en feriez tenir aussi deux douzaines en veau. Mais
je voudrais que le Machiavel, soit en italien, soit en
français, fût imprimé à côté de la réfutation, le tout en
beaux caractères et avec grande marge. » Van Duren
s'empressa d'imprimer le manuscrit proposé. Que se
passa-t-il depuis? Voltaire va nous l'apprendre. Le
20 juillet, il mande à Frédéric le Grand, l'auteur de la
réfutation de Machiavel : « La première chose que je
fis hier, en arrivant (à la Haye), fut d'aller chez le plus
retors et le plus hardi libraire du pays, qui s'était chargé
de la chose en question. Je répète à Votre Majesté que
je n'avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont
personne en Europe pût se plaindre. Mais, malgré cela,
puisque Votre Majesté avait à cœur de retirer l'édition,
je n'avais plus ni d'autre volonté ni d'autre désir. J'a-
vais déjà fait sonder ce hardi fourbe nommé Jean Van
Duren, et j'avais envoyé en poste un homme qui, par
provision, devait du moins retirer, sous des prétextes
plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n'é-
tait pas à moitié imprimé; car je savais bien que mon
Hollandais n'entendrait à aucune proposition. En effet,
je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de
rendre une page du manuscrit. Je l'envoyai chercher,
iOf VOLTAIRE
je le sondai, le tournai de tous les sens; il me tài en-
tendre que, maître du manuscrit, il ne s'en dessaisirait
j;irnaU jiour quelque avantage que ce put être ; qu'il
avair commencé l'impression, qu'il la finirait. Quand
je vis que j'avais affaire à un Hollandais qui abusait de
la liberté «le son pays, et à un libraire qui poussait à
I <xo«-s son droit de persécuter les auteurs, ne pou-
vant ici confier mon secret à personne, ni implorer
le secours de l'autorité, je me souvins que Votre
Maje-té «lit, dans un des chapitres de VAnti-MachU-
ud, qu'il est permis d'employer quelque honnête finesse
en fait, de négociation. Je dis donc à Jean Van Doren
que je ne venais que pour corriger quelques pages du
manuscrit. * Très volontiers, monsieur, me dit-il; si
vous voulez venir chez moi, je vous le confierai géné-
reusement feuille à feuille : vous corrigerez ce qu'il
vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de
ma famille et de mes garçons. * J'acceptai son offre cor-
diale, j'allai chez lui et je corrigeai en effet quelques
feuilles qu'il reprenait à mesure et qu'il lisait pour voir
si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un
peu moins de défiance, j'ai retourné aujourd'hui dans la
môme prison, où il m'a enfermé de même, et, ayant
obtenu six chapitres à la fois, pour les confronter, je
les ai raturés de façon et j'ai écrit dans les interlignes
de si horribles galimatias et des coq-à-1'àne si ridicules,
que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Gela s'appelle
faire sauter son vaisseau en l'air pour n'être point pris
par l'ennemi. J étais au désespoir de sacrifier un si
bel ouvrage, mais enfin j'obéissais au roi que j'idolâtre,
et je vous réponds que j'y allais de bon cœur. Qui est
ET LES LIBRAIRES. Ê03
étonné à présent et confondu? C'est mon vilain. » Cette
lettre n'a pas besoin de commentaire. Qu'advint-il en-
suite? Dans le mois d'août, Voltaire écrit à Frédéric le
Grand : « Croiriez- vous que Van Duren, ayant le pre-
mier annoncé qu'il vendrait Y Anti-Machiavel, est en
droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir
empêcher tout autre libraire de vendre l'ouvrage? »
En dépit de ces prétentions, Voltaire envoie ce billet,
le 18 du même mois, à l'abbé Moussinot : « Vous pou-
vez transiger avec Prault fils, mais il ne faudra pas
moins qu'un marché de mille écus, dont le dixième,
s'il vous plait, sera pour vous. Je n'ai nulle part ni au
manuscrit, ni au profit. Je remplis seulement ma mis-
sion. » En attendant que Prault eût publié à Paris V Anti-
Machiavel, Voltaire en faisait commencer une édition à
La Haye même, comme nous l'apprend sa lettre, du
22 septembre, à Frédéric le Grand. Pourquoi cette édi-
tion? Il nous répond, dans sa missive, du 12 octobre,
à l'auteur couronné : « J'ai fait travailler nuit et jour à
cette nouvelle édition, dont je vais distribuer les exem-
plaires dans toute l'Europe, pour faire tomber celle de
Van Duren. Si, après avoir confronté l'une et l'autre,
Votre Majesté me trouve trop sévère; si elle veut con-
server quelques traits retranchés ou en ajouter d'autres,
elle n'a qu'à dire ; comme je compte acheter la moitié
de la nouvelle édition de Paupie pour en faire des pré-
sents, et que Paupie a déjà vendu par avance l'autre
moitié à ses correspondants, j'en ferai commencer dans
quinze jours une édition plus correcte, et qui sera con-
forme à vos intentions. Donnez-moi, Sire, des ordres
précis. Si votre Majesté ne trouve pas assez encore que
204 VOLTAIRE
l'édition de Van Duren soit étouffée par la nouvelle, si
elle veut qu'on retire le plus qu'on pourra d'exemplaires
de celle de Van Duren, elle n'a qu'à ordonner. J'en ferai
retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les
pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition
dans les autres pays; c'est une de ces fourberies à
laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de sou-
tenir ici un procès contre lui; l'intention du scélérat
était d'être seul le maître de la première et de la seconde
édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j'ai
tenté de retirer de ses mains, et celui même que j'ai
corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il
se fonde sur ce qu'ayant le premier manuscrit de moi,
il a seul le droit d'impression; il a raison d'en user
ainsi ; ces deux éditions et les suivantes feraient sa
fortune, et je suis sûr qu'un libraire, qui aurait seul
le droit de copie en Europe, gagnerait 30,000 ducats
au moins. » Voilà comment Voltaire interprétait les lois
et observait les contrats. A Ferney, il continua aussi
d'agir à sa guise, sans s'inquiéter de l'embarras où se
trouverait un libraire qui venait de publier un ouvrage
déjà confié, à son insu, à un autre libraire. Témoin ces
lignes adressées, le 16 décembre 1760, à d'Argental :
« J'avais bien raison de vouloir revoir l'édition de
Prault. Daignez jeter les yeux sur la pièce, et vous
verrez que j'ai fait toutes les corrections indispensables.
Son édition était ridicule et absurde. Prault aura un peu
à remanier, c'est le terme de l'art ; mais c'est une peine
et une dépense très médiocres. Il a très grand tort de
craindre que l'édition des Cramer ne croise la sienne.
Les Cramer n'ont point commencé ; ils n'ont,, point
ET LES LIBRAIRES. 205
l'ouvrage, et ils ne l'imprimeront que pour les pays
étrangers. D'ailleurs, j'enverrai incessamment au petit
Prault un ouvrage que je crois assez neuf et assez inté-
ressant (Appel à toutes les nations de V Europe). » Finis-
sons par un passage dans lequel Voltaire abandonnait
ses droits d'auteur à trois libraires différents. C'est le
5 novembre 1756, qu'il disait à Walther : « Le sieur
Lambert à Paris, et les sieurs Cramer à Genève ont
voulu, chacun de leur côté, faire une nouvelle édition
de mes Œuvres. Je ne puis corriger celle de Lambert,
mais je ne puis m'empêcher de corriger, dans celle des
frères Cramer, toutes les pièces dont je suis mécontent;
c'est un ouvrage auquel je ne puis travailler qu'à me-
sure qu'on imprime. Il y a à chaque page des correc-
tions et des additions si considérables, que tout cela
fait en quelque sorte un nouvel ouvrage. Si vous pouviez
trouver le moyen de mettre toutes ces nouveautés dans
votre dernière édition, cela pourrait lui donner quelque
cours à la longue. Je suis très fâché de toute cette con-
currence d'éditions. » Si, dans ces circonstances, Vol-
taire n'exigeait aucune rétribution, il n'en mérite pas
moins d'être blâmé, puisqu'il causait un préjudice réel
au libraire qui avait fait les frais d'une édition annulée
par les corrections d'une édition suivante.
Voltaire avait-il besoin des libraires, il ne reculait
devant aucun sacrifice. Dès le 30 août 1738, il écrivait
au Rédacteur de la Bibliothèque française; « Dès que
l'édition des sieurs Ledet parut à Paris, les libraires de
Paris en firent une autre qui lui était entièrement con-
forme; elle est intitulée de Londres, parce qu'ils n'ont
qu'une permission tacite. J'ai obtenu qu'ils corrigeas-
12
:» : -:•: qu'ils impri-
...'. • : » -• les mêmes
- .. ■ . .„ :.•■•»•«■ i -\ îilraires de
• • - : .■•.: >.:vr3^re: ils
; .■ :■■■ \ :.-: Paris ; ils
. - . :. • s' •:.:.>. m dans
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r :«:.K' : i.: 7--:-ior.
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Jï . Ii'f > .1 T-rT-
** .i"" i f ' I ""*?* Llf "Ire
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...... ■ : '.11... :: i \s M'.IV
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...::....:. . ' . . «: « i u- • • ■ .'il .« . !, .i-.
: ... i .- ....'- : .('»'. •■..n u;s .Uill^ïf
ET LES LIBRAIRES. 207
d'être indigne des juges devant lesquels on va paraître
produit de nouveaux efforts et de nouvelles beautés.
Pour moi, je ne répondrais que de mes nouveaux efforts ;
et, comme il n'est pas juste que les libraires en portent
la dépense, je paierai très volontiers à mes libraires, à
qui j'ai fait présent de mes ouvrages, tous les change-
ments que je voudrais y faire. Je suis si peu content de
tout ce que j'ai écrit, que j'aurai très grande obligation
à ceux qui m'impriment actuellement, s'ils veulent entrer
dans mes vues. Il y a beaucoup d'endroits de la Hen-
riade, et surtout de mes tragédies, dont je ne suis point
du tout content. A l'égard de Y Histoire de Charles XII>
je suis actuellement occupé à la réformer. J'en ai déjà
envoyé plus d'un tiers aux libraires. Si les libraires veu-
lent attendre un peu, l'ouvrage n'en sera que meilleur;
s'ils n'attendent pas, il faudra bien le corriger un jour. »
Maintenant, donnons quelques coups de ciseaux à la
correspondance de Voltaire avec le libraire Walther. Le
15 juin 1741, Voltaire écrit à Walther : « M. Algarotti
m'ayant mandé que vous vouliez faire une nouvelle édi-
tion de mes ouvrages, non seulement je vous donne mon
consentement, mais je vous aiderai et je vous achèterai
beaucoup d'exemplaires; bien entendu que vous vous
conformerez aux directions que vous recevrez de ceux
qui conduiront cette impression, et qui doivent vous
fournir mes vrais ouvrages bien corrigés. Gardez-vous
bien de suivre l'édition débitée sous le nom de Noursc
à Londres, celle qui est intitulée de Genève, celle de
Rouen, et surtout celle de Ledet, et d'Arkstée et Merkus
à Amsterdam ; ces dernières sont la honte de la librairie ;
presque tout ce que j'ai fait y est défiguré. » — Le
208 VOLTAIRE
23 septembre suivant, autre lettre : « Je vous ai mis en
état de faire une édition complète et correcte de mes
Œuvres. Je vous en ai envoyé trois tomes remplis de
beaucoup de choses qui ne sont dans aucune autre édition,
et purgés de toutes les fautes qui les défiguraient. J'ai
travaillé aux autres volumes avee le même soin, et je
vous achète quatre cents exemplaires de votre édition,
que je veux bien vous payer tome à tome pour vous
encourager. * Walther ayant voulu lui faire cadeau d'un
service de porcelaine de Saxe à l'occasion de ces correc-
tions, Voltaire lui répondit le 19 novembre 1148 : * Je
recevrai avec plaisir quelques exemplaires de votre édi-
tion ; c'est bien assez; et si vous m'envoyez autre chose,
je vous avertis que je vous renverrai votre présent;
vous avez fait assez de dépense pour votre édition.
Encore une fois, des exemplaires sont tout ce qu'il me
faut, et tout ce que je veux. » Dans le mois de sep-
tembre 1749, nouvelle lettre : « Je vous envoie les pièces
curieuses que j'ai recouvrées, et qui feront valoir votre
édition. Vous aurez incessamment cette tragédie de Sémi-
ramis qu'on joue depuis un mois à Paris. Votre intérêt
doit être d'en tirer des exemplaires à part avant défaire
paraître l'édition totale. Il y aura un petit avertissement
dans lequel on annoncera les huit tomes, et on désavouera
les autres éditions antérieures. » Cependant Voltaire ne
fut pas content de cette édition. Aussi, le 19 sep-
tembre 1750, mande- t-il à Walther : « Je vous adresse
un exemplaire de votre édition que j'ai enfin trouvé le
temps de corriger. J'y joins des pièces nouvelles qui
ont été imprimées à Paris depuis la publication de votre
dernier volume. J'ai fait refaire de nouvelles feuilles à
ET LES LIBRAIRES. 209
quelques endroits qui étaient imprimés sur des copies
défectueuses. Je vous envoie trois exemplaires de ces
feuilles nouvelles que j ? ai fait imprimer, et que j'ai fait
insérer dans votre exemplaire, qui doit vous rester, et
qui sera votre modèle. Voici ce que vous pourriez faire.
Je vous conseillerais de réformer toute votre édition sur
ce plan autant que vous le pourrez, d'y ajouter un nou-
veau titre qui annoncerait une édition nouvelle plus
complète et très corrigée. J'y ferais aine nouvelle épître
dédicatoire et une nouvelle préface. Je serais alors auto-
risé, par les soins que vous auriez pris, à vous soutenir
contre les libraires de Hollande, et à faire valoir votre
ouvrage; je le ferais annoncer dans les gazettes comme
le seul qui contient mes œuvres véritables. Je vous
exhorte à prendre ce parti. Je crois que c'est le seul
moyen de faire tomber les éditions de Hollande, et de
décrier ces corsaires. Je ne peux vous dissimuler que
votre édition est décriée en France ; mais, quand vous
l'aurez un peu corrigée par le moyen que je vous indique,
je ferai entrer dans Paris tant d'exemplaires que vous
voudrez, et je vous procurerai un débit très avanta-
geux. » Bientôt Voltaire s'occupa d'une édition du Siècle
de Louis XIV. Le 29 mai 1751, il écrit à Walther : « Si
vous avez besoin d'argent, j'ai 1,000 écus à votre service
que je vous prêterai sans intérêt. Ils sont entre les
mains de mon banquier. » Le lendemain il est plus
explicite : « Je suis fort occupé de Y Histoire du siècle
de Louis XIV, mais cet ouvrage ne sera pas sitôt prêt.
J'attends des manuscrits de Paris. J'ai encore besoin
de quelques livres, mais surtout j'ai besoin de temps
pour rendre l'ouvrage moins indigne de l'impression;
12.
210- VOLTAIRE
plus je Faurai travaillé avec soin, et pins il vous devien-
dra utile. Je n'exigerai rien de vous, que des exemplaires
en grand papier, i Le 28 décembre, il revint sur ce
sujet : «J'examine avec soin votre édition. Il y a beau-
coup de fautes. Jugez où nous en aurions été, si je vous
avais donné d'abord à imprimer le Siècle de Louis XIV.
11 a fallu l'imprimer chez l'imprimeur du roi de Prusse.
C'est M. de Francheville, conseiller aulique, qui s'est
chargé de l'édition. On sait assez, dans l'Europe, que
j'en suis l'auteur ; mais je ne veux pas m'exposer à ce
qu'on peut essuyer, en France, de désagréable quand
on dit la vérité. J'ai donc pris le parti de ne point
envoyer d'exemplaires en France. Ce n'est pas moi qui
ai le privilège impérial ; et celui de Prusse est sous le
nom de M. de Francheville. Il y a trois mille exemplaires
de tirés, dont quatre-vingts, ou à peu près peuvent être
ou gâtés ou incomplets ; j'en envoie cinq cents à un de
mes amis à Londres. Ce débit ne passera point par les
mains des libraires, c'est une affaire particulière. Reste
donc deux mille cinq cents exemplaires dont je puis dis-
poser; j'en prends cent pour en faire des présents, et
je me déferai des deux mille quatre cents exemplaires
restants avec un seul libraire auquel je transporterai le
privilège, le droit de copie et le droit de faire traduire.
On peut vendre les deux mille quatre cents exemplaires
au moins 2 florins chacun. Je ne veux pas assurément
y gagner, mais je ne veux pas y perdre. L'ouvrage m'a
coûté, avec le secrétaire et M. de Francheville qu'il a
fallu payer, environ 2,000 écus, parce qu'il y a des
feuilles que j'ai refaites trois fois. Je vous donnerai vo-
lontiers la préférence sur d'autres libraires qui m'en
ET LES LIBRAIRES. 211
offrent davantage, et encore je ne vous demanderai ces
2,000 écus qu'au 1 er juillet, et vous donnerez un pré-
sent de 50 écus à M. de Francheville. Si je vous aban-
donnais seulement cinq cents exemplaires, vous ne
pourriez avoir ni le privilège, ni le droit de traduction,
parce qu'il faudrait nécessairement donner ces droits à
ceux qui prendraient la plus grosse partie; mais si vous
vous chargiez du total, vous pourriez ensuite joindre
cet ouvrage à mes œuvres. » Plus tard Walther ayant
témoigné le désir de publier des Œuvres de Voltaire en
sept volumes, Fauteur lui répondit, le 29 mai 1754: «Vous
savez ce que je vous ai toujours dit ; combien elle est
fautive, et à quel point elle est décriée : vous prenez le
seul parti qui puisse vous tirer d'affaire. Je m'amuserai
à corriger cette édition, de façon qu'à l'aide de douze
ou treize feuilles substituées aux plus défectueuses et
pleines d'ailleurs de nouveautés peut-être assez intéres-
santes, et à l'aide d'une nouvelle préface et d'un nouvel
avertissement, vous pourrez, sans beaucoup de frais,
donner un air tout neuf à cet ouvrage, et le débiter avec
beaucoup de succès. Je vous aiderai encore en vous
achetant une centaine d'exemplaires que je vous paierai
comptant, et j'en ferai des présents qui, en faisant con-
naître cette édition nouvelle, pourront vous en faciliter
le débit. »
Walther ne fut pas le seul libraire auquel Voltaire té-
moigna beaucoup de bienveillance. Lorsqu'il était à Col-
mar, Voltaire avait des raisons pour faire imprimer ses
Annales de V empire par Schœpflin. Mais comme celui-ci
était très gêné, et qu'il ne pouvait par conséquent se
charger d'une telle entreprise, Voltaire, suivantjsa lettre,
!» I ■ 1-C
\
1 • • I
:■ . V -LTAIRE
■ ! ! rî.-x.MiilTi' IT-Vi.îiM.lMipont, lui prêta 10.000 francs
,.. ; ^i:ï: v i ;• - -iir -1- -ux ans. Il aj.prit, le3décembre 1T33,
» M I»u;mm:: ;:io ?.-iï 'i:bi:eur avait satisfait à sa Jette.
h. : .-..- rt:- *■■>.; -1-- i. -trivit beaucoup; était-ce un
.::■ ::■■ l.i-r-ir- *.' L*- 13 février 1169, il raan-
% ■: -s : J • n ii point trafiqué de mes
> ■ ::i- .jii'ell^s vous porteront mal-
> s \ ■ i! !f:z j la livre très bon mai 1 -
■•■■ .• f îir- un si prodigieux recueil
•^ " . .-uvur ne va p*»int à la gloire, et
. .jwy un si lourd bagage. Passe
\- :v-: mais, pour de gros livres de
•-. < :v. ;iier du public; c'est se faire
i i .:■■ I • .■ ;.:..■< . : d'ailes de papillon. • Déjà au
m: •:•. 1 T .V», il avait dit aux frères Cra-
i ■ ■ ji.\:\ ; .- \ ;»u^ remercier de l'honneur que
i u..*s .: r..\wv mes ouvrages ; mais je n'en
.. r i m •■:• • : •,:■■*: .:o l»»s avoir faits. // n'y a pres-
x . k n 'l'Hit je sois content, et il y
■■■. r.: m w Ni'iidrais n'avoir jamais faits.
i .. si \ . . i.uiiives que vous avez recueillie*
; uïi:: . -ir.-ui* de société qui ne méritaient pas
t .. . mi»|.i un . i .u umjoi:rs eu d'ailleurs un si grand
. ,. • |. -u h |iul»li,\ que. quand j'ai fait imprimer la
u ,,,, , r. ,.i m,-. u.i,;»\lics, je n'y ai jamais mis mon
•. •.. l'm .pin \nii . ;\\c rassemblé mes ouvrages, e'est-
. lu., l... i uiir . qui» j ai pu faire, je vous déclare que
I ii ..i |n.hii • • ii ii i ii i ; d'autres fautes; que touî«?s !•:•>
l'j « . .i ijui m oi i mil piiuii dans cette édition som >ap-
••séi.ft i.i i |iii i i :-.i u rriir. seule édition que ceux q-j.
vuii|iM( du i mil nu du bien doivent ajouier foi. >
« "t : m
ET LES LIBRAIRES. 213
Pourquoi Voltaire avait-il intérêt à traiter avec les
frères Cramer? Il nous répond par cette lettre, du mois
de décembre 1765, à d'Argental : » L'idée de faire im-
primer le tout par Cramer m'était venue pour deux rai-
sons : la première, que j'évitais te honteux désagrément
de passer par les mains de la police; la seconde raison
est que, sur l'inspection d'une feuille imprimée, je cor-
rige toujours vers et prose. Les caractères imprimés
parlent aux yeux bien plus fortement qu'un manuscrit.
On voit le péril bien plus clairement ; on y court, on fait
de nouveaux efforts, on corrige, et c'est ma méthode. »
Voltaire crut acquérir des droits à la reconnaissance des
frères Cramer. De là cet aveu qui lui échappa, le
li mai 1764, en écrivant à Damilaville : « Je crois
avoir fait assez de bien aux Cramer pour être en droit
de compter sur leur reconnaissance. Les Cramer sont
mes frères ; ils sont philosophes, et les philosophes doi-
vent être reconnaissants ; je leur ai fait présent de tous
mes ouvrages, et je ne m'en repens point. » Mais faut-il
prendre à la lettre ces mots qu'il adressa, le 6 mars 1776,
à d'Argental : « Cramer a gagné plus de 400,000 francs
à imprimer mes ouvrages depuis vingt ans? »
Il s'agit maintenant de savoir si la publication des
ouvrages de Voltaire rapportait beaucoup à un li-
braire.
C'est un fait incontestable que les bénéfices d'un édi-
teur dépendent du tirage des ouvrages. Plus ce tirage
est considérable, plus le boni est grand.
Pouvait-on et devait-on tirer à un grand nombre
d'exemplaires les ouvrages de Voltaire? Non. L'habi-
tude qu'avait Voltaire de désavouer tous ses ouvrages,
214 VOLTAIRE
la nature, le peu d'étendue et le genre de tons
ouvrages ne le permettaient pas. Prouvons-le.
1* L'habitude qu'avait Voltaire de désavouer tous ses
ouvrages. En effet : c Je n'ai nul goût à voir mon nom
•j 1;j tête de mes sottises ou folles ou sérieuses, on tra-
giques ou comiques, * disait-il, le 16 décembre 1760, à
d'Argcntal. .C'est pourquoi il mandait, le 18 avril 1764,
à Oamilaville : « Quand de maudits libraires ont mis
mou nom à mes ouvrages, ils l'ont toujours fait malgré
moi. » Bien plus, quoiqu'il confessât, le 21 juillet 1764,
;i hamilaville qu'on est aussi coupable de mettre sur le
compte d'un auteur un ouvrage qu'il n'a point composé.
que de contrefaire son écriture, il ne cessa toute sa vie
de publier ses compositions sous des noms étrangers.
Ou 'il nous soit permis de transcrire ici la Table alpha-
bétique des noms, qualifications sous lesquels Voltaire
s'est déguisé dans beaucoup d'ouvrages :
* P. Abauzit; Jacq. Aimon; le docteur Akakia; le
rabbin Akib; Irénée Aléthès; Ivan Aletbof; l'humble
évêque d'Alétopolis ; Alexis, archevêque deNovogorod;
Amabed... ; des Amateurs ; l'archevêque de Cantorbéry ;
l'abbé d'Arty; plusieurs Aumôniers d. R. d. P.; l'Au-
teur du Compère Mathieu ; le sieur Aveline ; Geo. Àven-
ger.
« Peu l'abbé Bazin; Bazin, neveu; Beaudinet; Bel-
leguier, ancien avocat ; l'abbé Big***; l'abbé de Bigorre;
milord Bolingbrocke ; Joseph Bourdillon; le pasteur
Bourn.
« I)om Calmet; Jérôme Carré; Cassen, avocat aux
conseils du roi ; Chambon et autres ; Nicolas Charis-
teski;. les Cinquante; Clair...; Clocpitre; le comte de
ET LES LIBRAIRES. 215
Corbera ; le Corps des pasteurs du Gévaudan ; Covelle,
Théro, etc ; Cubstorf, pasteur ; le Curé de Frêne.
« M. D... M***; le comte Da***; Damilaville ; Arab,
Decroze; Demad, capit. ; veuve Denys; Desjardias;
Anne Dubourg ; Duraarsais ; Dumoulin.
« De l'Écluse; Ératou ; le R. P. l'Escarbotier; Étal-
londe de Morival ; Évhémère.
« Fatema ; Formey; le P. Fouquet.
« Le Gardien des Capucins de Ragusé ; Gérofle ; le
docteur Goodheart; Charles Gouju ; Gabr. Grasset.
« Hude ; Huet ; Hume.
« Imhof.
« Joussouf-Cheribi.
« Le major Kaiserling.
« M. L***; de La Caille; Joseph Laffichard ; de La
Lindelle ; Lantin ; La Roupillière ; de La Visclède.
« Mairet; Malicourt; Mallet; M. Mamaki; Mauduit;
Mauléon ; Maxime de Madaure ; Caius Memmius Gemel-
lus ; le curé Meslier; de Montmolin; M. de Morza.
« Naigeon.
« Le docteur Obern.
« Le comte de Passeran; Jean Plokof ; le R. P. Poly-
carpe.
« Le P. Quesnel.
« Le docteur Ralph ; Ramponeau; D. Apuleius Riso-
rius ; Josias Rosette.
«Feu M. de Saint-Didier; Saint-Hyacinthe; Scar-
mentado ; le Secrétaire de M. de Voltaire ; Sherloc ;
Scheremotof; Soranus.
« Towponet ; Thero ; Thomson ; l'abbé de Tilladet ;
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•- . . ..■.■: :•: * T.. .::":.•?.
.■ . : *" -
ET LES LIBRAIRES. 217
Ainsi ou Voltaire désavouait ses ouvrages, ou il les
attribuait à d'autres personnes.
Que Voltaire gardât l'anonyme, ou qu'il prit effronté-
ment le masque du pseudonyme, le reconnaissait-on au
cachet de son style ? Nous savons déjà combien de fois
les comédiens tombèrent dans les filets que Voltaire
leur avait tendus. Ses amis les plus judicieux commi-
rent la même erreur. Ainsi, le 15 juillet 1764, Grimm
écrivait, dans sa Correspondance littéraire, à propos
d'une pièce de Voltaire, qu'il ne soupçonnait pas d'être
de lui : « On a donné, le 5 de ce mois, sur le théâtre de
la Comédie française, la première représentation des
Triumvirs, tragédie nouvelle. L'auteur de la tragédie
est anonyme; on prétend que c'est un ex -jésuite qui
s'appelle Marchand, et je ne serais pas éloigné de
croire cette pièce l'ouvrage d'un homme de collège.
Cette tragédie est tombée, et n'a point reparu. Le par-
terre n'était pas disposé cette fois à l'indulgence. Julie
disait à Octave avec emphase, en montrant Pompée :
Nous nous aimons tous deux pour lo bonheur du monde.
Ce vers et quelques autres aussi plats firent rire. Il s'en
faut bien que cette tragédie soit un bon ouvrage. Les
trois derniers actes surtout sont pitoyables, et toute la
fable en est ridicule et absurde. Avec tout cela, mal-
gré une intrigue très informe, malgré beaucoup d'ab-
surdités et de platitudes dans le plan et dans les
détails, si Ton m'assurait que l'auteur n'a que dix-
huit ans, je n'en désespérerais pas. C'est que le ton en
général est bien ; c'est que tous ces personnages par-
T. II. 13
il.-, VOLTAIRE
lent ;*—♦'/ en Romains, qu'ils om assez les idées et
la 'ournuie .1»; U-in- -iècle, et que ce mérite est fi>rt rare:
c'esi que le poète exprime -es idées souvent assez heu-
reusemenr. qu'il li;s tir«- du fond de sou sujet et des
exemples domestiques : c'est que son style, quuiqœ
inégal et -oiivent fitibie. ma pourtant paru le véritable
suie de la tragédie. ^ Quand (Jrimm apprît de qœlk
m» in éiait cette pièce, il la jufzea avec plus d'indul-
genee. bans le mois de janvier 17H7, il enparla aina,
dans ^a 1j)rres[wndance littéraire : « Il y a quelques
années que M. de Voltaire envoya très incognito une
tragédie «In dernier Triumvirat de Rome à M. Lekain
pour la faire jouer. Le secret fut parfaitement gardé.
Ou présenta la pièce aux comédiens de la part d'un
auteur anonyme. On disait en confiance à quelques ama-
teurs du théâtre que cette tragédie était d'un jeune
jésuite qui, depuis la dissolution de la société, était tout
près de courir la carrière dramatique, s'il pouvait y
espérer quelque succès. La pièce fut jouée; elle tomba,
et, qui pis est, elle fut oubliée au bout de huit jours.
M. de Voltaire eut tort de garder ainsi l'incognito. Ce
n'est que depuis peu qu'on sait que M. de Voltaire est
rameur de celle tragédie du Triumvirat. Il vient de la
faire imprimer sons le titre <V Octave et le jeune Pompée
ou le Triumvirat. Tout le tissu et le style en sont fai-
bles, et, quand on a lu cette pièce, on n'est pas étonné
qu'elle n'ait point fait d'effet au théâtre. Malgré cela, je
suis persuadé que le nom de M. de Voltaire lui aurait
procuré un succès passager. » Maintenant au tour de
l'Académie française. Kn 1177, elle proposa pour sujet
du prix de poésie, en 1778, la traduction en vers du
ET LES LIBRAIRES. 219
seizième livre de Y Iliade. Voici ce que raconte à ce
sujet La Harpe, à la page 273 du tome II de sa Cor-
respondance littéraire : « L'Académie ne donnera point
cette année de prix de poésie. Elle n'a été contente
d'aucun des ouvrages qu'on lui a présentés, quoiqu'il y
eût soixante pièces de concours, et que quelques-unes
annonçassent du talent. Une anecdote très remarquable
et dont j'ai la certitude, c'est que M. de Voltaire avait
envoyé au concours une pièce sous le nom du marquis
de Villette. Cette pièce s'est trouvée la cinquième du
concours, et a été jugée très faible, quoique facile. Dé-
positaire du secret que m avait confié le marquis de
Villette, et qui aujourd'hui n'en est plus un, j'observais
avec curiosité, je l'avoue, l'effet que produirait la pièce
de Voltaire sur des juges qui n'en connaîtraient pas
l'auteur : elle ne fit aucune sensation. A peine y vit-on
un beau vers, et on eut peine à aller jusqu'à la fin.
Elle n'aurait pas même obtenu une mention, si je n'avais,
en opinant, ramené mes confrères à mon avis, et si je
ne leur eusse représenté qu'elle était écrite au moins
assez purement, mérite que l'Académie doit toujours
encourager. Mais je me disais à moi-même : Si vous
saviez quel homme vous jugez en ce moment! si vous
saviez que vous balancez à relire un ouvrage qui est de
l'auteur de Zaïre et de la Henriade! Voilà ce que je
pensais intérieurement, et je plaignais le sort de l'hu-
manité qui méconnaît sa faiblesse, et le sort du génie
qui vieillit. »
La masse des lecteurs serait-elle plus clairvoyante que
les comédiens, Grimm et tous les académiciens? Un li-
braire ne pouvait pas le présumer. Par conséquent, un
220 VOLTAIRE
ouvrage anonyme ou pseudonyme de Voltaire n'était ni
prôné avec enthousiasme, ni recherché par le public,
que son nom seul eût attiré comme un hameçon.
Voltaire était-il reconnu au cachet de son style? S'agis-
sait-il d'un ouvrage qui était sûrement de lui, quoiqu'il
ne l'avouât pas, on se hâtait de le dévorer. Hais ici nou-
veau danger. A l'instant cet ouvrage tombait dans le
domaine public. Les libraires de France et ceux de Hol-
lande le reproduisaient sous une rubrique étrangère.
Comme Voltaire ne garantissait pas la propriété de ses
compositions et de chacune des éditions de ses compo-
sitions, le libraire, qui le premier s'était hasardé à les
publier, ne pouvait pas invoquer le nom de l'auteur pour
poursuivre les libraires qui rééditaient séparément cha-
que brochure de Voltaire qui avait du succès, ou l'insé-
raient dans une collection de Mélanges ou des Œuvres
complètes de Voltaire. Non seulement Voltaire ne s'op-
posait pas à ces contrefaçons, mais il les favorisait, parce
qu'il était intéressé à voir multiplier tout ce qui échap-
pait à sa plume. La nature de ses productions lui faisait
un devoir de ces manœuvres.
2° Qu'étaient donc, par leur nature, les ouvrages de
Voltaire? Lui-môme a pris soin de nous l'apprendre. Le
5 novembre 1755, il disait à Walther : t Mandez-moi
si je peux vous envoyer par la poste cette tragédie de
l'Orphelin de la Chine, que vous me demandez. Je l'ai
encore beaucoup changée depuis qu'elle est imprimée.
C'est ainsi que j'en use avec tous mes ouvrages, parce
que je ne suis content d'aucun d'eux. Cela déroute un
peu les libraires et j'en suis très fâché ; mais je ne puis
m'empècher de corriger des ouvrages qui me paraissent
^
ET LES LIBRAIRES. 221
défectueux. C'est un malheur pour moi de connaître trop
mes défauts, et il n'y aura jamais de moi d'édition bien
arrêtée qu'après ma mort. » Ainsi premier principe
qu'on lit dans la lettre, du 3 avril 1152, à Cideville :
« Une première édition n'est jamais qu'une ébauche. »
Il en sera de même de toutes les autres éditions, selon
ce mot, du 27 octobre 1736, à Prault : t Je ne suis
content de rien et je raccommode tout. » Chaque
jour, il pourra répéter ce qu'il a écrit à Cideville, le
15 avril 1752 : « Je passe ma vie à me corriger en vers
et en prose. »
Voltaire avait-il tort de ne regarder ses ouvrages que
comme des ébauches? « Son impatience, lorsqu'il avait
commencé un ouvrage, n'avait point de bornes, rapporte
Collini (p. 180). A peine était-il commencé qu'il voulait
le voir mis au net et imprimé. On mettait souvent sous
presse un livre à moitié composé. Voltaire écrivait lui-
même lorsqu'il se portait bien. Était-il affligé de quelque
maladie, il dictait avec autant de présence d'esprit que
s'il eût eu la plume à la main. Il avait pour cette dernière
manière de travailler une incroyable facilité, à laquelle
il était parvenu par une longue habitude. »
Qu'était-ce qu'un manuscrit de Voltaire? Voltaire
avait une écriture nette et assez lisible; mais il écrivait
avec une grande précipitation, ne formait pas toujours
très bien ses lettres, supprimait les accents et la ponc-
tuation, ne prodiguait pas les lettres majuscules, ortho-
graphiait le même nom propre de trois ou quatre façons
différentes dans la même page, et par là rendait très
difficile la lecture de ses autographes. Prenons pour
exemple son Livret. L'éditeur Dupont Ta publié littéra-
222 VOLTAIRE
lement sur l'autographe que lui prêta M. de Jony. La
Nouvelle Revue encyclopédique en a donné des fragments
transcrits également littéralement sur l'autographe à la
: Bibliothèque nationale. Pour la troisième fois, je l'ai
copié aussi littéralement sur 1 autographe à la Biblio-
thèque nationale. N'est-ce pas la faute de Voltaire si
Ton remarque des différences notables de chiffres et de
noms propres dans trois copies calquées par trois per-
sonnes différentes sur un autographe de Voltaire? Ses
autres manuscrits devaient offrir le même inconvénient.
Qui était chargé de transcrire ces manuscrits si pea
corrects? Des hommes sans instruction : un Céran, qui
n'avait pas une grande dose de sens commun; un Long-
champ, qui n'avait reçu aucune éducation ; un Wagnière,
peu intelligent, qui n'écrivait pas de page sans faire
plusieurs fautes d'orthographe, comme l'attestent les
lettres que j'ai vues de lui. Collini était capable de cor-
riger Voltaire, et même de relever ses erreurs; mais,
par malice, il aimait à les laisser passer, afin de B*en
amuser avec ses amis, comme il le prouve dans sa lettre,
du 4 février 1755, à M. Dupont.
Voltaire n'envoyait donc jamais à l'imprimerie que
des manuscrits pleins de fautes. Un imprimeur ne pou-
vait pas faire un chef-d'œuvre de typographie avec <te
pareils autographes. Voltaire se réservait le droit '.de
revoir toutes les épreuves. Malheureusement il les corri-
geait très mal, nous assure Collini (p. 134).
Les ouvrages de Voltaire paraissaient remplis de
fautes. En vain le libraire lui objectait qu'on s'était con-
formé à son manuscrit, qu'on l'avait même corrigé,;
Voltaire se bâtait de désavouer des feuilles qu'il avait
ET LES LIBRAIRES.' 223
revues lui-mèitie autant de fois qu'il l'avait désiré. Si
on se permettait de le lui représenter, comme le firent
les éditeurs de sa Philosophie de- Newton, ainsi qu'on
peut le voir dans le Voltariana, Voltaire se fâchait et
criait aux corsaires.
La critique tombait alors comme une massue sur toutes
ses productions. Elle se plaisait à démontrer que rien
n'était plus resserré que le cercle des connaissances po-
sitives de celui qui se croyait un génie universel. On
le traquait sur tous les points; on ne lui pardonnait ni
erreur ni bévue. On lui passait bien des contradictions,
puisque c'est le privilège des philosophes d'en dire;
mais comment ne pas s'appesantir sur des balourdises
qui suffisaient pour faire décrier un ouvrage? Il n'est
pas nécessaire d'être très instruit pour trouver le côté
faible qui prêtait à la critique dans un ouvrage de Vol-
taire. Il n'est pas non plus nécessaire de feuilleter Des-
fontaines, Fréron, La Beaumelle, Larcher, Nonotte, Gué-
née, Clément, La Harpe pour le juger. Diderot, Grimm,
ses amis eux-mêmes ne le lisaient pas toujours sans se
moquer de sa légèreté. Qu'on parcoure seulement les
notes de M. Beuchot, point hostile à Voltaire assurément ;
quelles erreurs inconcevables n'a-t-on pas à remarquer!
Alors quelle comédie de voir Voltaire marier un article
masculin avec un substantif féminin, finir des distiques
par des syllabes qui ne rimeront que le jour où deux
lignes parallèles se rencontreront face à face dans l'es-
pace; de renvoyer dans V Histoire de Charles XII à des
passages qui ne se trouvent dans aucune édition it
l'Histoire de Charles XII, de prendre deux fois Téglîa»
Bonne-Nouvelle de Paris pour une paroisse des environs
224 VOLTAIRE
de Paris, de confondre des tragédies de Corneille, de
tronquer des tirades dés auteurs classiques que tout le
monde sait par cœur !
Voltaire alors de remanier son ouvrage. Il fallait vite
des cartons, des feuilles nouvelles. Il changeait les rôles
de ses pièces, le titre de ses ouvrages, Tordre des cha-
pitres. De la Ligue il fait la Henriade, et remplace Sully
par Mornay ; avec Y Histoire générale il crée Y Essai sur
les mœurs et V esprit des nations. Il sacrifie cet endroit
à ses amis, cet autre à ses critiques. Ici il retranche,
là il développe. Les cartons circulent, il lui faut une
nouvelle édition ; car il a de nouveau tout bouleversé,
vers ou prose, littérature ou histoire, physique ou lin-
guistique, philosophie ou astronomie. Une nouvelle édi-
tion est en train, il en désire une autre. A l'entendre
dire, la bonne édition est toujours celle qui n'est pas en-
core imprimée ou mise en vente.
Ces cartons, ces feuilles, cette concurrence d'éditions
ruinaient les libraires. Voltaire en était fâché, mais il
ne répugnait pas à envoyer de nouveaux morceaux à
quiconque voulait se charger d'imprimer ses ouvrages,
à entreprendre une édition qu'il ne tardait pas à faire
tomber en en préparant une nouvelle. Il suffit de par-
courir les notes de M. Beuchot pour voir combien
Voltaire a introduit de variantes dans tout ce qu'il a com-
posé. Il a retouché presque tous les chants de la Hen-
riade à chaque édition qui en a été publiée de son aveu.
Voltaire a ainsi passé toute sa vie à corriger ses ou-
vrages, et à désavouer toutes les éditions qui en ont été
faites.
Chacun des ouvrages de Voltaire, n'étant qu'une ébau-
ET LES LIBRAIRES. 225
che, ne pouvait par conséquent devenir une propriété
littéraire pour un libraire. Celui qui consentait à faire
les frais d'une édition de Voltaire ne devait donc pas
prudemment en tirer un grand nombre d'exemplaires,
puisqu'il avait toujours à craindre l'apparition d'une
nouvelle édition revue et corrigée, qui annulerait toutes
les éditions précédentes.
3° Le peu d'étendue des ouvrages de Voltaire ne per-
mettait pas à un libraire de faire un tirage considérable.
Tous les ouvrages de Voltaire sont très courts. La plu-
part ne forment qu'un petit volume. Il en coûtait peu de
les imprimer. Comme un libraire n'était jamais sûr de
les vendre, il est évident qu'il aimait mieux en multi-
plier des éditions qui lui revenaient à peu de frais, au
fur et à mesure qu'il en trouvait le débit, que de s'expo-
sera conserver en magasin des livres dont il n'aurait pu
se débarrasser qu'au rabais.
4° Le genre des ouvrages de Voltaire nous apprend
pourquoi ils étaient courts. « Toutes les œuvres de
Voltaire, quelque nom qu'on leur donne, remarque un
polémiste (1), se rapprochent plus ou moins du pam-
phlet. Ses Romans sont des pamphlets; son Diction-
naire philosophique est une collection de pamphlets par
lettre alphabétique; Y Essai sur les Mœurs n'est qu'un
énorme pamphlet historique de neuf siècles; ses tragé-
dies même et sa Henriade sentent le pamphlet; l'allusion,
l'attaque détournée, le trait perfide sont partout. Qu'on
prenne Voltaire sous toutes ses faces, qu'on le tourne
dans tous les sens, le pamphlétaire se voit toujours. »
(1) Discours sur Voltaire*
13.
226 VOLTAIRE
Aussi le gouvernement avait-il toujours les yeux sur lui.
En 1141, on avait nommé 79 censeurs royaux pour exa-
miner les ouvrages de théologie, ceux de jurisprudence,
ceux de mathématiques et ceux de belles-lettres ; comme
ces censeurs ne pouvaient compter sur les faveurs deda
cour qu'autant qu'ils jugeraient avec sévérité et qu'ils
lacéreraient les manuscrits qui étaient soumis à leur
approbation, ils avaient intérêt à être impitoyables pour
Voltaire. Ils ne devaient lui pardonner aucune allusion,
aucun trait, aucun sarcasme. Ils aimaient mieux être
ridicules qu'indulgents, puisque leur avenir, les gratifia-
cations et les pensions qu'ils espéraient, dépendaient de
la manière dont ils exerçaient des fonctions si délicatea.
Il n'y avait pas moyen de couper ce nœud gordien, car
une Déclaration du roi, datée du 10 mai 1128, condam-
nait au carcan et aux galères tout imprimeurqui publie-
rait des ouvrages sans privilège ni permission, et la
même peine était applicable aux colporteurs de ces pro-
ductions clandestines. 11 se passait peu d'années sans
que le gouvernement publiât des arrêts terribles contre
les imprimeurs, les libraires et les colporteurs d'ou-
vrages qui n'auraient pas été approuvés; il accorda
même des récompenses à ceux qui les dénonceraient .:
il prit toutes ses mesures pour qu'il n'en pénétrât pas
par les frontières; et comme c'était presque toujours de
Pé; ranger qu'ils arrivaient, un arrêt du2i novembre 1171
imposa un droit de 20 livres par quintal sur tous les
livres qu'on introduirait dans le royaume; un arrêt, du
17 octobre 1713, réduisit ce droit à 6 livres 10 sols, plus
8 sols par livre. Ce n'est que le 23 avril 1775 qu'un
arrêt exempta de tous droits d'entrée dans le royaume
ET LES LIBRAIRES. 297
tous les livres venant de l'étranger. Malgré tous ces
arrêts, les productions clandestines parvenaient quelque*
fois à circuler. C'est alors que le clergé, dans ses mande-
ments, dans ses sermons, dans ses remontrances au roi,
en demandait la condamnation. Les parlements secon-
daient son zèle avec un indicible plaisir. Ainsi, les
Lettres philosophiques, la Religion naturelle, le Précis
de VEcclésiaste et du Cantique des cantiques, les
Extraits des sentiments de Jean Meslier, le Dictionnaire
philosophique portatif, le Dîner du comte de Boulainvil-
liers, Dieu et les Hommes, la Bible enfin expliquée, la
Diatribe à l'auteur des Êphémérides, un Recueil en prose
et en vers in-8° de 1740, Candide, Tlngénu y l'Homme
aux quarante écus, la Voix du Peuple et du Sage,
V Essai sur le Siècle de Louis XIV, Saiil, entre autres
ouvrages de Voltaire, avaient été ou saisis, ou suppri-
més, ou brûlés, par arrêts du parlement. Ceux qui
avaient édité ou vendu quelques-uns de ces libelles
furent punis. Le 23 octobre 1734, on destitua Jore fils,
reçu imprimeur en survivance de son père; René Josse,
libraire à Paris, et Duval, imprimeur à Bayeux, con-
vaincus d'avoir édité les Lettres philosophiques sans
permission. Le 24 septembre 1768, Jean-Baptiste Jos-
serand, garçon épicier; Jean Lécuyer, brocanteur, et
Marie Suisse, sa femme, furent condamnés, les deux
premiers à la marque et aux galères, et la dernière -à
cinq ans de détention, pour avoir colporté V Homme aux
quarante écus, par Voltaire, et d'autres livres prohibés.
Les autres ouvrages de Voltaire n'étaient guère que
tolérés. Pour comprendre la difficulté de les publier,
citons quelques lettres relatives à Y Histoire de Char-
. '. A î . ; !
V.\ . , //..•! -ufi, I.- 3o janvier 1131 , Voltaire
i .■ - H- .!• vaudrais faire imprimer à
■ . // n î'.fmrtrs XII. roi de Suède, de
. . - ■;. :':«if- lnv.iri. et celui pour qui
v . - - .! p-re. Si je pouvais trouver
•;>- iiMùîrriiti» dans Rouen, et
' --ir ■•■ ilt- i'ouvraire, je partirais
: ■:■ «i;>c\ 11 v a deu\ manières
■
-. i:i.:iMiner c«-tte histoire. La
• un exemplaire à M. le
•■ • i; une permission tacite:
■ •> imprimeurs qui font
: r in km cas. on pourrait
.' : président ne fit quel-
:. •: i-i un ouvrage dont
!\r;>. par ordre du earde
x . ■ ■ ♦■ . - .. \ auraii à craindre
... • :v.- : ;i .;n- la littérature
> .■ - \ rvmiiés. au sujet
:■. ni. peu de liberté.
. :•>; ;;iï-. . n'avant mis
. ■ :- cm. un magistrat et
.•.•nryais aisément
■..:•■■ .«:■;•> idem, en cas
. . .\ . ■:..•.!:•• . Mais tout cela
...-. .; qu'en oc cas-
•• >>- ■:. n en fin que
: . >...■.-... lorras. je vais
lîsinire. C est
. v. i... ".■?. . . ; » . ..\ ï:::lio six cents
ET LES LIBRAIRES. 229
bation au sceau. Je laisse à votre amitié et à votre pru-
dence à m'indiquer la voie la plus sûre pour réussir
dans cette affaire, que j'ai extrêmement à cœur. » Le
30 février suivant, nouvelles instances. « Je m'ima-
gine que le parti de parler au premier président est le
seul raisonnable, quoiqu'il ne soit pas sûr. 11 peut
craindre de nous refuser ; il peut se commettre ; mais
au moins gardera-t-il le secret; et surtout, ne sachant
pas que c'est moi qui lui demande cette grâce, il ne
pourra pas m'accuser au garde des sceaux d'avoir
voulu faire imprimer un ouvrage défendu. Je n'ai donc,
je crois, qu'un refus à craindre; par conséquent, il le
faut risquer. Je ne sais si je me trompe, mais on
peut dire au premier président qu'il a déjà permis l'im-
pression du Triomphe de Vintérêt, qui était proscrit
au sceau, et que cette permission tacite ne lui a point
attiré de reproches ; mais surtout on peut lui dire que
M. le garde des sceaux n'a nulle envie de me déso-
bliger; qu'il lui importe très peu que cette nouvelle
Histoire du roi de Suède soit imprimée ou non; qu'il
n'a retiré l'approbation que par une délicatesse qui sied
très bien à la place où il est, n'étant pas convenable
qu'il donnât publiquement un privilège pour un ouvrage
plein de vérités qui peuvent choquer plusieurs princes,
vérités déjà connues, déjà imprimées dans toutes les
gazettes et dans plusieurs livres, mais dont il pourrait
être responsable en son nom, si elles paraissaient
avec son approbation et le privilège de son maître. Tout
ce que M. de Chauvelin souhaite, c'est de ne donner
aucun prétexte aux plaintes qu'on pourrait former
contre lui. Ainsi, ce n'est point lui déplaire que de
t .
. ... .i «. ■•■*- ■■•*■■:. *.n *-r:- -r^ir^
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•i. fi/ni/i .. i m lui' » l'.in-- |#if 1 1 p^rrrii-Mon tacite de
»< • ii .n > Iih, I' in iiii *■ *!•■--. r<'|ii<i<:- "t d'; M. Hérault,
,n M h h.,ii|i i|i-.; s-.#'f;ni\ <*n rwche encore le
ii i |i I 1 1 1 1 1 1 . Vnliîiinr iiV«t;iit pas encore
il iumimI i i Uni nui : » (Mi :i commence, sans
■ ■- ■ i mu i|.iiniii 1 1 ■ us iiliiiniiH de Charles Xll, en An-
- >• i . n l i uni V |iourrir/.-vous point. savoir de
u i i i» m i lut i|ih I i-i. i. ni iviie occasion, l'esprit
....m n. il.- Ii IiIm m ii-"' ■ I '.innée suivante, il di-
i » .i mU. M .!.• U.miiIIo ferme les \eux sur
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ET LES LIBRAIRES. £81
Dalembert, à propos du Dictionnaire philosophique :
€ Dès qu'il y aura quelque danger, je vous demande en
grâce de m'avertir, afin que je désavoue l'ouvrage dans
tous les papiers publics avec ma candeur et mon inno-
cence ordinaires. » Ces désaveux sauvaient Voltaire,
mais attiraient la foudre sur ses éditeurs.
Les ouvrages de Voltaire étaient-ils imprimés à l'é-
tranger, ils couraient le danger d'être saisis dans les
bureaux de la douane. Aussi Voltaire écrivait-il, le
13 décembre 1163, à Damilaville : « Les Cramer ont
ont été obligés de faire prendre à leur ballot un détour
de cent lieues. » Le même jour, il mandait à Dalembert :
« Les pauvres philosophes sont obligés de faire mille
tours de passe-passe pour faire parvenir à leurs frères
leurs épitres canoniques. » Aussi avouait-il à Marmontel,
le 20 octobre 1111, qu'il n'était entré à Paris aucun
exemplaire des volumes de Questions sur l'Encyclopédie
qui avaient été imprimés jusqu'alors à Genève, à Neu-
châtel, dans Avignon, dans Amsterdam, et dont toute
l'Europe était remplie. Voltaire était des premiers sou-
vent à solliciter l'interdiction de ses ouvrages.
Était-ce en France qu'on les publiait, le danger n'était
pas moins grand. Aucun libraire n'osait y mettre son
adresse et il n'y avait par conséquent aucun moyen de
les annoncer ni de les débiter promptement. Pendaift
près de quarante ans, la Henriude porta une rubrique
étrangère, de même que presque toutes les productions
de l'auteur. Quant à ses Œuvres complètes, parmi les
éditions mentionnées par M. Beuchot, on n'en voit
qu'une qui soit datée de Lyon, et une autre de Paris
avec indication de la demeure de Lambert. Ccite pré-
232 VOLTAIRE
caution d'afficher une rubrique étrangère ne mettait pas
l'éditeur à l'abri des rigueurs de la loi ; car chaque
exemplaire qu'il vendait pouvait le déceler; chaque
acheteur n'était pour lui qu'un délateur. Sans cesse il
avait à craindre d'être envoyé à la Bastille, destitué
de sa maîtrise et condamné à de fortes peines. Voltaire
lui-même s'est permis de dénoncer à la police des édi-
tions de ses propres ouvrages, et de demander des
châtiments exemplaires contre les libraires et les col-
porteurs de ces éditions, comme le prouvent les révé-
lations de M. Léouzon-Leduc.
Un libraire ne pouvait ni ne devait étaler ni annoncer
des ouvrages de Voltaire sans se commettre. Il n'avait
d'autre moyen de les débiter que de les confier à des
colporteurs. Il n'était pas sûr que ces colporteurs ne le
trahiraient pas, puisqu'ils étaient intéressés aie dénon-
cer, s'ils étaient arrêtés et surpris en contravention. Il
est arrivé à plusieurs de l'être, sur la réquisition de
Voltaire lui-même. Un nommé Grasset s'étant permis
d'éditer et de vendre des exemplaires de la Pucelle,
Voltaire, comme il s'en vante dans beaucoup de lettres,
et notamment, dans celle du 30 juillet 1755, à d'Argen-
tal, le fit emprisonner, puis chasser de Genève, et, le
30 août, il pressa Berryer, lieutenant de police, de le
poursuivre à Marseille.
Cette crainte perpétuelle où était un libraire d'être
dénoncé et un colporteur d'être arrêté, explique pour-
quoi les ouvrages de Voltaire sévèrement défendus en
France, en Italie, à Vienne, en Portugal, en Espagne
ne se répandaient qu'avec lenteur, comme le remarque
Condorcet. Ils ne pouvaient pas être tirés à un grand
ET LES LIBRAIRES. 233
nombre d'exemplaires, à cause de la difficulté de les
faire parvenir à ceux qui les recherchaient et les de-,
mandaient, soit en France, soit à l'étranger. Aussi
Voltaire n'était-il connu que de nom en Italie, grâce à
YIndex. Lorsque les Français s'emparèrent de Rome,
ils n'y trouvèrent qu'un seul exemplaire des Œuvres
de Voltaire. Dans ses Lettres, tome II, p. 467, Galiani
affirme qu'il n'y avait pas un seul exemplaire des Œu-
vres complètes de Voltaire à Naples où la vente de ses
ouvrages exposait à trois ans de galère, comme le re-
marque Golletta, tome I, p. 218, de son Histoire du
royaume de Naples. En Autriche, Marie-Thérèse avait
donné les ordres les plus sévères pour qu'on n'y intro-
duisit aucun livre dangereux par les frontières; on visi-
tait toutes les malles des voyageurs, même à l'entrée de
Vienne; on n'y tolérait pas même Youngni Molière (1).
Dans les pays où la presse était moins gênée, les ou-
vrages philosophiques furent loin d'avoir une grande
vogue. Ainsi en Angleterre, Collins, Tolland, Tindal,
Chubb, Morgan et toute la race des esprits forts n'eurent
qu'un succès éphémère, comme l'a remarqué Edmond
Burcke, dans ses Réflexions sur la Révolution deFrance.
M. de Rémusat a constaté dans ses articles sur Boling-
brocke, publiés dans la Revue des Deux Mondes, que
l'éditeur des Œuvres de Bolingbrocke passa vingt ans
avant de rentrer dans ses frais. Voltaire lui-même a
fait observer que la première édition des œuvres de
Locke fut vingt ans à se débiter. Aussi Gibbon crut-il
(1) Journal de Guibert, t. I, p. 248 et 276. — Voyage de Rièsbeck,
t. 1, p. 199.
284 VOLTAIRE
qu'il était prudent de ne tirer qu'à 500 exemplaires la
première édition de son Histoire de la décadence et de
la chute de V empire romain. Il s'aperçut que ses compa-
triotes aimaient encore plus le christianisme qu'il ne
l'avait imaginé ; que le continent se souciait peu de ses
hardiesses, et que ses traducteurs ne gagnèrent pas à les
populariser (1). Dans sa lettre, du 22 septembre 1166,
à Georges Montagu, Horace Walpole ne pouvait pas
s'expliquer l'engouement des Parisiens pour Hume. Prê-
tait- ce pas avouer que Hume n'avait pas fait fortune à
Londres? Or, si tous ces philosophes anglais avaient si
peu de lecteurs dans leur patrie, il est permis d'avancer
que Voltaire, malgré tout le bien qu'il avait dit de l'An-
gleterre, n'y comptait pas un grand nombre de par-
tisans. Le sort de son in-4° de la Henriade en est une
preuve assez forte. Aussi lit-on, tome II, p. 205, des
Mémoires de Brissot : « A Londres, on estime peu les
écrivains français, et on les lit encore moins. Je doute
que Voltaire, Rousseau ou Raynal y ait jamais plus de
cent lecteurs ; je parle de l'original français. »
Tout semble prouver que les libraires ne pouvaient
ni ne devaient tirer les ouvrages de Voltaire à un grand
nombre d'exemplaires. Ils les publiaient à leurs risques
et périls. Voltaire ne pouvait pas exiger d'eux un grand
bénéfice. Il devait même se trouver content d'avoir des
éditeurs qui courussent le danger d'être ruinés pour
répandre des écrits qu'il désavouait publiquement.
Sa correspondance nous autorise à nous en tenir à
ces conclusions. Toutes les éditions de ses ouvrages qui
(1) Mémoires de Gibbon, t. I, p. 216 et 227, et t. II, p. 3TO.
ET LES LIBRAIRES. 285
ont été faites sous ses auspices, n'ont pas été tirées à un
grand nombre d'exemplaires, quoique le sujet de ces
ouvrages pût faire espérer un grand succès. D'après sa
lettre, du 20 décembre 1723, à M mc de Bernières, la
Ligue ne fut tirée qu'à deux mille. Le 29 mai 1733, il
chargea Gideviile de recommander à Jore de tirer
Charles XU à sept cent cinquante. En 1732, il pria le
même Cideville de défendre à Jore de tirer un sedl
exemplaire de Zaïre par delà les deux mille cinq cents
prescrits. Le 21 avril 1733, c'est encore à Cideville qu'il
écrit pour savoir si Jore voudrait imprimer à deux mille
cinq cents les Lettres anglaises, qui avaient été tirées
à Londres à trois mille seulement, quoiqu'elles y fussent
publiées en anglais. Le 28 décembre 1751, il apprenait
à Walther que le Siècle de Louis XIV avait été tiré à
trois mille. Le 27 décembre 1766, il suppliait très ins-
tamment Lacombe de ne pas tirer plus de sept cent
cinquante des Scythes. Lorsqu'il publia son Commen-
taire sur Corneille, sous le patronage de toutes les
tètes couronnées, il annonça, dans un prospectus, qu'il
en serait tiré deux mille cinq cents exemplaires. Il était
alors à l'apogée de sa gloire; c'était l'ouvrage qu'!
prenait le plus à cœur, et il s'agissait de tirer de la
misère une demoiselle Corneille ; néanmoins la liste des
souscripteurs n'atteignit .pas le nombre de deux mille.
Il est vrai qu'il fallait acheter douze volumes. Que de-
vait- ce donc être lorsqu'il était question d'acquérir les
Œuvres complètes de Voltaire, ou «bien des brochures
qu'il désavouait et où il se répétait sans cesse ? Il ne «e
lassait pas d'écrire, mais «es amis se lassaient de le
lire, et ne voyaient plus que du rabâchage dans ces pam-
236 VOLTAIRE
phlets qui sortaient de la manufacture de Ferney, pour
me servir d'une expression de Grimm. C'est pourquoi
tout ce qu'il a produit n'a point été universellement
accueilli, cru, préconisé, a dit Luchet. Irène ne fut tirée
qu'à quelques exemplaires; Satil n'en eut probablement
pas plus de cent; on n'en connut que six d' Olympie et
quatre des Guèbres à Paris; Grimm pensait qu'une
édition du Dictionnaire philosophique portatif se
réduisait à vingt ou vingt-cinq. Il est certain que
plusieurs éditions des Œuvres complètes de Voltaire
ne sont que des collections d'éditions d'ouvrages pu-
blics séparément. Il est aussi certain que beaucoup de
ces éditions partielles ont été rajeunies au moyen d'un
nouveau titre et d'un autre millésime, ou d'un change-
ment de rubrique.
Du reste, voici ce que Voltaire lui-même pensait du
nombre des lecteurs : « Vous savez, écrivait-il un jour
à un de ses amis, ce que j'entends par le public. Ce n'est
pas l'univers, comme nous autres barbouilleurs de pa-
pier l'avons dit quelquefois. Le public, en fait de livres,
est composé de quarante ou cinquante personnes si le
livre est sérieux, de quatre à cinq cents lorsqu'il est
plaisant, et d'environ onze à douze cents s'il s'agit d'une
pièce de théâtre. » Aussi Voltaire ne parait-il pas s'être
écarté beaucoup de cette règle.
Reste à savoir si la bibliographie viendra corroborer
nos raisonnements. Dans ses Recherches sur les ou-
vrages de Voltaire, publiées en 1817, Peignot avance
que, parmi les éditions des Œuvres de Voltaire^ celle
de Genève, 1768, en 45 vol. in-4°, a été tirée à 4,500
exemplaires; celle de Genève, 1775, 40 vol. in-8% à
ET LES LIBRAIRES. 287
6,000; celle de Kehl, 1784, 70 vol. in-8°, à 28,000;
celle de Kehl, 1785, 90 vol. in-8°, à 15,000; celle de
Bàle, 1784, 71 vol. in-8°, à 6,000; celle de Gotha,
1784, 70 vol. in-8°, à 6,000; celle de Paris, dirigée
parPalissot, 1792, 55 vol. in-8°, à 500 seulement. Il
est difficile de donner un démenti à Peignot, puisqu'il
n'indique pas les sources où il a puisé ces détails ; mais
ils ne seront jamais adoptés par tout homme qui a eu
des relations avec les libraires et les imprimeurs, et
qui est au courant de la vérité sur les tirages d'ouvrages
aussi volumineux que ceux de Voltaire. Le sens com-
mun et l'histoire suffisent pour rogner quelques zéros
à l'addition de Peignot qui a dû être la dupe, soit des
prospectus, soit des réclames de la presse dont on abu-
sait alors, comme on le fait aujourd'hui. Ce qu'il y a de
certain, c'est que rarement les éditeurs dépassent le
tirage de deux mille pour les ouvrages volumineux. La
maison Hachette s'est fait une loi de ce nombre pour sa
collection des Grands Écrivains. La librairie des Garnier
frères vient de terminer une édition des Œuvres com-
plètes de Voltaire; le tirage est de deux mille.
Nous savons que Voltaire eut toute sa vie d'immenses
sommes à sa disposition, et que personne ne sut mieux
les utiliser que lui. Il était de son intérêt d'éditer lui-
même ses ouvrages, s'il en trouvait facilement le débit.
Or, comme il a renoncé de bonne heure à ce commerce,
il faut en conclure qu'il ne lui fut pas avantageux.
Ses éditeurs se sont-ils beaucoup enrichis? On peut
affirmer sans témérité le contraire. Car, tout le temps
que Voltaire a vécu, ses ennemis lui ont sans cesse re-
proché de duper et de ruiner ses libraires, et ceux-ci, à
/
23» * ÛLTAIRE
leur tour, ont continué ces plaintes dans les journaux.
Il n'était pas vraisemblable qu'ils cherchassent à flétrir
un auteur qui, par ses ouvrages, leur aurait fait gagner
de gros bénéfices. Tout portait à croire que la première
édition des Œuvres de Voltaire qui serait commencée
aussitôt après sa mort serait rapidement épuisée. Or,
Beaumarchais se chargea de cette entreprise ; il y per-
dit près d'un million. Depuis l'édition de Beaumarchais,
c'est celle de 31. Beuchot qui a été la plus prônée. Je
tiens de M. Beuchot qu'elle ne fut tirée qu'à 2,000 exem-
plaires, dont il restait encore plus de cent cinquante en
magasin, quand il mourut, en 1851, dix-sept ans après
la date de la publication qui remontait à 1834 ; il y a
eu un fonds de soixante exemplaires de la Table des
înatières qui n'avait été imprimée qu'à cinq cents.
Qu'on juge par là du sort des éditions de Voltaire à
une époque où il était plus difficile de les placer!
Il est certain que Voltaire a édité lui-même plusieurs
de ses ouvrages, et qu'il avoue avoir réussi dans ses
spéculations. Il est au-si certain qu'il a exigé soit de
l'argent, soit des livres, des libraires auxquels il per-
mettait- d'imprimer ses ouvrages. Il n'est pas moins
certain qu'il a autorisé, soit des comédiens, soit ses se-
crétaires, soit ses courtiers, soit ses amis à retirer ce
qu'ils pourraient de la vente de ses manuscrits, et que,
dans ce cas, rétribuer Voltaire ou ses ayants cause, pour
des libraires c'était toujours donner. .
Ceci posé, il faut conclure que, quand Voltaire n'exi-
tff.ail aucune rétribution de ses libraires, c'est qu'il ne
pouvait pas en espérer d'eux, puisqu'ils ne devaient ja-
mais compter sur le succès de ses ouvrages.
ET LES LIBRAIRES. 2»
La conduite de tous ses libraires ne fait pas honneui
à ce siècle ; mais aussi que de reproches ne mérite pas
Voltaire !
Terminons cet article par les démêlés de Voltaire
avec le libraire Jore.
Ouvrons la correspondance de Voltaire. Qu'y trou-
vons-nous ? Dès 1132, il mandait à Cideville qu'il
comptait sur Jore pour imprimer les Lettres anglaises.
Le 12 avril 1133, il lui écrit : « A l'égard des Lettres
anglaises, je vous prie de me mander si Jore y tra-
vaille. On a fait marché, à Londres, avec ce pauvre
Thieriot, à condition que les Lettres ne paraîtraient
pas en France pendant la première chaleur du débit
à Londres et à Amsterdam. Il a même été obligé de
donner caution. Ainsi, quelle honte pour lui et pour
moi si le malheur voulait qu'on en pût voir une feuille
en ce pays-ci avant le temps ! » Quelques jours après,
nouvelles instances : « Si Jore croit que le retardement
de l'impression lui porterait préjudice, qu'il imprime
donc; mais qu'il songe que, s'il en paraissait un seul
exemplaire avant l'édition de Londres, Thieriot, à qui
je veux faire plaisir, n'aurait que des sujets de se
plaindre, et le bienfait deviendrait une injure. La honte
m'en demeurerait tout entière et je ne m'en consolerais
jamais. » Le 21 du même mois, il stipule qu'on tirera
les Lettres anglaises à deux mille cinq cents exem-
plaires. Le: même mois, c'est à Formont qu'il dit :
« Jore m'a promis une fidélité à toute épreuve. Je ne
sais pas encore s'il n'a pas fait quelque petite brèche à
sa vertu. On le soupçonne fort, à Paris, d'avoir débité
quelques exemplaires. 11 a eu sur cela une petite con-
240 VOLTAIRE
versationavecM. Hérault, et, par an miracle plus grand
que tous ceux de saint Paris et des apôtres, il n'est
point à la Bastille. Il faut bien pourtant qu'il s'attende
à y être un jour. Il me parait qu'il a une vocation dé-
terminée pour ce beau séjour. Je tâcherai de n'avoir
pas Thonneur de l'y accompagner. »
Voltaire alors devient prudent. Le 21 mai, il écrit à
Cideville : « Si vous voyez Jore, ayez la bonté, je vous
prie, de lui dire de m'envoyer les épreuves par la
poste ; il n'a qu'à les adresser à M. Dubreuil, sans
mettre mon nom et sans écrire. » Le 29 du même
mois, nouvelles précautions : c Je vous demande en
grâce que toutes les feuilles des Lettres soient remises
en dépôt chez vous ou chez Formont, et qu'aucun exem-
plaire ne paraisse dans le public que quand je croirai
le temps favorable. Il faudra que Jore m'en fasse
d'abord tenir cinquante exemplaires. » Le 10 juin,
Voltaire insiste : ce Recommandez-lui surtout, plus que
jamais, le secret le plus impénétrable et la plus vive
diligence; que jamais votre nom ni le mien ne soient
prononcés, en quelque cas que ce puisse être, que
toutes les feuilles soient portées ou chez vous ou chez
l'ami Formont; que Ton vous remette exactement les
copies ; que Ton ne garde chez lui aucun billet de moi,
aucun mot de mon écriture. S'il manque à un seul de
ces points essentiels, il courra un très grand risque. Je
vous supplie aussi de tirer de lui ce billet : « J'ai reçu
« de M. Sanderson le jeune deux mille cinq cents exem-
« plaires des Lettres anglaises de M. de Voltaire à
« M. T., lesquels exemplaires je promets ne débiter
« que quand j'aurai permission ; promettant donner
ET LES LIBRAIRES. 24*
« d'abord au sieur Sanderson cent de ces exemplaires,
« et de partager ensuite avec lui le profit de la vente du
« reste, lui tenant compte de- deux mille quatre cents
« exemplaires ; et promets compter avec celui qui me
« représentera ledit billet, le tenant suffisamment auto-
ce risé du sieur Sanderson. » Le 19, il est plus explicite :
« Je ne change rien du tout à mes dispositions avec
Jore, et j'insiste plus que jamais pour avoir les cent
exemplaires dont il faut que je donne cinquante, qui
seront répandus à propos. Je lui répète encore qu'il
faut qu'il ne fasse rien sans un consentement précis de
ma part ; que, s'il précipite la vente, lui et toute sa
famille seront indubitablement à la Bastille; que s'il ne
garde pas le secret le plus profond, il est perdu sans
ressources. Encore une fois, il faut supprimer tous les
vestiges de cette affaire. Il faut que mon nom ne soit
jamais prononcé, et que tous les livres soient eh sé-
questre jusqu'au moment où je dirai : Partez ! Je vous
supplie même de vous servir de la supériorité que vous
avez sur lui pour l'engager à m'écrire cette lettre sans
date : « Monsieur, j'ai reçu la vôtre, par laquelle vous
« me priez de ne point imprimer et d'empêcher qu'on
« imprime à Rouen les Lettres qui courent à Londres
« sous votre nom. Je vous promets de faire sur cela ce
« que vous désirez. Il y a longtemps que j'ai pris la
« résolution de ne rien imprimer sans permission, et je
« ne voudrais pas commencer à manquer à mon de-
ce voir pour vous désobliger. » Vous jugez bien qu'il
faut, outre cette lettre, le billet au sieur de Sanderson,
lequel je remettrai dans les mains d'un Anglais, pour le
représenter, en cas que Jore pût être accusé d'avoir reçu
14
242 VOLTAIRE
ces Lettres de moi ou de quelqu'un de mes amis. » -
Voltaire va nous apprendre pourquoi il prenait
toutes ces mesures. Le 3 juillet, il mande à Cideville :
« Je renvoie à Jore la dernière épreuve, avec une
petite addition. Je vous supplie de lui dire d'envoyer
aur-le-champ au messager, à l'adresse de Demoulin,
deux exemplaires complets, afin que je puisse faire
Verrata, et marquer les endroits qui exigeront des cap-
tons. Je prévois qu'il y en aura beaucoup. En voyant le
péril approcher, je commence un peu à trembler ; je
commence à croira trop hardi ce qu'on ne trouvera à
Londres que simple et ordinaire. J'ai écrit déjà à
Thieriot, à Londres, d'en suspendre la publication jus-
qu'à nouvel ordre. » En effet, le 24 juillet, il engagea
Thieriot à retarder la publication de l'édition anglaise,
délie de Jore étant achevée, le 26 juillet, il disait à
Formont : « Je vous prie, ou vous, ou votre ami Cide-
ville, de serrer sous vingt clefs ce magasin de scan-
dale que Jore vient d'imprimer, et qu'il n'en soit pas
fait mention jusqu'à ce qu'on puisse scandaliser les gens
impunément. »
Cependant voici que Voltaire écrit, le 24 avril 1134,
à Cideville : <r Ces maudites Lettres anglaises se débi-
tent enfin sans qu'on m'ait consulté, sans qu'on m'en ait
donné le moindre avis. On a l'insolence de mettre mon
nom à la tète. Je ne peux pas soupçonner Jore de m'a-
voir joué ce tour, parce que, sur le moindre soupçon,
il serait mis sûrement à la Bastille pour le reste de sa
vie ; mais je vous supplie de me mander ce que vous
en savez. » Le 8 mai, il est plus explicite: « Votre pro-
tégé Jore m'a perdu. Il n'y avait pas encore un mois
ET LES LIBRAIRES. 24&
qu'il m'avait juré que rien ne paraîtrait, qu'il ne ferait
jamais rien que de mon consentement ; je lui avais prêté
1,500 francs dans cette espérance ; cependant, à peine
suis-je à quatre-vingts lieues de Paris, que j'apprends
qu'on débite publiquement une édition de cet ouvrage,
avec mon nom à la tète. J'écris à Paris, je fais chercher
mon homme, point de nouvelles. Enfin, il vient chez:
moi et parle à Demoulin, mais d'une façon à se faire
croire coupable. Dans cet intervalle, on me mande que,
si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur-le-
champ l'édition à M. Rouillé. Que faire dans cette cir-
constance? Irai-je être le délateur de quelqu'un? et puis-
je remettre un dépôt que je n'ai pas? Je prends le parti
d'écrire à Jore, le 2 mai, que je ne veux être ni son dé-
lateur, ni son complice ; que s'il veut se sauver et moi
aussi, il faut qu'il remette entre les mains de Demou-
lin ce qu'il pourra trouver d'exemplaires, et apaiser au
plus vite le garde des sceaux par ce sacrifice. Cependant
il part une lettre de cachet, le 4 mai ; je suis obligé de
me cacher et de fuir. Vous pouvez engager la femme
de Jore à sacrifier cinq cents exemplaires, ils ont assez
gagné sur le reste, supposé que ce soient eux qui aient
vendu l'édition. » Le même mois, il dit : « J'ai décou-
vert enfin, à n'en pouvoir douter, que ce misérable a
tout fait, et qu'il m'a trahi cruellement. Il en vend
deux mille cinq à 6, à 8, à 10 livres pièce ; et moi je
suis proscrit. Lettre de cachet, dénonciation au parle-
ment, requête des curés, la crainte d'un jugement ri-
goureux : voilà tout ce qu'il m'attire. Au nom de Dieu,
parlez à ces gens-là, quand vous les verrez ; dites-leur
qu'ils avertissent leur fils de faire ce que je lui. marque-
244 VOLTAIRE
rai dans un billet, sans quoi il sera perdu. Surtout
qu'on vous remette jusqu'au moindre chiffon d'écriture
qu'on peut avoir de moi. » Le 5 juin, voici un incident
qui décharge Jore. C'est à Formont que Voltaire envoie
ces lignes : « J'apprends qu'un nommé René Josse fai-
sait encore une édition de ce livre, laquelle a été dé-
couverte. Ce René Josse a été dénoncé à Demoulin par
François Josse son parent. Ce François Josse a bien l'air
d'avoir fait lui-même, de concert avec son cousin René,
l'édition qui a fait tant de vacarme. Il y a grande appa-
rence que ce François Josse, qui a eu entre les mains
un des trois exemplaires que j'avais, et qui me Ta fait
relier, il y a deux mois et demi, en aura abusé, l'aura
fait copier, et l'aura imprimé avec René; que, depuis, la
jalousie qu'il aura eue de la deuxième édition de René,
l'aura porté à le dénoncer. Voilà ce que je conjecture ;
voilà ce que je vous prie de peser avec M. de Cideville.
Vous pouvez, après cela, avoir la bonté d'en parler à
Jore. S'il n'est pas coupable, il doit être charmé d'avoir
cette ouverture pour se justifier. Mais, coupable ou non,
il doit m'écrire ou me faire instruire des démarches
qu'il a faites; et, s'il ne le fait pas, je suis dans la
ferme résolution de le dénoncer au garde des sceaux,
et je le perdrai assurément. » C'est ce qui arriva.
Nous avons vu quel fut le sort de Jore et celui de René
Josse et de Duval, le 23 octobre 1734. Voltaire ne l'ap-
prit pas sans peine. C'est ce qu'atteste cet aveu qu'il
faisait, le 12 avril 1735, à Cideville : c Savez- vous
bien que tout ce grand bruit, excité par les Lettres
philosophiques, n'a été qu'un malentendu ? Si ce
malheureux Jore m'avait écrit dans les commence-
ET LES LIBRAIRES. 245
ments, il n'y aurait eu ni lettre de cachet, ni brû-
lure, ni perte de maîtrise pour Jore. Le garde des
sceaux a cru que je le trompais, et il le croit encore.
Je sais que Jore est à Paris, mais je ne sais où le trou-
ver. Il faudrait engager sa famille à lui mander de me
venir trouver ; peut-être qu'un quart d'heure de con-
versation avec lui pourrait servir à éclairer M. le garde
des sceaux, me raccommoder entièrement avec lui, et
rendre à Jore sa maîtrise, en finissant un malentendu
qui seul a été cause de tout le mal. »
Cité devant M. Hérault, lieutenant général de police,
Voltaire jura qu'il n'avait eu aucune part à l'édition de
ses Lettres philosophiques. Il lui était facile de le sou-
tenir. Au moment où il présidait aux trois éditions
faites à Londres, à Amsterdam et à Rouen, il avait pris
toutes ses précautions pour qu'on ne pût déterrer au-
cune trace de son écriture, aucun papier qui dût le
déceler. Il avait prévu que Jore serait mis à la Bastille
dès qu'on aurait tout découvert. Pour lui, il n'avait à
craindre qu'une lettre de cachet ; il avait trop d'amis
pour ne pas espérer se tirer d'affaire. C'était donc à
Jore à se tenir sur ses gardes, puisqu'il était intéressé
à ne pas trahir Voltaire. En laissant circuler des livres
imprimés sans autorisation, il s'exposait à être plongé
dans les cachots et à perdre sa maîtrise. Le danger
dans lequel, par son indiscrétion, il eût précipité Vol-
taire, le réduisait à être abandonné, et même à être dé-
noncé par lui. Comme le peu de profit qu'il aurait retiré
d'une vente clandestine ne saurait être comparé à l'a-
vantage qu'il trouvait à s'en référer aux. prescriptions
de Voltaire, il était à présumer que Jore n'avait pas eu
14.
946 VOLTAIRE
la folie de sacrifier sa fortune et son honneur au faible
gain d'un commerce illicite, et que l'imprudence avait
été commise par Voltaire, qui avait eu le tort de com-
poser un ouvrage dangereux, et qui ne l'avait livré à
l'impression que pour le répandre dans le public. •
Toutes les présomptions viennent justifier Jore. L'his-
toire aussi milite en sa faveur. C'est ce que nous allons
démontrer, grâce aux documents que nous fournissent
les Études sur la Russie, par M. Léouzon-Leduc, au-
quel nous renvoyons les lecteurs avides d'éclairer leur
religion sur tout ce qui a trait à Voltaire.
Il était naturel que Jore intentât un procès à Voltaire,
qui avait causé son emprisonnement et sa ruine. C'é-
tait un devoir pour lui de prouver que, s'il avait commis
une grave imprudence en imprimant un ouvrage sans
autorisation, il avait refusé d'en livrer les exemplaires
jusqu'à ce qu'on lui eût représenté l'autorisation qui loi
avait été promise le jour où il s'était hasardé à en com-
mencer l'impression ; et que, s'il s'en était répandu
des exemplaires, il fallait s'en prendre à l'auteur, qui
en avait re<;u deux ; et que, par conséquent, il était
fondé à demander des dommages et intérêts à Voltaire,
dont la mauvaise foi ou l'indiscrétion avait eu des suites
si déplorables.
Jore confia sa cause à un avocat nommé Bayle, et il
se disposa à publier un Mémoire où il exposait tous ses
griefs contre Voltaire. En attendant, il se hâta de prendre
ses sûretés, et fit saisir les rentes de Voltaire.
Voltaire porta plainte. 11 écrivit au lieutenant de po-
lice pour obtenir mainlevée des saisies faites sur ses
rentes. Il le pressa de pincer Jpre, et de lui défendre
ET LES LIBRAIRES. 347
de publier son Mémoire. 11 alla même jusqu'à le prier
d'engager, et au besoin de forcer Rayle de refuser .de
plaider la cause de Jore. Il allégua dans ses lettres que
les lois; les bonnes mœurs, l'autorité, tous les honnête*
gens étaient intéressés au châtiment de Jore.
Le lieutenant de police ne goûta pas ces raisons. l\
comprit qu'il n'était pas facile de prouver que Jore était
un fripon et un scélérat. 11 offrit sa médiation. Il était
sans doute persuadé que le rôle de Voltaire dans cette
affaire n'était pas sublime. Il engagea Voltaire à donner
1 ,000 livres à Jore pour assoupir tout de suite le procès.
Voltaire répondit qu'il n'était pas en état de verser une
somme aussi forte, et que transiger avec Jore ce serait
se déshonorer. Peut-être espérait-il que le lieutenant de
police débouterait Jore, sans lui accorder de dommages
et intérêts.
Sur ces entrefaites parut le Mémoire de Jore. Ce n'est
pas un monument d'éloquence, mais il est écrit avec
tant de modération, de naïveté, et appuyé de faits si
récents, qu'il semble réunir tous les caractères de la
vérité. Nous allons le reproduire, parce qu'il jette un
grand jour sur toute la vie de Voltaire, en même temps
qu'il illumine la question qui nous occupe. Jore s'ex-
prime ainsi :
« J'ai payé bien chèrement la confiance aveugle que
.j'ai eue pour le sieur de Voltaire. Ébloui par ses talents,
je me suis livré à lui sansréserve. J'y ai perdu ma fortune,
ma liberté, mon état. Dans ma triste situation, je me
suis adressé à lui et l'ai prié de me payer 1,400 fr. 5 s.
•qu'il me doit. Toutes sortes de motifs devaient l'en-
gager à ne pas balancer sur une demande aussi juste :
248 VOLTAIRE
l'équité, la commisération même pour un homme dont
il a causé la ruine. Quelle est la réponse que j'en ai
reçue? Des injures et des menaces. Le sieur de Vol taire
s'est néanmoins radouci : il a fait l'effort de •m' offrir
par degrés jusqu'à 100 pistoles. Dans tout autre temps,
je n'aurais pas hésité d'accepter son offre, je l'aurais
certainement préférée à la douloureuse extrémité de
traduire en justice un homme dont j'ai été moi-même
l'admirateur, et qui m'avait séduit par le brillant de
son imagination ; mais les pertes que j'ai essuyées me
mettent dans l'impossibilité d'en supporter de nou-
velles; ainsi, après avoir tenté toutes les voies de la
politesse, après m'être adressé à des personnes respec-
tables pour essayer de faire sentir au sieur de Voltaire
l'injustice et la bassesse de son procédé, je me suis vu
dans la dure nécessité de le citer devant les juges.
« Pour défense il m'oppose par écrit une fin de non*
recevoir, et emploie sa voix à publier dans le monde
qu'il m'a payé.
« C'est à cette alternative que je dois répondre. En
même temps que j'attaque le sieur de Voltaire pour le
payement d'une somme qu'il me doit, j'ai à me défen-
dre de la lâcheté qu'il m'impute de lui demander un
payement que j'ai reçu. Ma justification n'est pas ce qui
m'inquiète. Un compte exact des faits qui se sont passés
entre le sieur de Voltaire et moi effacera bientôt toute
idée de payement. Si le contre-coup en est cruel pour
le sieur de Voltaire, si le récit que je vais en faire con-
tient même des faits humiliants pour lui, qu'il se repro-
che de m'y avoir réduit, pour me laver d'une bassesse,
La conduite que j'ai toujours tenue avec lui fera bien
ET LES LIBRAIRES. 253
dèle? Était-il seulement coupable d'avoir trahi le secret
d'un homme qu'il avait séduit par l'assurance d'une
permission tacite, et d'avoir publié ce secret à qui avait
voulu l'entendre? Étais-je moi-même infidèle à ses
yeux? Le sieur de Voltaire crut effectivement que l'édi-
tion qui paraissait était la mienne. Pouvait-il le penser
lorsque j'avais refusé les 1,000 écus qu'il m'avait fait
offrir lui-même pour cette édition, et que j'avais dé-
claré que je ne consentirais jamais à la laisser répandre
sans le certificat de la permission? Était-il même pos-
sible que, versé comme il est dans l'imprimerie, il mé-
connût les différences de ces deux éditions, le papier,
les caractères, quelques termes même qu'il avait chan-
gés? Ou, au contraire, le sieur de Voltaire avait-il
résolu de me sacrifier? Piqué de mes refus, désespérant
également d'obtenir une permission et de me faire con-
sentir à laisser paraître son ouvrage sans me la rappor-
ter, ne me demanda-t-il les deux exemplaires que pour
en faire une autre édition et pour en rejeter sur moi
l'iniquité? J'avoue que c'est un chaos dans lequel je
n'ai jamais pu rien comprendre, parce qu'il est des
noirceurs dont je ne saurais croire les hommes ca-
pables. Ce qui est certain, c'est que deux jours après
avoir obtenu ma liberté, le magistrat à qui je la devais
me montra une seconde lettre de Voltaire dans laquelle,
en m'accusant de nouveau d'avoir fait disparaître mon
édition, il ajoutait que j'étais d'autant plus coupable
qu'il m'avait mandé de la remettre à M. Rouillé, et
m'avait offert de m'en payer le prix. Et ce qui est
encore certain, c'est que dans la lettre que l'on mettra
sous les yeux des juges à la suite de ce Mémoire, après
T. 11. 15
254 VOLTAIRE
avoir fait mention de cette autre lettre, par laquelle il
me marquait, dit-il. de remettre toute mon édition à
M. Rouillé, le sieur de Voltaire reconnaît de bonne foi
que j'étais à la Bastille lorsqu'il me récrivit, c'està-dire
qu'il a commencé par m accuser d'avoir rendu mon
édition publique; qu'ensuite, lorsque sur sa fausse dé-
nonciation j'étais à la Bastille, il m'a écrit de remettre
à M. Houille cette même édition que je n'avais plus, et
que par une double contradiction qui dévoile de plus
en plu* le dessein qu'il avait formé de me perdre, il a
voulu encore nie charger de n'avoir répandu l'ouvrage
dans le publie qu'après qu'il m'avait averti de le re-
mettre aux magistrats.
" Cependant je parvins à prouver l'imposture du
sieur de Voltaire. Je lis voir que l'édition n'était pas de
mon imprimerie et que je n'avais point de caractères
semblables, de façon que j'obtins ma liberté au bout de
quatorze jours.
<r Mais mon bonheur ne fut pas de longue durée.
Mon édition fut surprise et saisie, et j'éprouvai bien-
tôt une nouvelle disgrâce plus cruelle que la première.
Par arrêt du Conseil du mois de septembre (23 oc-
tobre) 1134, j'ai été destitué de ma maîtrise, déclaré
incapable d'être jamais imprimeur ni libraire.
« Tel est l'état où m'a réduit la malheureuse con-
liance que j'avais eue pour le sieur de Voltaire; état
d autant plus triste pour moi que je lui ai été plus
fidèle, puisque, indépendamment des 100 louis que j'ai
refusés pour cent exemplaires d'une personne dont
l'honneur m'était trop connu pour me laisser rien
appréhender de sa part, je ne voulus pas écouter la
ET LES LIBRAIRES. 255
proposition du sieur Châtelain, libraire d'Amsterdam r
qui, pour un seul exemplaire, m'offrit 2,000 francs,
avec une part dans le profit de l'édition qu'il en comp-
tait faire, et que mon scrupule alla même jusqu'à ne
vouloir pas permettre de prendre lecture de l'ouvrage
en ma présence à un ami qui avait apparemment appris
mon secret par la même voie qui en avait instruit tant
d'autres.
« Dans l'abîme où je me suis vu plongé par mon
arrêt, sans profession, sans ressource, je me suis
adressé à Fauteur de tous mes maux, persuadé que je
ne devais mes malheurs qu'au dérèglement de son ima-
gination, et que le cœur n'y avait point de part. J'ai été
trouver le sieur de Voltaire, j'ai imploré son crédit
auprès de ses amis, je l'ai supplié de l'employer pour
me procurer quelque moyen honnête de subsister et de
me rendre le pain qu'il m'avait arraché. Il m'a leurré
d'abord de vaines promesses. Mais bientôt il s'est lassé
de mes importunités, et m'a annoncé que je n'avais
rien à espérer de lui. Ce fut alors que, n'ayant plus de
grâce à attendre du sieur de Voltaire, si cependant ce
que je lui demandais en était une, j'ai cru pouvoir au
moins exiger de lui le payement de l'impression de son
livre. Pour réponse à la lettre que je lui écrivis à ce
sujet, il me fit dire de passer chez lui; je ne manquai
pas de m'y rendre, et, suivant son usage, il me proposa
de couper la dette par la moitié. Je lui répliquai ingé-
nument que je consentirais volontiers au partage à con-
dition qu'il serait égal; que j'avais été prisonnier à la
Bastille pendant quatorze jours, qu'il s'y fît mettre
sept; que l'impression de son livre m'avait causé une
<J5G V0LTA1RK
perte de 22,000 francs, qu'il m'en payât 11,000; qu'il
me resterait encore ma destitution de maîtrise pour
mon compte. Ma franchise déplut au sieur de Voltaire,
qui cependant, par réflexion, poussa la générosité jus-
qu'à m'oflrir 100 pis tôles pour solde de compte; mais
comme je ne crus pas devoir les accepter, mon refus
l'irrita; il se répandit en invectives, et alla même jus-
qu'à me menacer d'employer, pour me perdre, ce puis-
sant crédit dont son malheureux imprimeur s'était
vainement llatté pour sortir de la triste affaire où il
l'avait lui-même engagé.
« Voilà les termes où j'en étais avec le sieur de Vol-
taire, lorsque je l'ai fait assigner le 5 du mois dernier.
Les défenses qu'il m'a fait signifier méritent bien de
trouver ici leur place. Il a lieu, dit-il, d'être surpris de
mon procédé téméraire. Mon avidité me fait en même
temps tomber dans le vice d'ingratitude contre lui, et
lui intenter une action qui n'a aucun fondement, d'au-
tant qu'il ne me doit aucune chose, et qu'au contraire il
m'a fait connaître qu'il est trop généreux dans l'occa-
sion pour ne pas satisfaire à ses engagements. C'est
pourquoi il me soutient purement et simplement non
recevable en ma demande, dont je dois être débouté
avec dépens.
« C'est ainsi que le sieur de Voltaire, tion content de
vouloir me ravir le fruit de mon trauail, non content de
manquer à la reconnaissance et à la justice qu'il j
doit, m'insulte et veut me noircir du vice même qui le
caractérise. Ce trait ne suffit pas encore à sa malignité.
Il ose publier dans le monde qu'il m'a payé, et que,
dans l'appréhension que je sens qu'il devait peut-être
*>
ET LES LIBRAIRES. 257
se rallumer un feu caché sous la cendre, j'abuse de la
triste conjoncture où il se trouve pour faire revivre une
dette acquittée. Sous ce prétexte, il se déchaîne contre
moi, et sa fureur ne peut être assouvie, si ce faux déla-
teur n'obtient une seconde fois de me voir gémir dans
les fers. Assuré sur mon innocence, sur l'équité de ma
cause, sur la renommée de Voltaire, je n'ai été alarmé
ni de ses menaces, ni de ses vains discours; et, con-
vaincu par ma propre expérience à quel point il sait se,
jouer de sa parole, je n'ai pu me persuader que son
témoignage fût assez sacré pour me faire condamner
sans m'entendre.
« Je suis donc demeuré tranquille, et ne me suis
occupé que de ma défense. Je me dois à moi-même ma
propre justification. J'ai pensé que je ne pouvais mieux
l'établir qu'en rendant un compte exact des faits. Les
réflexions que je vais ajouter en prouveront la vérité :
en môme temps qu'elles feront cesser les clameurs du
sieur de Voltaire, elles jetteront sur lui l'opprobre dont
il cherchait à me couvrir, et engageront même à me
plaindre sur ma malheureuse étoile qui m'a procuré
une aussi étrange liaison. En effet, quelle fatale con-
naissance pour moi que celle du sieur de Voltaire ! Et
que penser de cet homme, dont il est également dange-
reux d'être ami comme ennemi ; dont l'amitié a causé
ma ruine et ma perte, et qui ne veut rien moins que
me perdre une seconde fois, s'il est possible, depuis
que, pour lui demander mon dû, je suis devenu son
ennemi?
« Maintenant il me reste à établir mes moyens et à
répondre aux objections du sieur de Voltaire. Mais, ne
<î> VOLTAIRE
rne prévient-on pas déjà sur ces deux objets? Après
les faits dont j'ai rendu compte, l'équité de ma cause
ne s'annonce-t-elle pas d'elle-même, et les défenses du
sieur de Voltaire ne sont-elles pas confondues d'avance?
Mes moyens sont ma demande. Après avoir été trompé,
trahi, ruiné par le sieur de Voltaire, je lai demande
au moins le prix de mon travail, le prix d'un ouvrage
que j'ai imprimé pour lui. et par ses ordres, que je n'ai
imprimé que sur la foi d'une permission tacite, que
fai refusé de laisser paraître, tant quon ne me rup-
porterait pas la permission des supérieurs, et qui effec-
tivement n'a jamais paru dans le public. Quelle est la
preuve de mon travail ? La lettre du sieur de Voltaire.
S'il me répond que dans sa lettre il n'a pas nommé
l'ouvrage que j'ai imprimé pour lui, je lui réplique que
je lui demande le payement d'un ouvrage que j'ai im-
primé pour lui et qu'il n'a point nommé dans sa lettre.
Le sieur de Voltaire ose publier qu'il m'a payé en me
remettant le manuscrit; mais sa lettre le confond, elle
prouve son imposture et sa mauvaise foi. Elle prouve
qu'il ne m'avait pas encore payé en 1134, lorsque
j'étais à la Bastille, et qu'il m'écrivait alors pour m'en
offrir le prix. Avancera-t-il qu'il m'a payé depuis? Sa
variation ne suffirait-elle pas pour prouver son infamie?
D'ailleurs, sa lettre opère un commencement de preuve
par écrit, et je demande, en vertu de l'ordonnance, à
être admis à la preuve par témoins. Je demande à prou-
ver que lorsque j'allai chez lui, le jour même que je
l'ai fait assigner, sa réponse fut que, n'ayant tiré aucun
profit de l'édition, il ne m'en devait que la moitié. Trou-
vera-t-on dans cette réponse, dont je suis prêt de rap-
ET LES LIBRAIRES. 259
porter la preuve, que l'offre qu'il me fit n'était que pour
se rédimer de ma vexation ? Il m'a, dit-il, depuis quatre
mois, fait toucher une gratification de 100 livres. Au-
rait-il été question de m'accorder une gratification s'il
m'eût dû quelque chose? Aurais-je pensé à l'en remer-
cier par une lettre? Maïs qu'il représente ma lettre, on
y verra le motif de cette gratification ; on y verra que
le sieur de Voltaire, alarmé d'un bruit qui se répandait
qu'on imprimait un de ses ouvrages que je ne nommerai
point, me chargea d'employer tous mes soins, tant à
Paris qu'au dehors, pour découvrir si ce bruit avait
quelque fondement, et que 100 livres furent la récom-
pense des mouvements que je m'étais donnés.
« Mais il en faut venir à la grande objection du sieur
de Voltaire, au reproche qu'il me fait de la perfidie la
plus noire, au reproche d'abuser de la conjoncture où il
se trouve, d'abuser d'une lettre qu'il a eu la facilité de
m'écrire, et que j'ai su tirer de lui sous prétexte de
solliciter ma réhabilitation; d'en abuser, dis-je, pour le
forcer, par la crainte d'un procès déshonorant, à me
payer une somme qu'il ne me doit pas, et à laquelle il
est hors d'état de satisfaire.
« C'est donc là le grand moyen du sieur de Voltaire,
ou plutôt le déplorable sophisme avec lequel il prétend
en imposer aux personnes les plus respectables! Car
enfin, la haine de ce reproche ne retombe-t-elle pas sur
son auteur? Et qu'ai-je à me reprocher, à moi qui ne
fais que demander mon dû? S'il est vrai que le sïeur de
Voltaire ne m'a pas payé, comme il n'est que trop cer-
tain, comme il est évident, comme j'offre d'en achever
la preuve, en quoi suis-je coupable de m'appuyer d'une
200 VOLTAIRE
lettre qui, en même temps qu'elle établit ma demande,
me justifie d'une calomnie ? Ces inconvénients sont-ils
mon fait? En puis-je être garant? Que ne me payait-il
sans me noircir dans le public du crime d'exiger deux
fois la même dette ? Ne devait-il pas être content de
tous les maux qu'il m'a causés, de m'avoir engagé
dans une affaire malheureuse, sur la fausse assurance
d'une permission, de m'avoir privé de ma liberté par sa
dénonciation calomnieuse, de m'avoir enlevé ma for-
tune et mon état, sans vouloir encore me ravir l'hon-
neur? ]Vai-je pas à rétorquer son argument contre
lui? N'ai-je pas à lui reprocher qu'il veut se faire un
rempart de sa lettre et des circonstances qu'elle ren-
ferme, non seulement pour me refuser le payement de
ce qui m'est dû, mais encore pour me rendre odieux et
pour accumuler contre moi calomnie sur calomnie? Et
lorsque le sieur de Voltaire a la hardiesse d'appuyer ses
faux raisonnements d'un mensonge aussi grossier que
celui de son indigence, lorsque, avec vingt-huit mille
livres de rente, indépendamment des sommes d'argent
qu'il a répandues dans Paris, il ose avancer qu'il est
hors d'état de payer une somme aussi considérable que
celle que je lui demande, se peut-il que quelqu'un se
laisse éblouir par ses artifices ? Ne se trahit-il pas lui-
même par cette nouvelle fausseté? Cette dernière cir-
constance ne montre-t-elle pas clairement ce qu'on doit
penser de toutes les autres ; et, dans toute la conduite
que le sieur de Voltaire a tenue avec moi, ne voit-on
pas un homme à qui rien n'est sacré, qui se joue de
tout et qui ne connaît point de moyens illicites, pourvu
qu'ils le mènent à son but?
ET LES LIBRAIRES. 261
« Enfin, le sieur de Voltaire m'oppose une fin de non-
recevoir. Il soutient que je suis mal fondé à lui de-
mander le payement d'une édition qui a pu être saisie.
Une fin de non-recevoir, c'est donc là la défense fami-
lière du sieur de Voltaire? C'est ainsi qu'il vient de
payer un tailleur pauvre et aveugle, à qui, comme à
moi, il oppose une fin de non-recevoir. Voilà donc le
payement qui m'était réservé et que ma malheureuse
confiance pour le sieur de Voltaire devait me procurer ?
Mais est-il recevable lui-même à m'opposer cette fin de
non-recevoir? Après m'avoir séduit par l'assurance
d'une permission verbale; après que je n'ai travaillé
que sur la foi de cette permission; après que, si je suis
coupable, je ne le suis que pour m 'être fié à la parole
du sieur de Voltaire, puisque dans tous les temps j'ai
refusé de laisser répandre l'édition jusqu'à ce que la
permission me fût montrée, et qu'effectivement elle n'a
jamais paru, de quel front le sieur de Voltaire ose-t-il
se faire une exception de ce qu'il m'a trompé? J'ai trop
de confiance dans l'équité des juges pour appréhender
qu'ils adoptent une défense aussi odieuse. J'espère
même que les personnes respectables qui honorent
de leur protection les talents du sieur de Voltaire me
plaindront d'avoir été séduit par ces mêmes talents, et
que, touchées de mes malheurs, elles pardonneront à
la nécessité de me défendre et de me justifier d'avoir
dévoilé des faits que l'intérêt seul ne m'aurait jamais
arrachés, et que je n'ai mis au jour qu'afin de ne
me pas laisser ravir l'honneur, le seul bien qui me
reste. *
Voici maintenant la lettre de Voltaire, si fréquem-
15.
2G2 VOLTAIRE
ment annoncée par Jore et si redoutée de son auteur
lui-même :
« Circy en Champagne, le 24 mars 1736.
« Vous me mandez, monsieur, qu'on vous donnera
des lettres de grâce, qui vous rétabliront dans votre
maîtrise, en cas que vous disiez la vérité qu'on exige
de vous sur le livre en question, ou plutôt dont il n'est
plus question (Lettres philosophiques). Un de mes amis,
très connu (Thieriot), ayant fait imprimer ce livre en
Angleterre uniquement pour son profit, suivant la per-
mission que je lui en avais donnée, vous en fîtes de
concert avec moi une édition en 1130 (1131).
« Un des hommes les plus respectables du royaume
(l'abbé de Rothelin), savant en théologie comme dans
les belles-lettres, m'avait dit en présence de dix per-
sonnes, chez M me de Fontaine-Martel, qu'en changeant
seulement vingt lignes dans l'ouvrage, il mettrait son
approbation au bas. Sur cette confiance, je vous fis
achever l'édition. Six mois après, j'appris qu'il se for-
mait un parti pour me perdre, et que d'ailleurs M. le
garde des sceaux ne voulait pas que l'ouvrage parût.
Je priai alors un conseiller au parlement de Rouen
(Cideville) de vous engager à lui remettre toute V édition.
Vous ne voulûtes pas la lui confier; vous lui dites que
vous la déposeriez ailleurs, et qu'elle ne paraîtrait ja-
mais sans la permission des supérieurs.
« Mes alarmes redoublèrent quelque temps après,
surtout lorsque vous vîntes à Paris. Je vous fis venir
chez M. le duc de Richelieu; je vous avertis que. vou§
seriez perdu si l'édition paraissait, et je vous dis ex-
ET LES LIBRAIRES. 263
pressentent que je serais obligé de vous dénoncer moi-
même. Vous me jurâtes qu'il ne paraîtrait aucun exem-
plaire, mais vous me dîtes que vous aviez besoin de
1,800 livres (1); je vous les fis prêter sur-le-champ par
le sieur Pasquier, agent de change, rue Quincampoix,
et vous renouvelâtes la promesse d'ensevelir l'édition.
« Vous me donnâtes seulement deux exemplaires,
dont l'un fut prêté à M me de***, et l'autre, tout décousu,
fut donné à François Josse, libraire, qui se chargea de
le faire relier pour M..., à qui il devait être confié pour
quelques jours.
« François Josse, par la plus lâche des perfidies,
copia le livre toute la nuit avec René Josse, petit li-
braire de Paris, et tous deux le firent imprimer secrè-
tement. Ils attendirent que je fusse à la campagne, à
soixante lieues de Paris (à Monjeu près d'Autun), pour
mettre au jour leur larcin. La première édition qu'ils
en firent était presque débitée, et je ne savais pas que
le livre parût. J'appris cette triste nouvelle et Findi-
gnation du gouvernement. Je vous écrivis sur-le-^hamp
plusieurs lettres, pour vous dire de remettre toute votre
édition à M. Houille et pour vous en offrir le prix. Je ne
reçus point de réponse ; vous étiez à la Bastille. J'igno-
rais le crime de François Josse; tout ce que je pus
faire alors fut de me renfermer dans mon innocence
et de me taire.
« Cependant René Josse, ce petit libpaire, fit en se-
cret une nouvelle édition; et François Josse, jaloux du
(1) Elles m'avaient été prêtées pour quatre mois, et jo les ai acquit-
tées au bout de dcu\. [Note de Jore.)
»;t VOLTAIRE
gain que son cousin allait faire, joignit à son premier
crime celui de faire dénoncer son cousin René. Ce der-
nier fut arrêté, cassé de sa maîtrise, et son édition con-
fisquée.
c Je n'appris ce détail que dans un séjour de quel-
ques semaines que je vins faire malgré moi à Paris,
pour mes affaires.
c J'eus la conviction du crime de François Josse.
J'en dressai un mémoire pour M. Rouillé. Cependant
cet homme a joui du fruit de sa méchanceté impuné-
ment. Voilà tout ce que je sais de votre affaire; voilà la
vérité devant Dieu et devant les hommes. Si vous en
retranchiez la moindre chose, vous seriez coupable
d'imposture. Vous y pouvez ajouter des faits que
j'ignore, mais tous ceux que je viens d'articuler sont
essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de
montrer ma lettre à M. le garde des sceaux; mais sur-
tout prenez bien garde à votre démarche, et songez
qu'il faut dire la vérité à ce ministre.
c Pour moi, je suis si las de la méchanceté des
hommes, que j'ai résolu de vivre désormais dans la
retraite, et d'oublier leurs injustices et mes malheurs. »
Le 30 mai suivant, Voltaire avouait à de Cideville
que cette lettre bien détaillée, bien circonstanciée, bien
regorgeante de vérité, était un avantage contre lui. Le
2 juillet, il lui manda qu'il était parvenu à la faire ar-
racher des mains de Jore, et qu'il ne devait cette faveur
qu'au pouvoir arbitraire. Mais elle était imprimée à la
Hiiite du Mémoire de Jore. Comment s'inscrire en faux
contre elle? Voltaire imagina de dire et de répéter
qu'elle lui avait été extorquée. C'est la seule raison un
ET LES LIBRAIRES. 265
peu plausible qu'il ait alléguée contre Jore. Il choisit
aussi un avocat nommé Robert pour lutter contre l'avo-
cat Bayle. Au Mémoire de Jore, il riposta par un Mé-
moire en forme. Il avait à démontrer que le Mémoire
de Jore n'était qu'un factum et que Jore n'était qu'un
fripon, comme il l'avait avancé dans toutes ses lettres.
L'a-t-il fait? non. Il prodigue les injures, les grossiè-
retés; il se perd dans un dédale de niaiseries et de-
meure toujours en dehors de la question. Il prend sa
colère pour son droit, les accès de sa passion pour des
arguments, sa fureur pour un plaidoyer. Malgré tout
son esprit, son impudence et son courroux, il ne détruit
aucun des griefs de Jore. Aussi ne convainquit-il pas
ses juges. Ils répugnaient à prolonger des débats qui
allaient provoquer des révélations injurieuses à celui
qu'ils auraient voulu sauver. Le lieutenant de police en
revint à sa transaction. Jore s'adressa alors au garde
des sceaux. Voltaire aussitôt d'invoquer l'indulgence du
garde des sceaux et de le prévenir contre Jore. Celui-ci
comprit qu'il lui serait difficile de l'emporter sur un
écrivain qui avait des protecteurs si puissants. Il allait
se désister sur la parole d'honneur que lui donna le
lieutenant de police qu'on lui rendrait sa maîtrise. Mau-
repas trancha la question en déboutant Jore de sa de-
mande, mais en condamnant Voltaire à payer 800 livres
d'aumônes, ce qui était une flétrissure dans ce temps-là.
Aussi Voltaire s'écriait-il : « Donner 500 livres d'au-
mônes, c'est signer ma honte. » Il désespéra de voir
casser cet arrêt. Il essaya de se soustraire à ses effets,
en prétextant que sa fortune ne lui permettait pas de
trouver 500 pistoles. Mais il fut forcé de les lâcher.
200 VOLTAinK
Jure était ruiné, mais il lui restait l'honneur, et par
conséquent l'espoir d'obtenir un jour justice. Voltaire
n'avait perdu que oOO livres, mais il était flétri pour
toujours. L'arrêt qui l'avait déshonoré prouvait l'im-
possibilité où il avait été de donner un démenti au Mé-
moire de Jore en présence des magistrats. Il comprit
que personne ne regarderait comme un factum un plai-
doyer demeuré sans réponse. Il s'ingénia donc à en
obtenir la suppression. Il recourut encore une fois au
lieutenant de police. Jore refusa d'abord de se sou-
mettre au caprice d'un pouvoir arbitraire. Il finit par
désavouer son Mémoire, dans une lettre du 20 décem-
bre 1738, insérée dans les pièces justificatives de toutes
les éditions de la Vie de Voltaire par Condorcet.
Quel cas faut-il faire de ce désaveu tardif? Jore
n'avait pas eu l'intention de noircir Voltaire, mais d'ob-
tenir des dommages et intérêts qu'il était en droit de
demander. Sa misère le mettait dans la nécessité de
souscrire à toutes les conditions qui lui seraient propo-
sées. Il importait à Voltaire, non pas seulement de faire
supprimer le Mémoire de Jore, mais d'amener Jore à le
désavouer par une lettre ostensible. C'était le seul
moyen qu'il eût à opposer à ses ennemis, qui lui repro-
chaient sans cesse l'arrêt qui l'avait déshonoré et le
Mémoire qu'il n'avait pu réfuter. Il se trouva amené à
quelques sacrifices pour se réhabiliter aux yeux de la
société. Ainsi s'explique un désaveu qui contentait les
deux parties.
Que fit donc Voltaire en faveur de Jore? Il lui accorda
une pension. Wagnière (p. 31) le certifie, mais il ne
nous apprend pas à quelle somme elle s'élevait. Tout
ET LES LIBRAIRES. 267
prouve que Voltaire ne sut pas noblement dédommager
Jore de la misère dans laquelle il le précipita pour
jamais. Le 3 juin 1743, Jore le remercie des 300 livres
qu'il lui a envoyées. Plus tard il est forcé de recourir à
lui. Ainsi le 20 octobre 1168 il lui mande : « Monsieur,
grâce à la pension que vous avez la bonté de me faire,
je me suis trouvé en état de subsister à Milan, joint à
quelques écoliers que j'avais, auxquels j'aidais à se
perfectionner dans la langue française, et qui, mal-
heureusement pour moi, quittent cette ville pour voya-
ger. Dans quel état vais-je me trouver, grand Dieu,
privé de ce secours! Je vous fus autrefois utile pour
écrire sous votre dictée; ne pourrais-je plus vous être
d'aucune utilité? Si Milan était un endroit où l'on im-
primât en français, je pourrais m'y occuper à corriger
des épreuves, et par cette occupation me garantir de la
misère qui me menace, et que vous pourriez me faire
éviter, monsieur, en m'appelant auprès de vous, où je
me persuade que vous devez avoir quelqu'un qui peut
vous être moins nécessaire que je pourrais vous l'être.
J'espère, monsieur, que, réfléchissant sur mon état
présent, et combien il est différent de celui dans lequel
vous m'avez vu, vous vous porterez à le soulager, d'au-
tant que ce changement ne m'est arrivé ni par liber-
tinage, ni par mauvaise conduite. Lorsque M. de Cide-
ville me procura l'honneur de vous connaître, il n'envi-
sageait, ainsi que moi, que d'augmenter ma fortune;
aurait-il pu prévoir l'injustice que l'on m'a faite, et
que ma ruine totale devait s'ensuivre? Je me flatte que,
touché de mon triste sort, vous m'honorerez d'une ré-
ponse qui dissipera cet avenir affreux que j'envisage,
208 VOLTAIRE
et que je ne puis éviter sans vos bontés. » Nouvelle
lettre, le 23 avril suivant : t A mon retour des îles Bor-
romées, où son excellence M. le comte Frédéric m'a
gardé trois semaines, pour y prendre l'air, et me re-
mettre de la maladie que j'ai eue, MM. Origoni et Para-
viccini m'ont remis 25 scquins de Florence par votre
ordre, dont je leur ai donné reçu. Je ne puis assez vous
en marquer ma reconnaissance, et vous ne pouviez m'en-
voyer plus à propos ce secours, manquant de linge et
d'habits. Quoique votre générosité portât l'ordre de me
compter ce que j'aurais besoin, sans en limiter la somme,
j'ai cru ne devoir pas abuser de vos bontés, et j'ai, sur
l'instant même, employé ces 25 sequins en un habit
que j'ai trouvé sur ma taille, et en quatre chemises que
je fais faire ; ce qui me mettra au moins en état de pa-
raître décemment dans les maisons de condition où l'on
a la bonté de m'admettre. J'y ai fait part de vos bontés,
et l'on m'a loué de n'avoir exigé que cette somme,
quoique votre générosité ne l'eût pas bornée. Que je fini-
rais avec tranquillité ma carrière, au cas que j'eusse le
malheur de vous survivre, si vous vouliez bien réas-
surer de quoi supporter l'état affreux de ma situation,
état que j'ai si peu mérité ! Je l'espère de vos bontés. »
Dernière lettre, datée du 25 septembre 1113, à Milan :
« Vivement pénétré de gratitude et transporté de joie, je
vous remercie de la consolante promesse que vous me
faites de me tirer de ma misère, et des 8 louis que vous
m'avez envoyés. Ils ne pouvaient m'arriver plus à pro-
pos pour me tirer du plus grand embarras. » Voltaire
ne devait-il pas procurer un emploi à Jore? Ne pou-
vait-il pas le recueillir à Ferney?
ET LES LIBRAIRES. 2Ô9
La générosité de Voltaire envers Jore se borna à
l'empêcher de mourir de faim.
XI. ^- Mort de Voltaire.
Voltaire était connu jusqu'aux extrémités de la
terre. La société semblait ne respirer que pour exalter
ou maudire sa puissance. Les peuples ne se nourris-
saient que de ses doctrines. Les monarques et les
princes s'étaient faits ses courtisans les plus assidus, et
lui envoyaient à l'envi de l'or et des présents de toute
espèce. L'empereur d'Autriche avait dédaigné de le
visiter ; mais Frédéric le Grand lui avait affectueuse-
ment baisé la main, et Louis XVI lui conservait encore
le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du
roi. Toutes les intelligences s'inclinaient devant l'omni-
potence de sa plume. Il avait voulu être riche : repré-
sentations de comédies et de tragédies ; publication
d'ouvrages de tous les genres et de tous les formats ;
pensions sur le trésor royal, sur la cassette de la reine
et sur celle du duc d'Orléans ; loteries ; trafic de ta-
bleaux et de diamants ; commerce de blés ; traités avec
les libraires des principales villes de la France, de
l'Angleterre, de la Hollande, de la Suisse et de l'Allema-
gne; fournitures de vivres et d'habits pour les armées;
actions ; intérêts sur les vaisseaux ; contrats ; billets à
ordre; placements en viager et sur hypothèque; traites;
change de monnaie; négociations diplomatiques ; res-
criptions; bail emphytéotique ; défrichement de vastes,
bruyères; culture de trois domaines considérables;
270 MORT
lods et ventes; dime; fondation de manufactures ; vente
de maisons; jeu; démarches d'espion: spéculations
peu délicates; stellionat; voire même friponneries des
plus honteuses ; exploitation de toutes les conditions
de la nature humaine, depuis ses valets de chambre-
secrétaires jusqu'à ses parents et à ses amis, depuis
le pauvre diable d'auteur jusqu'aux cardinaux et aux
papes, depuis l'acteur et le manœuvre jusqu'à l'au-
tocratrice de toutes les Russies : en un mot, aucune
relation, aucun genre de gain licite ou illicite, n'échap-
pèrent à sa dévorante activité pour devenir million-
naire, comte et seigneur, et le plus opulent des hommes
de lettres. Il aimait le faste, mais le faste qui ne lui
coûtait rien, et il passa sa jeunesse de château en
château ; dans la maturité de son âge, il vit une prési-
dente, une baronne et une marquise s'empresser de
mépriser toutes les convenances pour le recueillir dans
leurs somptueuses demeures; à la cour de Berlin, on
lui céda l'appartement d'un maréchal, et on alla jus-
qu'à le monseigneuriser, suivant les Lettres de La
Beaumelle; enfin, propriétaire de deux lieues de terrain,
il obtint de ne payer ni impots ni ports de lettres, de ne
loger aucun soldat, et sa colonie fut patronnée par tous
les cabinets, au point que Turgot, suivant la page 221
du tome II de la Correspondance secrète, proposa à
Louis XVI d'ériger en marquisat la contrée de Ferney. .
Il avait été embrasé du désir de s'illustrer, et il put ca-
cher ses trésors sous une pyramide de couronnes dé lau-
riers; aucun écrivain n'exerça plus d'influence par la
multitude et la variété de ses productions. Les critiques
les ridiculisaient, les évoques les anathématisaient, les
DE VOLTAIRE. 271
parlements les condamnaient, les douaniers les confis-
quaient, les bourreaux les brûlaient; mais les ministres
et les ambassadeurs les dévoraient, les mettaient sous
leur couvert et leur faisaient passer les frontières et
traverser les mers pour aller ébranler tous les trônes
et révolutionner toutes les têtes du monde.
De sa plume il s'était fait un sceptre avec lequel il
gouvernait despotiquement presque toutes les intelli-
gences. Aussi se crut-il assez fort pour lutter face à face
avec le successeur de Charlemagne et de Louis XIY. Le
10 février 1718, il descendit vis-à-vis des Tuileries,
dans l'hôtel du marquis de Villette, et s'y installa dans
le boudoir le plus profane et le plus voluptueux de la
capitale. A cette nouvelle, Versailles, étonné de son
audace, n'osa pas lui résister. On préféra la paix à une
bataille dont le succès était incertain. La reine, re-
marque M me Campan dans ses Mémoires (t. I or , p. 181),
n'aurait pas répugné à recevoir le voyageur dans ses
grands appartements; le roi s'y opposa. Ne pouvant
l'accueillir dans son palais, elle voulut, au dire de la
Correspondance secrète (t. VI, p. 49), qu'on lui impro-
visât à la Comédie française une loge tapissée comme
la sienne, afin d'avoir l'occasion de s'entretenir avec
lui; nouveau refus de la part du roi. Mais il laissa croire
et imprimer que c'était d'après ses ordres que le comte
d'Angivilliers avait chargé Pigalle de faire le buste de
Voltaire. Il permit de jouer Irène sous ses yeux, et il
n'empêcha pas la reine d'assister avec toute la famille
royale et toute la cour à la première représentation, qui
en fut donnée à Paris.
Là, chaque jour devint un jour de fête pour Voltaire.
272 MORT
A peine fut-il arrivé, que plus de trois cents personnes
s'empressèrent de l'adorer. Tout le Parnasse s'y trouva,
depuis le bourbier jusqu'au sommet. Les comédiens
vinrent en corps, sous la conduite de Belcourt, lui rendre
leurs hommages, et se mirent à sa disposition chaque
fois qu'il manifesta le désir de voir répéter Irène en sa
présence. L'Académie l'envoya complimenter par le
prince de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel; la
plupart de leurs confrères les accompagnèrent. Tout
Paris suivit leur exemple et sembla se donner rendez-
vous chez lui. Il fut honoré comme un souverain. Le
comte d'Argentul et le marquis de Villette se consti-
tuèrent ses chambellans; pour gentilshommes, il eut le
maréchal de Richelieu, le marquis de Villevieille, le
marquis de Thibouville, le marquis de Condorcet; La
Harpe et Dalembcrt lui servirent de majordomes. Parmi
ses courtisans on distinguait M 110 Clairon, M ,,e Arnoux,
M mc Necker, M me de Saint-Julien, née comtesse de la
Tour-du-Pin de Charce, la chevalière d'Eon, la comtesse
du Barri, la comtesse de Genlis, la comtesse Jules de
Polignac, la comtesse Amélie de Boufflers, la marquise
du Deffand, la duchesse de Lauzun, la duchesse de Cossé,
Mercier, Barthe, Duvernct, de Saint-Ange, Balbastre,
Vernet, Gluck, Goldoni, Francklin, Turgot, Necker, le
chevalier Duvivier, le baron Grimm, le comte de Moran-
giès et la famille Dupuits. Le salon ne désemplissait pas;
il y avait en tout temps une telle affluence de monde
qu'on étouffait. Ceux qui n'y entraient pas déclinaient
leurs noms et leurs qualités chez le suisse. Trente cor-
dons bleus s'y firent inscrire à l'occasion de la première
représentation dlvène. Le duc d'Orléans invita deux
DE VOLTAIRE. 273
fois Voltaire à assister à une représentation sur son
théâtre privé. Voltaire n'eut pas à se repentir d'avoir
visité le Palais-Royal. Il y fut salué, adulé, applaudi
à tout rompre. M me de Montesson alla le recevoir dans
sa loge, avec le duc d'Orléans, son mari ; elle l'embrassa
et le combla de caresses. Le duc et la duchesse de
Chartres le forcèrent de s'asseoir devant eux et s'entre-
tinrent longtemps avec lui. Le comte de Maurepas et le
maréchal de Richelieu le conduisirent chez Bufîon, qui
avait eu la précaution d'étaler sur une table tous ses
fossiles, afin de lui donner une leçon de géologie dans
les galeries du Cabinet d'histoire naturelle. Tous les
beaux esprits, toutes les femmes les plus distinguées
l'acclamèrent à l'Académie des sciences et le condui-
sirent jusqu'à son carrosse, après une séance à laquelle
il avait assisté à côté de Franklin dans une des places
réservées aux membres honoraires. Une députation de
quarante francs-maçons l'ayant pressé de se laisser
initier à leurs mystères, il leur accorda de bon cœur
cette satisfaction. Il se transporta donc lui-même à la
Loge des Neuf-Sœurs, y jura tout ce qu'on voulut, se
prêta à tout ce qu'on lui demanda. Il écouta sans bâiller
des vers de la Dixmerie, et daigna manger à la table de
tous ses Frères avec toute la convenance d'un néophyte.
Puis il les quitta sans rire, et fut fidèle au secret de la
secte.
Quant aux honneurs qui lui furent rendus à l'Aca-
démie française, où son portrait triomphait au-dessus
du fauteuil qu'il fut forcé d'occuper, et à ceux qui l'at-
tendaient à la Comédie française, ils tinrent du culte.
Grimm en parlait en ces termes : « Non, je ne crois pas
274 MOHT
qu'en aucun temps le frênie et les lettres aient pu s'ho-
norer d'un triomphe plus flatteur et plus touchant que
celui «lout M. «Je Voltaire vient de jouir. Cet illustre
vieillard a paru aujourd'hui pour la première fois à
l'Académie et au spectacle. Son carrosse a été suivi dans
les cours du Louvre par une foule de peuple empressée
à le voir. Il a trouvé toute> les portes, toutes les avenues
de l'Académie a>siéi!ées d'une multitude qui ne s'ouvrait
que lentement à son passage et se précipitait aussitôt
.sur ses pas avec des applaudissements et des acclama-
tions multipliées. L'Académie est venue au-devant de lui
jusque dans la première salle, honneur qu'elle n'a ja-
mais fait à aucun de ses membres, pas même aux princes
étrangers qui ont daigné assister à ses assemblées. On
l'a lait asseoir à la place du directeur, et par un choix
unanime on l'a pressé de vouloir bien en accepter la
charge, qui allait être vacante. Quoique l'Académie soit
dans l'usage de faire tirer celte charge au sort, elle a
jugé, sans doute avec raison, que déroger ainsi à ses
coutumes en faveur d'un grand homme, c'était suivre
en effet l'esprit et les intentions de leur fondateur.
M. de Voltaire a reçu celte distinction avec beaucoup
de reconnaissance. L'assemblée était aussi nombreuse
qu'elle pouvait l'être. Les hommages que M. de Voltaire
a reçus à l'Académie n'ont été que le prélude de ceux
qui l'attendaient au Théâtre de la Nation. Sa marche
depuis le vieux Louvre jusqu'aux Tuileries a été une
espère de triomphe public. Toute la cour des princes,
qui est immense, jusqu'à l'entrée du Carrousel était
remplie de monde; il n'y en avait guère moins sur la
grande terrasse du jardin, et cette multitude était com-
DE VOLTAIRE. 275.
posée de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Du
plus loin qu'on a pu apercevoir sa voiture, il s'est élevé
un cri de joie universel; les acclamations, les batte-
ments de mains, les transports ont redoublé à mesure
qu'il approchait; et quand on l'a vu, ce vieillard res-
pectable, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux
bras, l'attendrissement et l'admiration ont été au comble.
La foule se pressait pour pénétrer jusqu'à lui; elle se
pressait davantage pour le défendre contre elle-même.
Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croi-
sées étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à
peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et
même jusque sur les roues pour contempler la divinité
de plus près. Dans la salle même, l'enthousiasme du
public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin,
a paru redoubler encore lorsque M. de Voltaire, placé
aux secondes dans la loge des gentilshommes de la
chambre, entre M me Denis et M 110 de Villette, le sieur
Brizard est venu apporter une couronne de lauriers
que M ,nc de Villette a posée sur la tète du grand
homme, mais qu'il a retirée aussitôt, quoique le public
le pressât de la garder par des battements de mains
et par des cris qui retentissaient de tous les coins de
la salle avec un fracas inouï. Toutes les femmes étaient
debout. Il y avait plus de monde encore dans les cor-
ridors que dans les loges. Toute la Comédie, avant la
toile levée, s'était avancée sur les bords du théâtre.
On s'étouffait jusqu'à l'entrée du parterre, où plusieurs-
femmes étaient descendues, n'ayant pas pu trouver
ailleurs des places pour voir quelques instants l'objet
de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie
270 MOI5T
du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre
à genoux, désespérant de le voir d'une autre ma-
nière. Toute la salle était obscurcie par la poussière
qu'excitaient le tlux et le rellux de la multitude agitée.
Ce transport, cette espèce de délire universel a duré plus
de vingt minutes, et ce n'est pas sans peine que les
comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce.
C'était Irène; jamais elle n'a été moins écoutée; jamais
elle n'a été plus applaudie. La toile baissée, les cris,
les applaudissements se sont renouvelés avec plus de
vivacité que jamais. L'illustre vieillard s'est levé pour
remercier le public, et l'instant d'après on a vu sur un
piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand
homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en
cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes
à la main ; tout le public qui se trouvait dans les cou-
lisses derrière eux, et dans renfoncement de la scène
les gardes qui avaient servi dans la tragédie. Brizard a
posé la première couronne sur le buste; les autres ac-
teurs ont suivi son exemple, et après l'avoir ainsi cou-
vert de lauriers (et de baisers, suivant d'autres rela-
tions), M mc Vestris s'est avancée sur le bord de la scène
pour adresser au dieu même de la fête des vers; le
public y a trouvé une partie des sentiments dont il était
animé, et cela suffisait pour les faire recevoir avec
transport. On les a fait répéter, et il s'en est répandu
mille copies dans un instant. Le buste est resté sur le
théâtre, chargé de lauriers. Le moment où M. de Vol-
taire est sorti du spectacle a paru plus touchant encore
que celui de son arrivée; il semblait succomber sous le
faix de l'âge et des lauriers dont on venait de charger
DE VOLTAIRE. 277
sa tête. Il paraissait vivement attendri ; ses yeux étin-
celaient encore à travers la pâleur de son visage, mais
on croyait voir qu'il ne respirait plus que par le senti-
ment de sa gloire. Toutes les femmes s'étaient rangées
et dans les corridors et dans les escaliers sur son pas-
sage; elles le portaient pour ainsi dire dans leurs bras :
c'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à la portière de son
carrosse. On Ta retenu le plus longtemps qu'il a été
possible à la porte de la Comédie. Le peuple criait :
« Des flambeaux, des flambeaux, que tout le monde
puisse le voir! » Quand il a été dans sa voiture, la foule
s'est pressée autour de lui ; on est monté sur le marche-
pied, on s'est accroché aux portières du carrosse pour
lui baiser les mains. On â supplié le cocher d'aller au
pas, afin de pouvoir le suivre, et une partie du peuple
l'a accompagné ainsi jusqu'au Pont-Royal. » Les plus
fervents tâchaient de toucher ses vêtements, de baiser
ses mains, de caresser, ses chevaux ; dans un élan de
dévotion, ils proposèrent de les dételer afin de traîner
eux-mêmes son carrosse, qui semblait avoir été com-
mandé pour la circonstance, car il était couleur d'azur
et tout parsemé d'étoiles d'or, absolument comme le
char de l'Empirée. Le burin reproduisit toutes les scènes
du couronnement de Voltaire.
On ne pouvait se rassasier de le voir, de le glorifier,
de le fêter. On était devenu fou de lui. Il était le sujet
de toutes les conversations. Chez lui, il était accablé de
visites et de vers. Le peuple l'attendait à sa porte et
stationnait sur les quais pour jouir de sa présence. Il ne
lui fut plus possible de garder l'incognito. Qu'il se rendît
au théâtre ou à l'Académie, tout le monde suivait son
16
278 MOHT
carrosse, qu'on distinguait de loin. Sortait-il à pied, son
habit de velours, ses fourrures, et surtout son immense
perruque noire, qui eut le privilège de ne ressembler
qu'il celle de Bachaumont, attiraient tous les gamins du
quartier ; puis accouraient les savoyards, les bouqui-
nistes, les poissardes, les badauds; ils s'acharnaient
après lui; ils le suivaient comme l'ombre; ils l'entou-
raient, le pressaient, l'étourdissaient de leurs bruyants
applaudissements. Ils l'amenèrent à confesser qu'il n'y
avait plus d«* Welches, et que les Français étaient res-
suscites.
A qui s'adressaient tous ces honneurs rendus à un
vieillard qui avait publié tant d'ouvrages, et qui ne se
montrait qu'appuyé sur les bras soit de l'incestueux
d'Ai-gental; soit de Villette, ce fanfaron d'immondes or-
gies et de sodomie; soit de Thibouville, non moins
fameux par sa dépravation, et soit de Richelieu, dont
le nom rappelle toutes les débauches, toutes les turpi-
tudes, toutes les infamies de plusieurs générations? Les
comédiens acclamaient l'auteur de Mérope, de Zaïre,
d'OKdipe; les beaux esprits glorifiaient le poète de la
llenriade ; mais presque tous courtisaient le chantre de
la Pucelle, si Ton en croit buvernet et Condorcet. Ce
fut le peuple qui le premier osa crier : Vive la Pucelle!
Ce fut dans les rues et le jour même de son couronne-
ment que Voltaire entendit ce cri. Il tressaillit d'allé-
gresse, et ne put s'empêcher d'avouer qu'après tant
d'ovations il ne lui restait plus qu'à mourir.
La Pucelle était en effet l'ouvrage qu'il avait le plus
longtemps corrigé et dont il s'applaudissait le plus, dit
Cliabanon (p. 150); c'était celui qu'il aimait à lire à
DE VOLTAIRE. 279
ceux qu'il estimait; c'était celui qu'il faisait copier pour
ceux qui l'adoraient; c'était celui qu'il demandait pour
le distraire dans ses souffrances ou ses moments d'en-
nui, suivant Wagnière (p. 25). Longchamp rapporte
(p. 188) que la marquise du Chastelet avait essayé de
l'imprimer elle-même; le 6 avril 1743, Frédéric écrivait
à l'auteur : « La Pucelle, la Pucelle, et encore la Pw-
celle! pour l'amour de Dieu, ou plutôt pour l'amour de
vous-même, envoyez-la-moi. » Des ducs avaient donné
jusqu'à 600 livres pour en avoir un exemplaire authen-
tique. Malgré ces suffrages, Voltaire avait avoué, le
8 septembre 1154, à d'Argental, « qu'il n'y avait que
trop de copies de cette dangereuse plaisanterie, et que
ce serait une bombe qui crèverait tôt ou tard pour l'écra-
ser. » 11 n'y tint plus, quand il vit prôné, dans les rues,
sur les quais, dans les cours du Louvre et le long des
Tuileries un poème qu'il avait été forcé de désavouer.
Ce concert de louanges acheva d'épuiser ses forces.
Bientôt il défaillit sur son lit, et il reconnut qu'il allait
mourir. Dès lors, à toutes les représentations, les ac-
teurs durent donner des nouvelles de sa santé. L'aca-
démie décida qu'à chaque séance elle enverrait une
députation s'informer de son état. Tronchin prit l'ha-
bitude de venir deux fois chaque jour le visiter; dans
la crainte qu'il ne se méprit sur la situation du mori-
bond, on lui adjoignit le docteur Lorry. Ce fut à qui
trouverait les meilleurs remèdes. Le duc de Richelieu
indiqua des calmants qui l'avaient souvent sauvé. Vol-
taire en demanda; mais il en prit une dose si forte, qu'il
se trouva en peu de jourô à l'extrémité.
Depuis qu'il était arrivé, les journaux ne s'étaient
2*0 MORT
occupés que de lui. Ils avaient annoncé dans quel accou-
trement il recevait et rendait les visites, à quelle heure
il .se levait et se couchait, quels personnages il avait
accueillis, quelles démarches il avait faites ou s'était
proposé de faire, quels honneurs l'avaient le plus flatté.
Ils avaient recueilli tous ses bons mots et dressé pro-
cès-verbal de lous ses accès de colère et de tous ses
moments de bonne humeur. A peine fut-il en danger,
qu'ils donnèrent des détails sur la nature de son hémor-
ragie, sur la couleur de ses crachats, sur le son de sa
toux, sur la durée de ses assoupissements, sur le dan-
ger de sa strangurie, sur le nombre des saignées qu'il
supporta, sur la quantité de tisane ou de bouillon coupé,
ou de café qu'il avala, sur la manière dont il digérait de
la purée de fèves, sur l'effet soit des œufs brouillés,
soit du lait d'ûnesse, soit de la gelée d'oranges qu'il
prit successivement. Ils constatèrent aussi comment,
parmi tant de prélats et de prêtres qui ambitionnaient
l'honneur de le ramener dans le giron de l'Église, il
fut réservé à un ex-jésuitc, alors aumônier de l'hôpital
des Incurables, d'entendre la dernière confession d'un
philosophe qui avait été élevé et protégé par les jé-
suites, et qui avait eu pendant plus de dix ans un jésuite
pour aumônier. Mais ils sont moins explicites sur sa
contenance en face de la mort. Duvernet, Condorcet,
l'Espion Anglais, les Lettres de M me du Deffant, les
Mémoires de Bachaumont et ceux de Wagnière, la Cor-
respondance littéraire de Grimm et celle de La Harpe,
qui nous ont fourni toutes les particularités précédentes
sur le séjour de Voltaire à Paris, n'ont parlé qu'avec
réserve de sa dernière heure, et même leurs relations
DE VOLTAIRE. 283
A quoi bon venir nous prononcer notre sentence? elle
s'exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s'en
mêlent. On dit quelquefois d'un homme : Il est mort
comme un chien; mais vraiment un chien est très heu-
reux de mourir sans tout cet attirail dont on persécute
le dernier- moment de notre vie. Si on avait un peu de
charité pour nous, on nous laisserait mourir sans nous
en rien dire. Ce qu'il y a de pis encore, c'est qu'on est
entouré alors d'hypocrites qui vous obsèdent pour vous
faire penser comme ils ne pensent point, ou d'imbéciles
qui veulent que vous soyez aussi sots qu'eux; tout cela
est bien dégoûtant. Le seul plaisir de la vie, à Genève,
c'est qu'on peut y mourir comme on veut; beaucoup
d'honnêtes gens n'appellent point de prêtres. On se tue,
si on veut, sans que personne y trouve à redire ; ou l'on
attend le moment, sans que personne vous importune. »
C'est le 31 auguste que furent signées ces dernières li-
gnes : « Les derniers moments sont accompagnés, dans
une partie de l'Europe, de circonstances si dégoûtantes
et si ridicules, qu'il est fort difficile de savoir ce que
pensent les mourants. Ils passent tous par les mêmes
cérémonies. Il y a eu des jésuites assez impudents pour
dire que M. de Montesquieu était mort en imbécile, et ils
s'en faisaient un droit pour engager les autres à mourir
de même. Il faut avouer que les anciens, nos maîtres en
tout, avaient sur nous un grand avantage; ils ne trou-
blaient point la vie et la mort par des assujettissements
qui rendent l'une et l'autre funestes. On vivait, du
temps des Scipion et des César, on pensait et on mou-
rait comme on voulait; mais, pour nous autres, on nous
traite comme des marionnettes. »
DE VOLTAIRE. 28?>
ma place, qu'il ferait bien de se conduire en cette cir-
constance comme tous les philosophes qui l'avaient
précédé, entre autres, comme Fontenelle et Montes-
quieu, qui avaient suivi l'usage. Il approuva beaucoup
ma réponse. « Je pense de même, me dit-il ; il ne faut
« pas être jeté à la voirie, comme j'y ai vu jeter la
t pauvre Lecouvreur. » Il avait beaucoup d'aversion
pour cette manière d'être enterré. En conséquence, il
prit bravement son parti de faire ce dont nous étions
convenus. »
Voltaire se confessa et signa la rétractation qu'exi-
gea l'abbé Gautier. Il avait laissé à Ferney plus de
100,000 francs, suivant Wagnière (p. 153). Cependant,
suivant le même Wagnière (p. 132), il ne remit à son
confesseur, pour les pauvres de la paroisse Saint-
Sulpice, qu'un billet de 600 francs payable après sa
mort. Il se pourrait que cette aumône lui eût été im-
posée pour pénitence ; c'était assurément la meilleure
à lui donner. Le 18 décembre 1162, il avait écrit au
marquis de Thibouville qu'on meurt comme on a vécu.
Ne semble-t-il pas avoir justifié ce proverbe par la mo-
dicité de son dernier legs ? On conçoit qu'une telle par-
cimonie no dut pas répandre de grandes consolations
sur sa dernière heure. Quand il venait à repasser dans
sa mémoire toutes les occasions qu'il avait eues pour
soulager les malheureux, quels motifs avait-il de trou-
ver grâce devant la justice d'un Dieu rémunérateur?
Dès le 11 janvier 1111, il mandait à Frédéric-Guil-
laume : « Le système des athées m'a toujours paru
extravagant. Il me paraît impertinent d'admettre un
Dieu injuste. Ce qui est sûr, c'est que l'homme de
2SC MOHT
bien n'a rien à craindre. • Tâchons de savoir si Vol-
taire vit approcher sans effroi le moment où il allait
rendre compte de l'usage de sa fortune ainsi que de
l'influence de ses talents.
Dans sa lettre précitée, balembert nous apprend que
l'agonie de Voltaire fut longue et douloureuse, et que
le philosophe marqua dans toute sa maladie beaucoup
de tranquillité, quoiqu'il parût regretter la vie : deux
choses évidemment contradictoires.
« Il s'éteignait doucement, raconte La Harpe dans sa
Correspondance littéraire (t. Il, p. 243), et ne recon-
naissait plus qu'avec beaucoup de peine les personnes
qui s'approchaient de son lit. Lorsque l'abbé Gautier
et le curé de Saint-Sulpice entrèrent chez lui, on les
lui annonça : il fut quelque temps avant d'entendre;
enfin il répondit : « Assurez-les de mes respects. » Le
curé approcha et lui dit ces propres paroles : t Mon-
sieur de Voltaire, vous êtes au dernier terme de votre
vie; reconnaissez- vous la divinité de Jésus-Christ? »
Le mourant répéta deux fois? « Jésus-Christ! Jésus-
Christ ! » et, étendant sa main et repoussant le curé :
« Laissez-moi mourir en paix. » — « Vous voyez bien
* qu'il n'a pas sa tète, » dit très sagement le curé au
confesseur ; et ils sortirent tous deux. Sa garde s'avança
vers son lit; il lui dit avec une voix assez forte, en
montrant de la main les deux prêtres qui sortaient :
t Je suis mort ! » et six heures après il expira. »
Suivant la Correspondance littéraire de Grimm, de
juin 1118, Voltaire mourut comme il avait vécu, sans
faiblesse et sans préjugé.
Dans sa Vie de Voltaire (p. 361), Duvernet est plus
DE VOLTAIRE. 2S7
explicite. Transcrivons son récit : « M. de Villevieille lui
crie à l'oreille : « Voilà M. Gautier, votre confesseur! »
et le philosophe, au grand étonnement des témoins de
son agonie, répond : « L'abbé Gautier ! mon confes-
« seur ! faites-lui mes compliments. » On lui annonça
ensuite son curé. Au mot de curé, le mourant se sou-
lève à demi , lui tend la main, prend la sienne, l'em-
brasse, disant : « Honneur à mon curé ! » Cette atti-
tude, cette caresse, ce peu de mots, semblaient lui dire :
« Monsieur, ne me tourmentez pas. » Mais le curé lui
demande de nouveau et d'un ton assez mal assuré
c Monsieur, reconnaissez-vous la divinité de Jésus-
ce Christ? » Et Voltaire, moribond, la main ouverte et
le bras tendu, comme pour éloigner le pasteur, répond
d'une voix haute et ferme : « Monsieur, laissez-moi
« mourir tranquille. » Le curé, revenant à la charge, lui
parle encore de la divinité de Jésus-Christ. C'est alors
que le philosophe, ramassant ses forces, et déployant
pour la dernière fois l'impétuosité de son caractère, le
repousse d'un coup de poing en disant : « Au nom de
« Dieu! ne me parlez pas de cet homme-là. » Telles
furent les dernières paroles de A T oltaire. Ce qu'on est en
droit d'assurer, c'est qu'à l'acte d'impatience que pro-
voqua l'importunité du curé succéda un grand repos, et
que deux heures après Voltaire mourut avec le calme
et la résignation d'un philosophe qui se rejoint au grand
Être. »
« Deux jours avant cette mort fatale, nous dit à son
tour Wagnière, à la page 161 de ses Mémoires, M. l'abbé
Mignot alla chercher M. le curé' de Saint-Sulpice avec
l'abbé Gautier, et les conduisit dans la chambre du
i>S MuKT
mala«lc, à qui Ton apprit que l'abbé Gautier était là.
t Kli bien ! dit-il, qu'on lui fasse mes compliments et
a mes remerciements. » L'abbé lui dit quelques mots et
lYxliorta à la patience ; le cure de Saint-Sulpice s'avança
ensuite, s'étant fait connaître», et demanda à M. de Vol-
taire, en élevant la voix, s'il reconnaissait la divinité
de Xotrc-Seigneur Jésus-Christ? Le malade alors porta
une de ses mains sur la calotte du curé, en le repous-
sant, et s'écria en se retournant brusquement de l'autre
côté : « Laissez-moi mourir en paix. » Le curé, appa-
remment, crut sa personne souillée et sa calotte désho-
norée par l'attouchement d'un philosophe; il se fit don-
ner un coup de brosse par la garde-malade, et partit
avec l'abbé (laurier. Après leur sortie, M. de Voltaire
dit : « Je suis un homme mort. * Ce grand homme
expira avec la plus parfaite tranquillité, après avoir
souffert les douleurs les plus cruelles. Dix minutes
avant de rendre le dernier soupir, il prit la main du
nommé Morand, son valet de chambre, qui le veillait,
la lui serra et lui dit : « Adieu, mon cher Morand, je
a me meurs. » Voilà les dernières paroles qu'a pronon-
cées M. de Voltaire. »
La Harpe, (irimni, Duvernet et Wagnière n'étant pas
dans la chambre de Voltaire lors de la visite des deux
ecclésiastiques, il est à propos de citer ces lignes du
confesseur : « Nous entrâmes dans l'appartement de
M. de Voltaire, dit l'abbé Gautier. M. le curé de Saint-
Sulpice voulut lui parler le premier, mais le malade ne
le reconnut pas. J'essayai de lui parler à mon tour;
M. de Voltaire me serra les mains et me donna des
marques de confiance et d'amitié ; mais je fus bien sur-
DE VOLTAIRE. 289
pris lorsqu'il me dit : « Monsieur l'abbé Gautier, je
« vous prie de faire mes compliments à M. l'abbé Gau-
tier. » Il continua à me dire des choses qui n'avaient
aucune suite. Comme je vis qu'il était en délire, je ne
lui parlai ni de confession ni de rétractation. Je priai
les parents de me faire avertir dès que la connaissance
lui serait revenue; ils me le promirent; hélas ! je me
proposais de revoir le malade, lorsque lé lendemain on
m'apprit qu'il était mort trois heures après que nous
l'eûmes quitté. » L'abbé Gautier est moins explicite que
les philosophes; il prouve au moins que Wagnière a été
induit en erreur sur le jour de la visite des deux prêtres.
Comme l'anecdote relative à la calotte n'est rapportée
que par Waçnière, c'est au lecteur à juger si elle n'est
pas de l'invention du narrateur si mal renseigné.
Plusieurs heures s'écoulèrent depuis le départ du
confesseur jusqu'à la mort de Voltaire. Quel usage
le moribond fit-il de sa raison, lorsque le délire l'eut
quitté? Tous ses amis viennent de nous assurer qu'il
jouit de la plus grande tranquillité jusqu'à sa dernière
heure. L'historien peut-il et doit-il s'en rapporter à
leur témoignage? Non, car voici d'autres autorités qui
viennent l'infirmer
Écoutez : Formey raconte, à la page 216 du tome I er
de ses Souvenirs d'un citoyen, que Voltaire a fini sa
carrière dans un affreux désespoir. Dans des fragments
intitulés : Mes loisirs, ou Journal d'un bourgeois de
Paris, de 1166 à 1790, je lis ces mots insérés à la
page 642 du tome V de la Nouvelle Revue encyclopé-
dique : « On entendait dire que le docteur Tronchin,
qui avait soigné le sieur de Voltaire pendant sa mala-
T. II. 17
290 MORT
die, et qui l'avait assisté jusqu'à son dernier soupir,
était singulièrement affecté de l'espèce de rage et de
désespoir qu'avait fait paraître, dans la plus fatale des
conjonctures, cet homme qui s'était enlevé à lui-même
les ressources et les consolations qu'on peut puiser
dans la religion ; car il n'avait cessé de crier : c Mon-
sieur, tirez-moi de là. » A quoi ledit sieur Tronchin
s'était vu forcé de répondre autant de fois : « Je ne
puis rien, il faut mourir. » Paroles qui avaient donné
lieu au moribond de s'écrier : « Je suis donc aban-
donné de Dieu et des hommes ! » Le docteur, quoique
professant la prétendue réforme, disait hautement qu'il
n'aurait désiré autre chose, pour la conversion des
incrédules, que d'avoir pu les réunir autour de son lit
de mort, et de les rendre témoins de ses agitations hor-
ribles, qui auraient pu, selon lui, faire beaucoup plus
d'impression sur leur esprit et sur leur cœur que les
discours les plus touchants et les ouvrages les plus
lumineux ou les plus persuasifs. »
Le père Harel dit à son tour, dans son Recueil de*
particularités curieuses de la vie et de la mort de Vol-
taire : « C'est après la sortie de MM. le curé de Saint-
Sulpice et l'abbé Gautier, que M. Tronchin, médecin de
A r oltaire, le trouva dans des agitations affreuses, criant
avec fureur : « Je suis abandonné de Dieu et des
« hommes ! » et portant les mains dans son pot de cham-
bre, saisissant ce qui y était, il l'a mangé. Le docteur
Tronchin, qui a raconté ce fait à des personnes respec-
tables, n'a pu s'empêcher de leur dire : « Je voudrais
« que tous ceux qui ont été séduits par les livres de
« Voltaire, eussent été témoins de sa mort ; il n'est pas
DE VOLTAIRE. 291
« possible de tenir contre un pareil spectacle. » On peut
donc dire que Voltaire a lui-même accompli cette pro-
phétie d'Ézéchiel dont il s'était moqué : Et quasi sub-
cinericium hordeaceum comedes illud, et stercore,
quod egreditur de homine, operies illud. (Ezech. c. iv.
v. 12.) »
Chaudon a reproduit cette narration (t. II, p. 42),
en y ajoutant cette réflexion (t. II, p. 154) : « Plusieurs
auteurs qui ont réfuté les erreurs de M. de Voltaire, ont
écrit que rapproche delà mort lui causait des sensations
douloureuses, et lui inspirait des remords. Rien assuré-
ment n'est plus vraisemblable. D'ailleurs, les imagina-
tions sensibles sont naturellement religieuses, surtout
quand elles ont été nourries de bonne heure des excel-
lents principes de la religion. Cette réflexion seule me
fait penser que Voltaire n'entendit pas sonner la dernière
heure avec autant de tranquillité et d'indifférence que
le prétendent quelques-uns de ses partisans; car d'au-
tres avouent qu'il éprouva de cruelles agitations. Est-il
probable qu'il ait été sans crainte et sans remords à
l'approche du dernier instant? Il ne croyait pas, dit-on,
en santé; mais cette incrédulité n'était-elle pas chan-
celante? exclurait-elle des doutes en maladie? Or qui
doute, a malgré lui des terreurs désespérantes. Quel-
ques partisans de Voltaire et de la nouvelle philosophie
voudraient qu'on tût ces vérités. Mais pourquoi les
taire? »
Cette pensée a amené Barruel à parler de la mort de
Voltaire. Dans ses Helvétiennes, il se contente de ren-
voyer au père Harel, et cite M. de Viviers, prélat auquel
M. Tronchin dit un jour : c Rappelez-vous toute la
292 MORT
rage et les fureurs d'Orestc, vous n'aurez qu'une faible
image de celles de Voltaire dans sa dernière maladie. »
Mais, dans ses Mémoires (t. I, p. 266), Barruel écrit :
« Que l'historien ne craigne pas ici d'exagérer. Quelque
tableau qu'il trace des fureurs, des remords, des repro-
ches, des cris, des blasphèmes qui pendant une longue
maladie se succèdent sur le lit de l'impie mourant,
qu'il ne craigne pas d'être démenti par les compagnons
mêmes de ses impiétés. Leur silence forcé n'équivaut
pas au\ nombreux témoignages et aux monuments que
l'histoire peut citer sur cette mort, la plus effroyable de
toutes celles dont jamais impie se soit senti frappé. Ou
plutôt, ce silence même de la part de ces hommes si
intéressés à démentir tous nos témoignages, en sera la
confirmation la plus authentique. Pas un seul des so-
phistes n'a encore osé parler du chef de leur conspira-
tion comme montrant la moindre fermeté, comme ayant
joui d'un saul instant de tranquillité pendant l'inter-
valle de plus de trois mois qui s'écoulèrent depuis son
couronnement au Théâtre-Français jusqu'à sa mort. Ce
silence seul dit combien cette mort les humiliait. »
Pour comprendre ces paroles, il faut se rappeler que
la plupart des ouvrages des philosophes auxquels nous
avons eu recours n'ont paru que plusieurs années
après les Mémoires de Barruel. Cet auteur continue :
« Dalembcrt, Diderot et vingt autres conjurés, qui assié-
geaient son antichambre, ne l'approchèrent plus que
pour être témoins de leur humiliation dans celle de leur
maître, souvent même pour se voir repoussés par ses
malédictions et ses reproches, c Retirez-vous, leur di-
« sait-il, c'est vous qui êtes la cause de l'état où je suis.
DE VOLTAIRE. 295
sa mort; mais il ne me dit pas un mot dans le sens que
je viens de transcrire. J'ai une peine extrême à croire
ce propos de M. le docteur Tronchin ; encore plus à pen-
ser, s'il l'avait effectivement tenu, qu'il y eût attaché le
sens qu'on veut lui donner dans cette note. 11 y a une
grande différence, ce me semble, entre le désespoir
des remords et de la crainte, qui est celui qu'on sup-
pose ici, et le désespoir qu'aurait pu montrer M. de
Voltaire de ce qu'on le laissait sans secours et sans
consolation, malgré toutes ses instapces. C'est la seule
conviction de la manière horrible dont on trahissait ce
grand homme dans ses derniers moments qui a pu
rendre sa fin triste et cruelle. M. Tronchin ne le vit
pas le jour de sa mort; ce ne fut pas non plus à lui
qu'il dit : « Je suis abandonné de tout le monde; » ce
fut à M me de Saint-Julien, quand il la revit sans ce
notaire qu'il l'avait suppliée plusieurs fois d'aller cher-
cher, voyant que ses demandes aux gens de la maison
pour qu'on le lui amenât restaient sans effet. Je vous
supplie avec instance de daigner prendre des informa-
tions sur cette' petite anecdote. » Le 25 janvier 1787,
Wagnière reçut cette réponse : « L'ouvrage dont vous
avez extrait la note que je reçois m'est inconnu, et rien
ne ressemble moins au docteur Tronchin que le propos
que l'auteur lui fait tenir à la mort de M. de Voltaire.
On a beau jeu à faire parler les personnes qui ne sont
plus. » Cette missive ne prouve pas plus que l'entretien
de Wagnière avec le docteur Tronchin. On ne peut pas
poser en principe qu'une anecdote contée par ce der-
nier à M. de Viviers, au célèbre Deluc et à un grand
nombre de personnes, n'est point authentique, parce
2U4 MORT
« une des personnes que vous avez citées en témoignage
« d'après la voix publique, je veux dire M. Tronchin :
* il fut appelé dans cette dernière maladie de Voltaire, et
« j'ai tenu de lui-même tout ce qui se répandit alors à
« Paris et au loin de l'état horrible où se trouva l'àme
« de co méchant aux approches de la mort. Gomme
« médecin môme, M. Tronchin fit tous ses efforts pour
« le calmer, car ses violentes agitations empêchaient
« tout effet des remèdes; mais il ne put y parvenir, et
« il fut forcé de l'abandonner, par l'horreur que lui
« inspirait le caractère de sa frénésie. Un état si vio-
« lent, dans un corps qui dépérit, ne peut longtemps
« durer; la stupeur, présage de la dissolution des or-
« ganes, doit naturellement le suivre, comme elle suit
« d'ordinaire les mouvements violents occasionnés par
« la douleur; et c'est ce dernier état qu'on a décoré
« du nom de calme. M. Tronchin ne voulut pas qu'on
« s'y méprît; c'est pourquoi il répandit aussitôt, en qua-
« lité de témoin, les circonstances vraies que vous avez
« rapportées. »
Aucun philosophe ne s'est avisé de réfuter Barruel
ni de révoquer en doute le témoignage d'un évèque et
celui d'un savant dont il se faisait l'interprète. Wa-
gnière, embarrassé des paroles que la voix publique
ne cessait d'attribuer au docteur Tronchin, voulut sa-
voir s'il était possible de les rejeter. Il s'adressa à
M. Tronchin, cousin du médecin. Après lui avoir mis
sous les yeux le passage du père Harel, copié par Chau-
don, il dit : « J'ai eu l'honneur de voir M. Tronchin
quelques jours après la mort démon cher maître. Il me
parla beaucoup de M. de Voltaire, de sa maladie et de
29Û MORT
qu'il n'a pas fait la même confidence à un cousin et à
Wagnière.
Il est difficile de rencontrer des contradictions plus
étranges. D'un côté, nous voyons La Harpe, Grimm,
Dalembert, Duvernet, Wagnière; de l'autre, un bour-
geois de Paris, Formey, le père Harel, Chaud on, Bar-
ruel avec un prélat et un savant distingué. Si j'en crois
ceux-ci, Voltaire mourut dans des accès de rage et de
désespoir ; ceux-là, au contraire, affirment que rien ne
fut plus paisible que sa dernière heure. Ni les uns ni
les autres néanmoins n'ont été témoins de ces scènes.
A quel parti l'historien demandera-t-il la vérité ? S'il
s'en rapporte aux philosophes, il est obligé de donner
un démenti aux graves personnages qui ont cru pou-
voir se faire l'écho de la tradition, et aucune raison ne
l'autorise à mépriser leurs dépositions.
Serons-nous donc condamné à n'avoir que des pro-
babilités sur un fait que tant d'esprits ont eu intérêt
à dénaturer? Il nous faut la certitude historique. Qui
nous la donnera ?
Ce sera Tronchin lui-même. C'est lui qui, d'un mot,
va confondre les contradictions et les mensonges des
amis de Voltaire et justifier la confiance de ses adver-
saires. Or, voici une lettre que le docteur écrivait à
Bonnet, le 20 juin 1778, quelques jours après la mort
de Voltaire : « Si mes principes avaient eu besoin que
j'en serrasse le nœud, l'homme que j'ai vu dépérir, ago-
niser et mourir sous mes yeux, en aurait fait un nœud
gordien ; et en comparant la mort de l'homme de bien,
qui n'est que la fin d'un beau jour, à celle de Voltaire,
j'aurais vu bien sensiblement la différence qu'il y a
DE VOLTAIRE. 297
entre un beau jour et une tempête... Cet homme donc
était prédestiné à mourir entre mes mains. Je lui ai
toujours parlé vrai, et malheureusement pour lui, j'ai
été seul. « Oui, mon ami, m'a-t-il dit bien souvent, il
« n'y a que vous qui m'ayez donné de bons conseils. Si
« je les avais suivis, je ne serais pas dans l'état affreux
« où je suis. Je serais retourné à Ferney ; je ne me se-
« rais pas enivré de la fumée qui m'a fait tourner la
« tête. Oui, je n'ai avalé que de la fumée; vous ne
« pouvez plus m'ètre bon à rien. Envoyez-moi le mé-
« decin des fous! Ayez pitié de moi; je suis fou... »
Jusqu'à sa mort, ses jours n'ont plus été qu'un ouragan
de folie. Il en était honteux; quand il me voyait, il m'en
demandait pardon. Il me priait d'avoir pitié de lui, de
ne pas l'abandonner... Il a pris tant de drogues et a
fait toutes les folies qui l'ont jeté dans l'état de déses-
poir et de démence le "plus affreux. Je ne me le rappelle
pas sans horreur. Dès qu'il vit que tout ce qu'il avait
fait pour augmenter ses forces avait produit un effet
contraire, la mort fut toujours devant ses yeux. Dès ce
moment, la rage s'est emparée de son âme. Rappelez-
vous les fureurs d'Oreste : Furiis agitatus obiit. »
Cette missive n'a pas besoin de commentaire. Il ne
nous reste plus qu'à savoir si les mots qui la termi-
nent permettent d'admettre que ces agitations n'étaient
qu'intermittentes, que tous les détails donnés par le
père Harel et Barruel sont des exagérations de prédi-
cateur, et que Voltaire mourut dans un état de calme et
de repos.
Nous venons d'écouter un protestant; maintenant,
nous allons laisser la parole à un vicaire général de
17.
208 MORT
Bclley, nommé, en 1844, évcque de Gap. « Jusqu'ici,
écrivait en 1835 M. l'abbé Depery dans sa Biographie
des hommes célèbres du département de VAin (p. 163),
des nuages d'obscurités et de contradictions ont en-
touré les derniers moments de Voltaire. Nous pourrons
en parler savamment ; car nous avons été à même d'en
recueillir toutes les circonstances de la bouche de
M mc la marquise de Villette, chez qui Voltaire mourut.
Belle et Bonne était sœur de M. de Rouph de Varicourt,
évoque d'Orléans, dont nous avons été secrétaire plu-
sieurs années. Pendant les fréquents séjours que ce
vénérable prélat faisait à Paris, nous logions à Paris
avec lui chez M me sa sœur; nous avons donc été à même
d'entendre raconter en famille, et dans l'épanchement
de l'intimité, les scènes qui se passèrent au lit de mort
de Voltaire. Nous ne citerons qu'en substance les parti-
cularités nombreuses que nous tenons de M me de Vil-
lette, qui nous honorait de sa confiance. « Rien de plus
a vrai, disait-elle, que ce que Tronchin raconte des der-
« niers instants de Voltaire; il poussait des cris affreux,
« il s'agitait, se tordait les mains, se déchirait avec les
« ongles; peu de minutes avant de rendre l'âme, îl
« demandait l'abbé Gautier. Plusieurs fois M me de Vil-
« lette voulut envoyer chercher un ministre de Jésus-
« Christ; les amis de Voltaire, présents dans l'hôtel,
« s'y opposèrent, craignant que la présence d'un prêtre
« recevant le dernier soupir de leur patriarche ne gâtât
« l'œuvre de la philosophie et ne ralentit les adeptes,
« qu'une telle conduite de la part de leur chef aurait
« condamnés. A l'approche du moment fatal, un redou-
« blement de désespoir s'empara du moribond; il
DE VOLTAIRE. 2C9
« s'écria qu'il sentait une main invisible qui le traînait
« au tribunal de Dieu ; il invoquait avec des hurlements
c épouvantables Jésus-Christ, qu'il combattit toute sa
« vie; il maudissait ses compagnons d'impiété, puis
« invoquait et injuriait le Ciel tour à tour; enfin, pour
« étancher une soif ardente qui l'étouffait, il porta à sa
« bouche son vase de nuit : il poussa un dernier cri et
« expira au milieu de ses crdures et du sang qu'il avait
« répandu par la bouche et par les narines. * Ainsi sont
démenties les relations de Condorcet et de Wagnière,
qui le font mourir tranquillement.
Dans ses Mémoires (t. I, p. 71), le comte d'Allonville
n'est pas moins explicite. Ayant un jour demandé au
comte de Fusée s'il était vrai que Voltaire fût mort en
véritable damné, il reçut cette réponse : « Demandez à
Villevieille, à Yillette : ils ne le nieront pas devant moi,
qui comme eux ai vu sa rage, entendu ses cris : « Le
« diable est là, il veut me saisir! disait-il en portant
« des regards effarés vers la ruelle de son Ht... Je le
« vois... Je vois l'enfer... Cachez-les-moi. » Cette scène
faisait horreur. » — '* Quelques années après, dit le
comte d'Allonville, je racontais cela à un nommé Hardi,
commis voyageur d'un gros négociant de Rouen, et il
ne le voulait pas croire; mais un valet de chambre de
Voltaire qui venait souvent chez lui, interrogé sur ce
sujet, lui confirma les détails donnés par moi d'après
le comte de Fusée. »
Telle est enfin la vérité sur les derniers, moments de
Voltaire.
C'était le soir du samedi 30 mai 1778. Onze heures
et un quart venaient de sonner, quand très haut, très
300 TESTAMENT
puissant François-Marie Arouet de Voltaire, comte de
Tourney, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire
de la chambre du roi, membre de l'Académie fran-
çaise et de presque toutes les Académies de l'Europe,
fut arraché à ses tonnes d'or, à son volumineux porte-
feuille de contrats, et au délire de la tourbe des lecteurs
qui ne reconnaissaient plus d'autres merveilles que la
magie de son style, d'autres dogmes que ses contradic-
tions, d'autre divinité que son nom. Il venait de tomber
pour toujours dans les mains redoutables de Celui qu'il
n'avait jamais aimé, mais qu'il ne parvint pourtant
point à chasser entièrement de sa raison.
XII. — Testament de Voltaire.
c Le plus beau partage de l'humanité, c'est de pou-
voir faire du bien, » écrivait Voltaire à Helvétius,
le 25 février 1739. Depuis cette époque, il était devenu
richissime; il se flatta de n'avoir pas été inutile à ses
semblables. En 1772, dans son Êpître à Horace, il se
rendit ce témoignage :
J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage.
Il eût volontiers prêché sur les toits que jusqu'à la
dernière heure on doit profiter des occasions de sou-
lager les malheureux. Aussi, le 5 juin 1765, disait-il à
Damilaville : « II faut mourir en faisant du bien. »
Le 27 janvier 1769, il avait mandé à Thieriot : c Je
compte pour rien ce qu'on donne par testament; c'est
seulement laisser ce qui ne nous appartient plus. . »
DE VOLTAIRE. 301
N'ayant fait qu'un peu de bien, si peu que rien, pen-
dant toute sa vie, il ne lui restait pourtant que cette
ressource, si méprisable à ses yeux, pour capter la bien-
veillance de la postérité et pour bien mériter de sa fa-
mille et de ses amis.
Sa nièce était quasi-septuagénaire; ses neveux vi-
vaient dans l'aisance; ses amis l'avaient moins aimé
qu'adoré, ils s'étaient montrés les très humbles servi-
teurs de tous ses caprices, ils lui avaient sacrifié leurs
convictions, leur honneur et quelquefois leur tranquil-
lité; mais ils ne s'endormaient pas tous sur le sein de
l'opulence, tant s'en faut ; plusieurs étaient dévorés de
besoins. Suivant sa lettre, du 5 décembre 1770, à M me du
Deffand, il voulait que dans un testament on ne parlât
que de ses parents et de ses amis; il pouvait y placer
les uns et les autres sur la même ligne sans blesser la
susceptibilité de ceux-ci, et sans tromper les espérances
de ceux-là. Cette maxime est-elle devenue un devoir
pour lui ?
Ses maladies l'ayant mis plusieurs fois près des
portes du tombeau, la perspective de la mort était res-
tée un jeu pour son imagination. Sous sa plume, cha-
cune de ses habitations se transformait en sépulcre;
était-il surpris couché dans son lit, il croyait toutes ses
indispositions dangereuses; et s'il venait à se traîner
péniblement dans un salon, il se plaignait d'être né lue;
quand il allait s'asseoir près de son bureau, c'était pour
recommander de faire ses dispositions de bonne heure.
Ce conseil, qu'il donnait, le 9 mai 1764, à M me du Def-
fand, il l'avait bien suivi. Dès le 19 mars 1739, il rap-
pelait à l'abbé Moussinot une clause de son testament.
302 TESTAMENT
Le 18 décembre 1132, il envoie an testament à M** De-
nis. Le 12 février 1159, il apprend à M. de Brenles
qu'il a chargé un notaire de Lausanne de rédiger un
testament contenant des legs pour l'école de charité,
la bibliothèque de cette ville et plusieurs personnes.
Le o février 116o, il prie Damilaville de lui expédier
son testament, déposé chez un notaire, afin d'y ajouter
quelques mots. Le 19 rçiars 1170, il mande à Dalembert
qu'il est inconsolable d'avoir perdu 200,000 livres sur
lesquelles il s'était proposé de prélever une somme
pour récompenser ses domestiques après sa mort. Le
11 avril 1111, il dit à d'Argental que des malaises
imprévus ne lui permettent pas de mettre Lekain sur
son testament. Enfin il signait encore un testament le
jour qu'il mariait Belle et Bonne. Wagnière convient
que son maître modifiait souvent ses testaments. D
résulte de toutes ces confidences que Voltaire rédigeait
un testament avec la plus grande liberté d'esprit, afin
de n'être pas pris à l'improviste par l'ange du trépas;
et que cette sage précaution lui avait été inspirée par
le désir de donner pour dernier souvenir à ses amis et
à ses domestiques des marques signalées de la délica-
tesse, de la reconnaissance et de la générosité d'uo
cœur que la fortune avait traité avec tant de bien-
veillance.
Je rends volontiers hommage à la noblesse de ces
sentiments. Ils font honneur à la littérature et à la
patrie.
Dès le xvn e siècle, le testament d'un homme de lettres
était devenu un acte de bienfaisance. Fénelon n'avait
jamais thésaurisé ; il fut heureux de pouvoir assurer
DE VOLTAIRE. 30$
l'avenir de ses domestiques, au moment où il quittait
une terre qui n'oubliera jamais ni la séduction de ses
vertus^ ni le charme de son style, ni l'élévation de ses
idées, ni la perfection de la plus sublime des erreurs.
Racine légua 500 livres aux pauvres de sa paroisse,
pareille somme à ses parents dans le besoin, outre
300 francs à une église qu'il aimait, et une aubaine de
4 à 5 francs par mois qu'il avait l'habitude de donner à
sa nourrice. Boileau n'avait que 90,000 livres à par-
tager après sa mort. Son frère, ses deux sœurs, une
nièce et un cousin reçurent un lot plus ou moins con-
sidérable de cette succession ; mais ils n'eurent pas tout.
Boileau donna 6,000 livres à son valet de chambre,
4,000 à sa servante, 1,500 à son petit laquais, 500 à
son cocher, pareille somme à Antoine, le jardinier
d'Auteuil, outre ce qu'il réservait aux pauvres des six
paroisses de la Cité.
Au xvin e siècle, les intrigues et les coteries changèrent
la face de la société. Le cercle des relations s'élargit ;
l'amitié fut plus expansive et plus active. L'opulence et
la beauté appelèrent l'esprit en tiers. Dès lors l'homme
de lettres devint une puissance ; les philosophes et les
grands passèrent leurs soirées dans la plus étroite union,
sous les auspices de la philanthropie. Les testaments
rappelèrent sans cesse cette fusion. M lle Lecouvreur
n'avait pu laisser que 1,000 francs à sa paroisse, mais
la comtesse de Verrue n'oublia, dans son testament,
presque aucun des littérateurs qui avaient fréquenté son
hôtel. M" 10 Geoffriu suivit cet exemple. « J'entrai par
sa mort, dit Morellet, en jouissance d'une rente viagère
de 1,215 livres, en même temps qu'elle en établissait
304 TESTAMENT
une semblable pour Thomas et Dalembert. » Suivant
La Harpe, elle donna de plus des pensions à tous ses
domestiques, et 2,000 écus à Thomas, et la rente via-
gère de Dalembert aurait été de 2,000 livres. Cette
leçon des dames ne fut point inutile pour les philoso-
phes. En 1137, J.-J. Rousseau, se croyant en danger
de mort, fit appeler un notaire pour lui dicter un testa-
ment par lequel il faisait un legs à trois couvents de
Chambéry, puis un autre legs de 100 livres à un ami,
et nommait pour son héritière M me de Warens. Quand
il rendit le dernier soupir, Duclos avait 260,000 livres
de fortune. Depuis plusieurs années, il conservait
50,000 livres en or dans son secrétaire, afin qu'on pût
acquitter plus facilement les legs de son testament.
« Je donne et lègue, y est- il dit, après les clauses rela-
tives à sa famille, à Brusselle, qui me sert avec zèle et
amitié depuis plus de 20 ans, 600 livres de rente via-
gère qui sera continuée à sa femme, si elle lui survit ;
de plus, 200 livres une fois payées pour leur deuil, et
au mari toute ma garde-robe, mon linge. J'augmente
de 100 livres la rente viagère de pareille somme que
je fais à la Guillemette, qui a servi ma mère. Je donne
et lègue à M 11 * Olympe Quinault 10,000 livres une fois
payées. Je donne et lègue 3,000 livres aux pauvres de
la paroisse Saint-Sauveur de Dinan. Je donne un dia-
mant de 100 louis à mon confrère, M. Dalembert. Je
donne à l'Académie mon buste en bronze. » David Hume
crut aussi devoir mettre Dalembert pour 200 livres ster-
ling sur son testament. A son tour, Dalembert,- après
avoir assuré une pension à la pauvre vitrière qui l'avait
élevé, laissa en souvenir des vases, des tableaux, des
DE VOLTAIRE. 305
portraits à chacun de ses amis ; un buste de Molière
échut à La Harpe. Il légua aussi 6,000 livres à l'un de
ses domestiques, et 4,000 aux autres, en priant Con-
dorcet, son légataire universel, d'augmenter ces sommes
si le produit de sa succession le permettait.
Un legs de Ninon de Lenclos avait commencé la for-
tune de Voltaire ; son frère lui avait laissé un héritage
considérable. Le testament de Voltaire devait être un
monument dans un siècle où l'amitié et la reconnais-
sance seules dictaient les testaments.
L'intérêt de l'histoire me faisait un devoir de déter-
rer le testament olographe de Voltaire qui n'a été inséré
jusqu'à ce jour dans aucune édition de ses Œuvres corn-
plètes. Il est encore dans l'ancienne étude Dutertre,
où il a été déposé en 1778. J'en ai vainement demandé
communication. La famille Dompierre d'Hornoy, qui a
seule le droit d'autoriser le dépositaire à montrer à des
étrangers ce document inédit, s'est refusée opiniâtre-
ment jusqu'à ce jour à en laisser prendre copie. Cette
conduite ne saurait être blâmée ; il y a des sentiments
que tout homme doit respecter, et que le biographe le
plus curieux est contraint de louer.
Il reste des documents assez authentiques pour que
l'historien puisse se hasarder à parler du testament de
Voltaire, sans craindre qu'ils ne soient un jour dé-
mentis par la publication du testament olographe.
Ce testament, daté du mois de septembre 1776, sui-
vant Wagnière (p. 405), a préoccupé bien des esprits.
Le 12 juin 1778, les Mémoires de Bachaumont don-
naient cette nouvelle : « Le testament de M. de Voltaire,
à son ouverture, a étonné tout le monde. On comptait
303 TESTAMENT
y trouver des dispositions qui feraient honneur à son
esprit et à son cœur. Rien de tout cela ; il est très plat,
et sent l'homme dur qui ne songe à personne et n'est
capable d'aucune reconnaissance. Ce qui augmente l'in-
dignation, c'est qu'il a deux ans de date et a été fait
conséquemment avec toute la maturité de jugement
possible. Voici les principaux articles : A M. Wagnière,
son secrétaire, son bras droit, dont il ne pouvait se
passer, qu'il appelait son ami, son fidus Achates,
8,000 livres une fois payées ; rien à sa femme et à ses
enfants. A son domestique, nommé Lavigne, qui le
servait depuis trente-trois ans, une année de gages
seulement. A la Barbara, sa gouvernante de confiance,
800 livres payées une fois seulement. Aux pauvres de
Ferney , 300 livres une fois payées. Six livres anglaisa un
31. Duiïeu. Du reste, rien à qui que ce soit. A M mo De-
nis, 80,000 livres de rentes et 400,000 livres d'ar-
gent comptant, en ce qu'il la fait sa légataire univer-
selle ; 100,000 livres seulement à M. l'abbé Mignot, son
neveu, et autant à M. d'Hornoy. » De son côté, La
Harpe nous dit dans sa Correspondance littéraire (t. II,
p. 2 il) : « M. de Voltaire a institué M mo Denis sa léga-
taire universelle. Elle hérite de 80,000 livres de rentes
viagères qui avaient été placées sur sa tète, de 40,000 li-
vres de rentes foncières en terres et en contrats, de
230,000 livres en argent comptant, et de la bibliothèque
de Ferney, à laquelle le nom et les notes de Voltaire
donnent un prix considérable, sans compter la maison
de la rue Richelieu, que Sf. de Voltaire avait achetée à
vie pour lui et pour elle. Le testament d'ailleurs ne ren-
ferme que très peu de dispositions ; il est tout entier
DE VOLTAIRE. 307
olographe et ne tient pas plus de deux petites pages •
Ses deux neveux, M. d'Hornoy et l'abbé Mignot, ont
chacun 100,000 francs en contrat à 4 0/0; ses domes-
tiques, une année de leurs gages ; et Wagnière, son
secrétaire, 800 livres de rentes viagères (erreur, comme
nous le verrons), ses habits de velours et ses vestes de
brocart : tels sont les termes du testament. Il lègue
300 livres aux pauvres de Ferney, en ajoutant s'il y a
des pauvres. » Cette dernière restriction est de la plus
grande exactitude, ainsi que les détails qui la précèdent,
si j'en crois plusieurs personnes qui ont eu occasion de
lire le testament olographe de Voltaire.
On a dit que La Harpe s'attendait à être compris dans
ce testament; il se pourrait que Voltaire lui eût promis
quelque souvenir ; mais La Harpe dut se taire, pour ne
pas avouer qu'il avait été trompé par de perfides paro-
les. « Sot homme est celui qui se laisse duper », écri-
vait Voltaire, en 1162, à d'Argental. Collini comprit ce
langage, mais il se résigna, comme La Harpe, en lais-
sant au lecteur à apprécier la conduite de Voltaire.
« Dans plusieurs de ses lettres, raconte Collini (p. 320),
Voltaire semblait m'indiquer qu'il voulait me donner
une place dans son testament. Il dit dans cette lettre
(du 20 février 1770) : Je ne sortirai de mon lit quepour
entrer dans le cercueil; mais vous verrez que je ne vous
ai pas oublié. 11 me marque ailleurs (lettre du 20 octo-
bre 1770) : Je profite des moments de relâche que mes
maux me donnent pour vous dire que je ne veux point
quitter celle vie sans vous donner quelque témoignage
de ma tendre amitié pour vous. Il s'exprime ainsi dans
une autre lettre (du 8 décembre 1773) : J'écris rare-
308 TESTAMENT
ment, mais quand j'écris mes dernières volontés, je
pense à vous. Il est mort sans avoir fait les dispositions
qu'il projetait. Je ne regrette pas les dons qu'il se pro-
posait de me faire : l'intention qu'il en a manifestée
m'est un gage assez précieux de son attachement et de
son amitié. » Collini, j'aperçois moins de magnani-
mité que de dépit dans votre résignation! La mystifica-
tion était trop cruelle pour rester dans l'oubli. Collini
avait eu l'intention de faire une édition des Œuvres de
Voltaire; ce projet ne fut point exécuté. Mais, sur la
prière de l'auteur, il publia Olympie avec une préface
de sa façon ; il recommanda aussi la famille des Calas à
l'électeur, et tâcha parfois d'obtenir le payement des
arrérages de rentes qui étaient dus à Voltaire. Bien des
services restèrent ainsi sans autre récompense que de
vaines promesses. Il est difficile de laver Voltaire du
reproche de mauvaise foi dans ses rapports avec un
homme qui lui était si dévoué.
Que dirons-nous de Wagnière? Il convient d'abord
(p. 496) que le testament de Voltaire contient les dis-
positions rapportées par les Mémoires de Bachaumont;
mais il remarque que le nommé Lavigne servait M me De-
nis et non M. de Voltaire, et que celui-ci légua, non
pas six volumes anglais à un M. Durieu, mais tous ses
livres anglais à M. Rieu, lequel en eut beaucoup. Je lui
passe sans difficulté ces rectifications; mais je suis
étonné du silence qu'il garde sur les vieilleries de ve-
lours et de brocart qui lui furent léguées par celui qu'il
appelait, dans maints endroits de ses Mémoires, « un
grand homme, un être extraordinaire, vertueux et bon,
un cher maître, un père, un ami auquel il était devenu
DE VOLTAIRE. 30&
nécessaire à bien des égards ». Cet oubli a été racheté
par d'admirables explications. Écoutons :
t J'ose prendre à témoin M me Denis elle-même, dit-il
(p. 166), que son oncle, malgré son amitié pour moi,
avait la faiblesse de craindre que s'il me procurait pen-
dant sa vie une petite fortune, je ne le quittasse. Il ne
me donnait en conséquence que des appointements
modiques et quelques cadeaux à ma femme et à mes
enfants ; mais nous étions heureux chez lui et très con-
tents de notre sort ; nous n'aurions jamais rien désiré
de plus, tant qu'aurait duré la vie de M. de Voltaire. »
Cette idée serait très ingénieuse, si elle n'était pas ri-
dicule. Nous savons que Voltaire ne donna jamais que
de modiques appointements à tous ses domestiques et
à ses secrétaires; sa conduite à l'égard de Wagnière
n'était pas une dérogation à ses principes. Dans tous
les temps, on a reconnu qu'il est plus facile de se faire
des créatures en les comblant de bienfaits qu'en les lais-
sant dans une gêne perpétuelle, et l'expérience nous
apprend chaque jour que les domestiques ne s'attachent
qu'à des maîtres généreux, et que, quand ceux-ci ne
le sont pas, ils les volent, les diffament, les calomnient
et les quittent dès qu'ils espèrent trouver plus d'avan-
tages ailleurs. C'est comme cela de nos jours. Les do-
mestiques n'étaient ni plus désintéressés, ni moins clair-
voyants autrefois, je pense. Si Voltaire l'ignora quelque
temps, Tinois le lui apprit. Il faut louer Wagnière de
s'être affranchi de ce préjugé ; mais il a eu tort de met-
tre une sottise dans la bouche de son maître. Aussi
nous croyons-nous dispensé de recourir à une absur-
dité pour juger une action qui ne saurait être un mys-
;U0 TKSTAMENT
1ère, après l'étude approfondie du cœnr de Voltaire.
Wagnière continue : t J'ai entendu en France, en
Suisse, en Allemagne et en Ilussie, plusieurs personnes
le blâmer sur la somme modique qu'il m'avait accordée.
Les papiers publies étrangers en ont parlé aussi d'une
manière pou avantageuse pour sa mémoire. Ma recon-
naissance exige que je rende ici justice aux intentions
de M. de Voltaire à mon égard. Je dois justifier ici (p. 15)
M. de Voltaire du reproche qu'on lui fait continuelle-
ment de n'avoir pas eu pour moi, dans ses dispositions
testamentaires, l'égard que semblaient mériter mon
attachement à sa personne, l'assujettissement le plus
grand, le travail le plus pénible pendant plus de vingt-
quatre ans, et qu'il m'était permis d'espérer de son
amitié pour moi.
o II me parlait souvent de ses dispositions testamen-
taires. L'intention de mon maître était qu'après sa
mort j'eusse 20,000 éeus, y compris les 8,000 francs
portés sur son testament, et de me donner le surplus
de la main à la main, en billets à mon ordre, sur son
banquier, M. Shérer, à Lyon. Il me les remit en main
en l*ï"" ; mais je crus (p. lo), par respect et par crainte
de lui laisser apercevoir le moindre doute sur sa bonne
volonté à mon égard, que je ne devais pas les garder,
et je les lui rendis. .Te ne prévoyais peint alors que je
ne serais pas auprès de lui à sa mort. »
J'avoue que j'éprouve quelque répugnance à relever
tant de naïvetés insérées par la Biographie universelle
à l'article Wagnière. Tout ce récit est-il admissible?
est-il vraisemblable? De deux choses l'une: ou Voltaire
a voulu faire un legs à Wagnièrc, ou il ne l'a pas
DE VOLTAIRE. 311
voulu. S'il l'avait réellement voulu, il aurait assuré une
rente à Wagnière par un contrat, comme il l'avait déjà
fait, suivant le même Wagnière, en 1166; s'il ne l'a
pas voulu, il n'a pas dû olfrir 52,000 livres en billets à
Tordre de Wagnière. En vain celui-ci prétend qu'il les
a eus en sa possession; il les avait acceptés, dès lors il
devait les conserver, puisqu'ils lui appartenaient aussi
bien que le contrat de 1766; une réflexion tardive le
porte à s'en dessaisir. Or, rendre un cadeau accepté
avec plaisir d'abord, se conçoit difficilement ; voir le
même cadeau repris sans scrupule par celui qui l'aurait
fait de bon cœur, est une chose encore plus inexplicable.
Dans cette démarche, Wagnière se montre très scrupu-
leux, très délicat ; mais par là même il prouve que Vol-
taire l'était très peu. Si Wagnière avait été la seule
dupe des dispositions testamentaires de Voltaire, on
pourrait lui accorder une confiance sans bornes. Mais
comme il partage ce sort avec le père Adam, Collini et
d'autres personnes, l'historien est contraint de peser la
valeur de son témoignage. Sur le Livret de Voltaire,
nous avons remarqué qu'au titre des Rentes, Wagnière
était compris pour 60 livres par obligation, qui doit
être de 1775 ou 1776. Ce mot d'obligation mérite de
fixer notre attention. Ainsi la signature de Wagnière ne
suffisait pas à Voltaire. Il exigea l'intervention d'un
officier ministériel pour revêtir des formes les plus
solennelles un prêt de 60 livres de rente, et lorsqu'il
se serait avisé de récompenser ce débiteur, il lui aurait
livré pour 52,000 livres de billets à ordre ! Sans doute
les contradictions ne sont pas rares dans la vie de Vol-
taire, mais celle-ci me parait trop invraisemblable pour
312 TESTAMENT
l'adopter sur l'autorité du narrateur. Il était évident
pour tout le monde que le pauvre Jean-Louis Wagnière
avait été trompé, comme tant d'autres, par un esprit
si fécond en ressources. Mais il comprit que son hon-
neur était intéressé à ne pas rester dupe ; il aura pré-
féré, pour repousser le ridicule qui rejaillissait sur lui,
employer quelques assertions ingénieuses dont le temps
seul démontrerait la fausseté. Ce n'est pas le calomnier
que lui attribuer ce triste rôle. Nous l'avons surpris
trop souvent à déguiser la vérité, à controuver les faits,
pour supposer qu'il ait reculé devant un mensonge qui
lui devenait utile.
Wagnière dit encore : « Mon malheur a voulu que je
n'aie pu être auprès de lui à sa mort, et qu'on en ait
également écarté son notaire, qu'il ne cessait de de-
mander ; c'est ce qui le mit dans l'impossibilité d'exé-
cuter ses bonnes intentions à mon égard. Je ne lui dois
cependant pas moins de reconnaissance, et le public ne
peut, d'après mon témoignage, refuser de lui rendre
justice sur ce point, et de disculper sa mémoire de tout
reproche d'ingratitude. » Sachons gré à Wagnière de la
profondeur de sa reconnaissance pour un homme qui
l'avait laissé dans la misère ; de tels exemples de vertu
sont trop rares pour que le public les ignore. Mais l'a-
venture du notaire a besoin d'être examinée. Une visite
de M Dutertre n'était pas un épouvantait dans l'hôtel
de Villette. Gomme il gérait les affaires du philosophe
et qu'il possédait la minute de tous ses contrats, il pou-
vait trouver mille prétextes pour solliciter une entrevue,
dans le cas où il eût été averti secrètement que Voltaire
avait besoin de lui. Or, Wagnière soutient, seul, il est
DE VOLTAIRE. 313
vrai, que Voltaire a témoigné le plus ardent désir de
parler à son notaire. Pourquoi cet entretien n'aurait-il
pas eu lieu ? Le plus grand obstacle serait venu de la
part de M mc Denis. Dès le 26 mai, elle avait été chassée
de la chambre de son oncle ; elle n'y reparut plus, sui-
vant Wagnière (p. 160). Voltaire ne se trouva donc plus
qu'en face de ses domestiques ou de ses amis. Faut-il
croire ceux-ci assez barbares pour refuser d'amener un
homme qui leur était demandé avec tant d'instance ?
Non. Ils étaient au contraire intéressés à ce que Voltaire
ne mourût pas sans faire ou sans modifier son testa-
ment. Ils avaient été heureux d'accepter des legs d'amis
moins illustres ; ils n'auraient pas été indignés de voir
leurs noms sur le testament de leur coryphée. Ils de-
meuraient toujours libres de refuser, quand il le fau-
drait, ce qui leur aurait été donné. On ne devine plus
de motifs qui les eussent rendus insensibles à la voix
d'un agonisant. Je suis persuadé que Dalembert, qui
causait avec Voltaire, le 29 mai, comme le prouve sa
lettre, du 1 er juillet 1178, à Frédéric, et La Harpe, qui
le vit les trois derniers jours de sa vie, si nous en
croyons sa Correspondance littéraire (t. II, p. 241),
n'auraient pas manqué d'exaucer des vœux qui leur
étaient chers. Quant aux domestiques, en désobéissant,
ils s'exposaient au danger d'être incontinent congédiés;
s'ils obéissaient, ils avaient l'espoir que Voltaire n'ou-
blierait pas cette attention et les dédommagerait de la
modicité de leurs gages. Mais admettons qu'amis et
domestiques aient refusé avec tant d'opiniâtreté et sans
raison de mander un notaire; il restait une dernière
ressource à Voltaire. Il n'avait pas besoin de notaire
18
31 i TESTAMENT
pour rédiger un testament. Le 36 mai, il eut la force
d'écrire un billet au comte de Lally ; la veille même
de sa mort, il eut la présence d'esprit de dicter quel-
ques lignes. Dans l'espace de quatre jours, pourquoi
n'aurait-il pas profité des moments où il souffrait moins
pour ajouter quelques articles à son testament ? Personne
n'eût dédaigné de recevoir ce codicille en dépôt. L'abbé
Mignot se présenta dans cette circonstance, rapporte
Wagnière (p. 1G0) ; comme parent, il avait droit à la
succession du philosophe; Voltaire devait naturellement
s'adresser à lui en toute sécurité, soit pour lui confier
ses dernières dispositions, soit pour l'engager à aller
chercher un officier ministériel, et ces désirs eussent
été un ordre pour un neveu qui avait à craindre de
perdre l'amitié de son oncle, et avec elle un legs hon-
ïièle maintes fois promis. Si neveu, amis et domesti-
ques de Voltaire ont persisté dans leur refus, était-ce
par considération pour M mc Denis ? Ils ne l'aimaient pas
au point de lui sacrifier et les bonnes grâces du patriar-
che, et ce respect de toutes les conditions pour les der-
nières volontés d'un moribond. La nature, la cupidité,
les convenances, en un mot toutes les probabilités con-
courent à convaincre Wagnière de mauvaise foi.
Wagnière ajoute (p. J67) : * M. de Voltaire voulait,
parla modicité de la somme énoncée dans son testament,
forcer M" !C Denis, sa nièce, dont il supposait l'âme no-
ble et généreuse, d'avoir aussi la gloire de contribuer
ù mon bien-être; c'est môme ce qu'il lui recommandait
expressément dans les instructions qu'il lui donnait
dans une feuille séparée, qui accompagnait son testa-
ment ; et il pouvait d'autant mieux espérer qu'elle y
DE VOLTAIKE. 315
aurait égard, qu'il la laissait son héritière universelle
avec 100 ou 120,000 livres de rentes . » Pour le
coup c'est faire de Voltaire un être et bien niais et bien
méchant. Il avait trop d'esprit pour tromper si sotte-
ment ceux qu'il aurait eu intention de duper. On laisse
des instructions à un mineur ; mais en donner par écrit
à une espèce de philosophe âgée de soixante-huit ans,
est-ce admissible ? D'ailleurs n'y a-t-il pas ici contra-
diction? Si Voltaire avait eu l'intime conviction que
M mo Denis avait l'âme noble et généreuse, il devait
penser que c'était lui faire injure que lui imposer la
lecture d'un petit manuel imaginé si à propos par Wa-
gnière. Dans le cas contraire, c'était une peine inutile,
une présomption déraisonnable. Voltaire savait bien
que ce n'est pas à l'âge de soixante-huit ans qu'une
femme change de caractère et devient sensible à la voix
de l'humanité. Il avait eu trop de fois, pendant trente ans,
l'occasion d'étudier le caractère de sa nièce, pour espérer
que, quand il serait mort, elle s'attendrirait subitement
sur une page de morale, si jusque-là elle n'avait eu
qu'un cœur d'airain pour l'infortune et pour toutes les
boutades philanthropiques répandues dans les œuvres
des philosophes. Si ces instructions concernaient exclu-
sivement Wagnière, il a dû en avoir copie ; pourquoi
ne l'a-t-il pas publiée ? N'a-t-il pas eu onze ans
pour sommer publiquement M mo Denis de se souvenir
de lui ? Si au contraire ces instructions avaient pour but
de recommander tous les domestiques de Ferney, Wa-
gnière l'aurait dit. Or il ne parle pas de ses confrères,
non moins dévoués que lui à leur maître, et aussi peu
rétribués que lui. Voltaire n'aura donc songé qu'à Wa-
310 TESTAMENT
gnière ; cette prédilection ne fut pour lui que l'occasion
de griffonner quelques lignes qui pouvaient n'être point
lues. Il devait et il pouvait récompenser Wagnière, et il
aime mieux que ce soit sa légataire qui s'acquitte de
ce devoir. N'est-ce pas une nouvelle contradiction?
Car ne pas faire ce qu'on doit faire, ce qu'on peut
faire, ce qu'on veut faire, ce qu'on a promis de faire,
c'est avouer qu'on ne veut pas le faire.
Je m'arrête, car je crains d'abuser de l'indulgence
du lecteur. En vérité, n'est-ce point faire trop d'hon-
neur à Wagnière que d'épuiser toutes les raisons pour
le convaincre d'avoir voulu controuver des faits dont il
n'a pas été témoin, et sur lesquels nous ne trouvons
aucun document dans la correspondance des philo-
sophes qui n'ont cessé de se succéder près du lit de
Voltaire mourant, et se sont complu à nous redire tous
les détails de sa maladie, toutes les paroles qui lui
échappaient dans ses moments d'impatience?
Le jour où l'on s'empressa de décacheter le testament
de Voltaire fut une journée de dupes pour tous ses do-
mestiques, ses amis, ses parents, à l'exception de
M me Denis, à laquelle il donnait la clef de cet autre jar-
din des Hespérides. L'Europe n'apprit qu'avec indigna-
tion ses dernières dispositions. Les philosophes évitè-
rent d'en parler. Wagnière seul essaya de justifier son
maître, mais il ne jugea pas à propos de publier des
Mémoires dont on aurait pu démontrer la fausseté, s'ils
eussent paru pendant la vie de M me Denis.
La correspondance de Voltaire nous a révélé toutes
ses dispositions testamentaires ostensibles et ses magni-
fiques promesses équivalant à des quasi-contrats. Pour
DE VOLTAIRE. 317
apprécier et tant de fanfaronnade et tant d'oubli, que le
lecteur impartial et consciencieux confronte les textes
de Y Ancien et du Nouveau Testament de Voltaire, sans
oublier Y Apocalypse de ce bon Jean Wagnière.
La plus grande partie de la fortune de Voltaire s'est
éteinte avec la légataire universelle qui mourut, le
20 août 1190, âgée d'environ soixante-dix-neuf ans,
rue Richelieu, 84, probablement dans l'unique maison
que Voltaire ait possédée à Paris. La célèbre nièce de
Voltaire a pu et dû laisser quelques centaines de mille
francs, mais elle n'a rien légué aux derniers rejetons
et légitimes héritiers de la famille Arouet, parce qu'ils
avaient cessé de la voir depuis son nouveau mariage
avec le sieur Duvivier.
POST-SCRIPTUM POUR LES CURIEUX.
Comment Voltaire eut toute sa vie des maîtresses qui
ne lui coûtaient rien.
Le 31 août 1151, Voltaire écrivait au duc de Riche-
lieu : « Il faut renoncer à l'histoire ou ne rien suppri-
mer des faits. » Pourquoi ? il répond à cette question
par ces mots adressés à Damilaville, le 16 septem-
bre 1166 : « La vérité est toujours bonne à quelque
chose jusque dans les moindres détails. » Or, le 11 mars
1764, Voltaire ayant fait cet aveu à Damilaville :
t Vous ne sauriez croire à quel point cette maudite
18.
318 DES MAITRESSES.
philosophie a corrompu le monde, » il n'est pas hors
de propos de rechercher si cette maudite philosophie,
dont Voltaire se glorifia d'être l'apôtre, n'a pas exercé
quelque influence sur ses mœurs.
Je n'examinerai pas s'il faut prendre à la lettre ce
vers adressé, le 14 octobre 1133, à Cideville :
J'ai bien peu do tempérament,
et ces deux autres vers qu'il envoya, le 29 août 1742, à
Frédéric :
D'an homme je ne suis que l'ombre,
Je ii ai que l'ombre de l'amour,
car, le 3 novembre 1766, il écrivit à Chabanon : * Vous
prétendez donc que j'ai été amoureux dans mon temps
tout comme un autre ? Vous pourriez ne vous pas trom-
per. Quiconque peint les passions les a ressenties, et il
n'y a guère de barbouilleur qui n'ait exploité ses mo-
dèles. » Aussi a-t-il constaté, dans son Commentaire
historique, que dans sa jeunesse il mena une vie très
dissipée, et qu'il se plongea dans les plaisirs de son
âge.
Sa lettre à Thieriot, du il septembre 1122, nous ap-
prend pourquoi et comment, à Bruxelles, il paya son
tribut aux maisons de débauche. Il n'eut pas besoin d f y
retourner, car le sexe ne fut pas trop cruel pour lui, et
ces relations ne lui attirèrent pas de grands désagré-
ments.
Dès 1720, les quatorze lettres qu'il avait adressées à
une demoiselle Dunoyer, de la Haye, étaient publiées ;
elles nous apprennent qu'elle fut sa première maîtresse,
DE VOLTAIRE. 319
que ses amours furent découvertes, et que l'ambassa-
deur de France à la Haye se hâta de renvoyer le jeune
page qu'on lui avait confié pour l'accoutumer au tra-
vail du cabinet et non pour séduire la jeune fille. Lors-
qu'il était proscrit en Angleterre, il eut affaire avec un
mari aussi jaloux de son honneur que M me Dunoyer
avait pu être susceptible pour l'avenir de sa fille. Aussi,
à la page 35 du tome I er des Divorces anglais, par de
Châteauneuf, publiés en 1821, lit-t-on ces lignes :
« Sans un vieux recueil, ont eût toujours ignoré que
Voltaire eut une affaire avec un mari anglais. Voltaire
avait adressé des vers à Laura Harley, dont le mari
était fort chatouilleux sur l'article. Ce marchand, qui
se connaissait mieux en chiffres qu'en mots alignés,
crut qu'une déclaration en vers était quelque chose de
sérieux : il la fit figurer dans le procès-verbal dressé
contre deux autres séducteurs de sa femme. » M. Beu-
chot a cité ces vers à la page 493 du tome XIV de son
édition des Œuvres de Voltaire. Ajoutons à ces deux
petits désagréments les rapports de Voltaire avec la ma-
réchale de Villars. Il eut beau lui adresser de jolis vers,
la visiter dans son hôtel ou dans son château, il n'ob-
tint pas d'elle ce qu'il désirait. « Voltaire admis dans
sa société, remarque Condorcet, eut pour elle une pas-
sion, la première et la plus sérieuse qu'il ait éprouvée.
Elle ne fut pas heureuse, et l'enleva pendant assez,
longtemps à l'étude, qui était son premier besoin ; il n'en
parla jamais depuis qu'avec le sentiment du regret et
presque du remords. »
Il ne fut pas difficile à Voltaire de trouver des femmes
moins farouches que la maréchale de Villars et plus in-
320 DES MAITRESSES
dépendantes que la demoiselle Dunoyer et Laura Harley.
Dans sa lettre à Thieriot, du 1 er juin 1731, il s'est vanté
d'avoir été l'amant de la célèbre Àdrienne Lecouvreur ;
le marquis de Villette(p. 120) l'a entendu raconter l'his-
toire de ses amours avec l'actrice Duclos; Gondorcet
met au rang de ses maîtresses une autre actrice nommée
de Corsembleu : sur la même ligne doit figurer une de-
moiselle Gravet de Livry, qui épousa plus tard le mar-
quis de Gouvernet ; Voltaire lui adressa YÊpître connue
sous le nom des Vous et des Tu, et lui pardonna de
l'avoir quitté pour un ami commun, H. de Génonville,
comme on le voit dans l'Épitre à cet ami intime, dans
une autre adressée à ses mânes, et dans des vers dédiés
au duc de Sully et au docteur Gervasi.
Ainsi Voltaire eut pour maîtresses M lle Dunoyer,
Laura Harley, la Duclos, la Corsembleu, la Lecouvreur,
la Livry; que lui ont coûté toutes ces liaisons? des
vers, mais pas un sou de dépense.
Voici d'autres dames dont il a parfaitement exploité
la position et la fortune. Il fit un voyage en Hollande et
à Bruxelles avec la comtesse de Rupelmonde. Du Ver-
net (p. 26) la signale comme une personne qui, c à un
penchant extrême à la tendresse, joignait une grande
incertitude sur ce qu'elle devait croire ». Voltaire com-
posa le fameux poème intitulé le Pour et le Contre, pour
lui apprendre à mépriser les horreurs du tombeau et les
terreurs de l'autre vie. Dans sa lettre à Dubois, de juil-
let 1722, il avoue que les amours étaient accourus se
placer entre lui et la comtesse dans la chaise de poste ;
on en doit conclure que tout ne se passa pas en tout bien
tout honneur dans un voyage où il fut si longtemps seul
. DE VOLTAIRE. 321
avec une dame peu scrupuleuse. Bientôt après, il devint
le locataire, le commensal delà présidente de Bernières;
elle était encore jeune, elle passait pour être trop ga-
lante, au dire de Chamfort et de Collé (t. I, p. 404),
pour qu'on puisse admettre que Voltaire n'ait pas eu
des relations intimes avec elle. La comtesse de Fon-
taine-Martel le recueillit et le logea aussi dans son
hôtel, comme nous savons. Je vois à la page 125 du
tome II de la Police de Paris dévoilée, par Manuel,
qu'elle n'avait pas une très bonne réputation. Dans
YÊpître qu'il lui adressa en 1132, Voltaire la célébra
comme une femme sans préjugés et sans faiblesse, une
femme à peu de femmes seconde; le 19 juillet 1769, il
manda au duc de Richelieu que sur son lit de mort elle
demanda quelle heure il était et qu'elle ajouta : c Dieu
soit béni ! quelque heure qu'il soit, il y a un rendez-
vous. » Le 9 juin 1761, il apprit au marquis de Florian
qu'elle était persuadée que quand on avait le malheur
de ne plus pouvoir se prostituer, il fallait favoriser la
débauche ; si l'âge d'une comtesse si facile ne permet
pas de supposer que Voltaire fût l'un de ses derniers
courtisans, on doit lui reprocher du moins de s'être fait
héberger dans une maison peu prude. La comtesse de
Fontaine-Martel une fois morte, Voltaire passa peu de
temps sans aller cohabiter avec la marquise du Chaste-
let. Il est indubitable qu'il fut son amant titulaire,
comme son hôte inséparable pendant treize ans.
Depuis la mort de la marquise du Chastelet, Voltaire
ne parait pas avoir eu de maîtresses déclarées. Les
biographes ont fourni peu de notes sur ses derniers
rapports avec le sexe. Voici ce que Collini dit (p. 118),
322 DES MAITRESSES
à propos du séjour de Voltaire à Colmar : c Une jeune
fille de Montbéliard fut notre cuisinière. Babet avait de
la gaieté, de l'esprit naturel, aimait à causer et avait
l'art d'amuser Voltaire. Elle avait pour lui des attentions
et des prévenances que les serviteurs n'ont point ordi-
nairement pour leurs maîtres; il la traitait avec bonté
et complaisance. Je plaisantais souvent Babet sur son
empressement ; elle répondait en riant et passait. » La
Correspondance secrète (t. XV, p. 231) prétend qu'à
Ferney Voltaire avait l'habitude de ne pas coucher seul
et qu'il payait généreusement les jeunes filles qui lui
tenaient compagnie à certaines heures indues. Le
26 janvier 1113, les Mémoires de Bachaumont n'étaient
pas moins explicites et mentionnaient un tête-à-tête qui
n'avait pas eu de suite heureuse pour Voltaire. A la
page 341 de la Correspondance inédite de Grimm et de
Diderot publiée en 1829, il est parlé de cette galanterie
comme d'un bruit généralement répandu dans Paris.
wSommé de s'expliquer sur ce fait, Voltaire s'empressa
d'écrire, le 21 décembre 1112, au duc de Richelieu,
pour tourner tout cela en plaisanterie. Nous verrons
tout à l'heure ce qu'il en était. Quant à la première as-
sertion, elle est inadmissible. Si Voltaire avait eu l'ha-
bitude de vivre familièrement avec de jeunes filles, il
était trop surveillé et trop souvent visité pour qu'il pût
cacher ce commerce. Si on lui avait connu quelques
faiblesses, ou même si on l'avait seulement soupçonné
d'être encore capable de quelques incartades, ses enne-
mis n'auraient pas manqué de les publier et de les lui
reprocher ; ses amis, qui ont pris soin de nous conser-
ver le nom de toutes ses maîtresses, se seraient plu à
DE VOLTAIRE. $23
compléter leur liste ; les voyageurs n'auraient pas été
moins indiscrets dans leurs lettres, puisque, parmi les
choses qui le frappèrent, et dont il a cru devoir informer
ses lecteurs sur ses relations avec Voltaire à Ferney, le
prince de Ligne n'a pas hésité, à la page 260 du tomeX
de ses Mélanges à placer certaines particularités qui at-
testent que, par la manière dont il étourdit et asphyxia
son hôte, Voltaire était en état de ressusciter Rabelais
et d'amuser tous ceux qui ont appris ou entendu la
chanson si célèbre du Frère Etienne. Le silence de tous
les biographes sur les amours du patriarche de Ferney
doit donc être regardé comme une preuve de sa conti-
nence habituelle ou apparente.
Il est vrai qu'on a trouvé un moyen de l'expli-
quer. Ouvrons tout de suite une parenthèse. Or, au
xvin e siècle, rien n'était moins rare que l'inceste. Aussi
avons-nous cru devoir terminer notre ouvrage sur les
cours et les salons au xvm e siècle par le tableau de
soixante-quatorze cas authentiques et assez connus
d'incestes, soit de consanguinité, soit d'affinité.
Cette liste aide à comprendre pourquoi, dans le cha-
pitre vi de la Défense de mon oncle. Voltaire a dit, à
propos de l'inceste : « Chez nous autres remués (sic)
de barbares, on peut épouser sa nièce avec la permis-
sion du pape, moyennant la taxe ordinaire qui va, je
crois (sic), à 40,000 petits écus, en comptant les me-
nus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il n'en avait
coûté que 80,000 francs à M. de Montmartel. J'en con-
nais qui ont couché avec leurs nièces à bien meilleur
marché. » A ces mots, M. Beuchot a mis en note :
« On a fait l'application de cette phrase à Voltaire et à
324 DES MAITRESSES
M ,nc Denis ; je ne sais sur quel motif. » M. Beuchot m'a
avoué que c'était l'opinion des principaux amis de Vol-
taire; je tiens de bonne source que la famille de Vol-
taire Ta toujours partagée.
Maintenant que nous connaissons l'histoire de l'in-
ceste au xviii* siècle, il devient plus facile de rechercher
si Ton n'a pas eu tort de croire que M me Denis ne fut
que la gouvernante et la garde-malade de Voltaire.
Il est digne de remarque que Voltaire ne cessa
d'avoir des maitresses que du jour où il vécut avec
M ,l)l Denis. A quoi faut-il donc attribuer ce changement?
à sa décrépitude? mais nous la connaissons trop pour
nous apitoyer sur l'histoire de ses maladies. A ses prin-
cipes? mais plus il avance en âge, plus il s'enfonce
dans la fange. Il est fier d'être aussi immoral qu'impie
dans tous ses écrits. Dès le 23 juin 1160, il avoue à
Dalembert que, comme écrivain, il mène une vie de
pourceau ; et, le 1 2 avril de la même année, il apprend
à M me du Deffand qu'il se repent d'avoir dit autrefois
trop de mal de Rabelais. Nous avons vu que pour orner
ses chambres il ne voulait avoir que des dessins im-
modestes ; il assaisonnait toutes ses conversations de
vers de la Pucelle ; dans sa Correspondance littéraire
d'août 1164, Grimm a relaté quels objets il se plaisait à
montrer comme le spectacle le plus auguste aux dames
qui le visitaient.
D'un autre côté, il résulte clairement des Mémoires
de Longchamp que M me Denis eut des amants jusqu'à
l'époque où elle coucha sous le même toit que Voltaire.
Nous avons dit qu'elle convola en secondes noces après
la mort de Voltaire. Ghamfort et Grimm, dans sa Cor-
DE VOLTAIRE. 325
respondance littéraire de septembre 1779, ont prouvé
que ce mariage ne fut pas uniquement une affaire d'in-
térêt, et que M me du Vivier, malgré ses soixante-huit
ans accomplis, et M. le chevalier François soi-disant du
Vivier, âgé de cinquante-huit ans, se conduisirent, en
pareille circonstance, comme de jeunes époux, et pri-
rent à cœur de ne pas renoncer à leurs nouveaux droits,
et de s'acquitter du plus cher de leurs devoirs. M me du
Vivier fut fort contente de son mari. Cependant je ne
voudrais ni jurer ni gager qu'elle fut toujours un mo-
dèle de fidélité conjugale. Pendant tout le temps qu'elle
demeura chez son oncle, elle ne se fit pas remarquer
par l'austérité de ses mœurs ni par la réserve de ses
principes. Le 26 janvier 1760, elle écrivait à M. Du-
pont, en parlant de Collini : « 11 aime les femmes
comme un fou, et il n'y a pas de mal à cela. » Il paraît
qu'elle pardonnait aussi volontiers aux femmes d'aimer
les hommes ; car, suivant les Mémoires de M m * d'Épi-
nay, elle avait un petit vernis d'amour masculin qui
perçait à travers la retenue qu'elle s'imposait. Aussi,
dans sa Correspondance littéraire d'avril 1768, Grimm
a-t-il noté qu'elle passait pour avoir toujours été fort
galante, et que les mauvaises langues de Genève l'accu-
saient de s'être coiffée de La Harpe au château de Fer-
ney. M. Beuchot n'a pas hésité à avancer, à la page 205
du tome XL de son édition des Œuvres de Voltaire,
que le marquis de Ximénès lui servit d'amant aux Dé-
lices. Les Mémoires de Wagnière permettent de suppo-
ser qu'elle a eu quelques liaisons suspectes, et que le
jeune secrétaire qu'elle s'attacha n'était pas unique-
ment chargé de transcrire quelques lettres. Sa prédilec-
T. II. li)
32.; DES MAITRESSES
tion pour les bals, les concerts, les spectacles, les bons
repas, la grande société et son aversion pour la solitude
et les occupations de ménage, achèvent de prouver
qu'il ne lui manquait aucun de ces goûts qui décèlent
des habitudes galantes chez une femme.
Les principes et les passions de Voltaire et de M me De-
nis une fois connus, on est amené à se demander pour-
quoi Voltaire, qui avait eu des maîtresses de toutes con-
ditions, qui avait demeuré chez des dames fort galantes,
qui avait vécu en concubinage chez une marquise pen-
dant treize ans, n'a commencé a être irréprochable dans
ses mœurs que depuis le jour où il cohabita avec sa
nièce ; et pourquoi M mo Denis, qui avait été adonnée au
plaisir avant de se mettre sous la tutelle de Voltaire,
qui s'est hâtée de se remarier après la mort de Voltaire,
s'est gênée dans tous ses goûts tout le temps qu'elle a
passé avec son oncle. 11 n'est pas facile d'expliquer la
continence de l'oncle et la contrainte de la nièce, si Ton
ne suppose pas que l'oncle et la nièce ont eu ensemble
des rapports incestueux. Voltaire n'eut jamais l'inten-
tion de se marier; quand il recueillit sa nièce chez lui,
il n'était plus d'un âge à faire des conquêtes et à être
entretenu par une comtesse ou une marquise; il lui était
môme interdit de se fixer où il le voudrait ; la veuve
Denis était encore assez jeune pour augmenter la col-
lection de ses maîtresses ; sa qualité de nièce lui per-
mettait de la mettre à la tète de sa maison. S'il ne la
présenta pas comme sa concubine, il la traita du moins
avec tous les égards que les amants accordent à une
concubine et les maris à leur femme, car il l'intéressa
dans toutes ses affaires et l'institua sa légataire univer-
DE VOLTAIRE. 327
selle. Si l'espoir de cette riche succession a pu engager
M me Denis à renoncer au mariage et à s'enterrer avec
son oncle à la campagne, il est à croire qu'elle ne répu-
gna pas à s'abandonner entièrement à son oncle, si
cette faveur était la condition de son avenir. La fameuse
lettre qu'elle adressa un jour à Voltaire n'a pu être
écrite que par une concubine ; une nièce ne parle pas
sur ce ton-là à un oncle ; il n'y a qu'un amant qui sup-
porte une pareille insolence ; un oncle ne pardonne
jamais cela ; néanmoins Voltaire oublia tout, et de son
côté, la nièce fermait les yeux sur bien des choses.
II n'y a qu'une chose sur laquelle l'oncle et la nièce
ne se pardonnaient rien. Le 19 janvier 1158, Collini
mandait à l'avocat Dupont : « Personne n'est mieux
instruit que moi de l'aventure du bonnet dont vous me
parlez. La voici : Une jeune Genevoise, jolie, char-
mante, appelée mademoiselle Pictet, fit présent à notre
philosophe (Voltaire) d'un bonnet qu'elle avait peint de
sa main. Il l'en remercia par la lettre suivante : « Vous
« me tournez la tète encore plus que vous ne la coiffez,
« mais vous en tournerez bien d'autres. » Ce bonnet
tournait encore plus la tète à la louche ouvrière (M mo De-
nis). Furieuse du présent et de la lettre, elle fit clandes-
tinement faire de son côté un bonnet magnifique, digne
d'un sultan. On le mit un jour sur la cheminée du phi-
losophe, avant qu'il fût levé. La belle voulut être témoin
de son étonnement. 11 se lève; il aperçoit ce bonnet; il
se doute de l'aventure et ne fait semblant de rien. Elle
croit que le bonnet n'est pas assez visible, elle va le
changer de place ; le philosophe se promène toujours à
côté du turban sans vouloir le voir. Piquée de son opi-
328 DES MAITRESSES
niàtreté, elle est enfin obligée de lui faire observer le
bonnet. Il lui en fait des remerciements et des compli-
ments, et elle lui fait avouer que son bonnet est plus
beau que celui de la jeune Genevoise. A quarante-cinq
ans être jalouse d'un oncle qui en a soixante-quatre,
cela est neuf! Je me souviens toujours du poète qui
couchait avec sa servante : il disait que c'était une
licence poétique. » Wagnière (p. 346) n'est pas moins
sincère. A propos d'une galanterie de Voltaire à laquelle
nous avons fait allusion précédemment et dont les Mé-
moires de Bachaumont et Grimm nous ont conservé
les détails, il dit : c Cette anecdote sur M. de Voltaire
est de la plus grande fausseté ; car, dans le moment
de son étourdissement, j'étais dans sa chambre avec
M" 6 de S. .., et il me dictait de son lit. C'est à tort que
l'on a cherché à déshonorer cette demoiselle aimable
et respectable. Ce fut M" 10 Denis qui se plut à faire cou-
rir ce bruit, excitée par son esprit de jalousie extrême
contre toutes les personnes auxquelles son oncle témoi-
gnait de l'estime et de l'amitié. » Voltaire n'était pas
moins jaloux des individus auxquels M mo Denis témoi-
gnait de l'estime et de l'amitié. Voici ce que nous lisons
dans Collini (p. 112) au sujet de M me Denis : c Depuis
quelque temps, j'étais confident et copiste de ses ou-
vrages dramatiques. Elle composait alors une tragédie
d'Alceste. L'occupation qu'elle me donnait me mettait
dans la nécessité d'avoir avec elle des entrevues parti-
culières; j'apportais du zèle et de l'empressement à ces
petits travaux, qu'elle récompensait noblement par des
dons que je conserve encore comme des témoignages
de son estime. La tragédie d'Alceste n'était pas le seul
DIS VOLTAIRE. 329
motif qui nous obligeât d'avoir des entretiens particu-
liers. Les besoins d'une grande maison nouvellement
établie, et dont la surveillance était confiée à M mo Denis
que Voltaire nommait la surintendante, et à moi, la né-
cessité de dérober à son oncle la connaissance des évé-
nements littéraires qui pouvaient l'inquiéter, d'autres
raisons accidentelles et aussi innocentes exigeaient des
conférences secrètes. C'était là ce qui avait rendu nos
relations plus intimes et établi réciproquement entre
nous le ton et le langage de l'amitié. Peut-être cette
liaison avait-elle fait naître des soupçons dans l'esprit
de Voltaire ; quelques soupers auxquels nous étions
seuls, lui, sa nièce et moi, et où d'une manière trop
marquée, peut-être, elle s'adressait à moi, dans la
conversation, parurent causer du mécontentement. Un
soir, entre autres, j'eus occasion de m'en assurer par
ces demi-mots qui ne signifient rien pour des étrangers,
mais qui sont bien entendus de ceux à qui ils sont
adressés. Dès lors M me Denis prit dans notre commerce
ordinaire des précautions auxquelles jamais elle n'avait
songé. » Il ne fallait plus qu'un prétexte pour se défaire
de Collini ; Voltaire le trouva bientôt. On lui remit une
lettre que Collini avait remplie de badinages et de plai-
santeries au milieu desquels il avait fourré le nom de
M mc Denis. Voltaire fut heureux de profiter de cette
étourderie pour renvoyer Collini. Comment comprendre
cette jalousie réciproque de Voltaire et de la veuve De-
nis, s'ils n'ont pas vécu dans un commerce incestueux?
M. Beuchot a exigé un motif de cette accusation. Plus
elle est grave, plus elle doit être justifiée. Ces mots de
Collini appliqués à l'oncle et à la nièce : « Je me sou-
330 DES MAITRESSES
viens toujours du poète qui couchait avec sa servante :
il disait que c'était une licence poétique, » ne suffisent-
ils pas pour confirmer tous les soupçons et les raisons
sur lesquelles reposent ces soupçons?
On dirait que Voltaire a prévu qu'il serait un jour
accusé d'avoir eu des rapports incestueux avec sa
nièce, tant il a pris de précautions pour prévenir
jusqu'au soupçon! Il a eu l'occasion d'écrire beaucoup
de lettres à la veuve Denis, dont il connaissait la légè-
reté et la dissipation ; il affecte de l'appeler sa chère en-
fant, il ne lui donne que ce nom, sauf deux ou trois
fois qu'il la qualifie de chère plénipotentiaire; il est
constamment réservé, décent, discret; c'est un oncle
qui cause avec sa nièce. Voltaire a une autre nièce,
mariée, mère de famille ; il l'accable de missives ; il la
rend complice de tous ses mensonges, de toutes ses im-
puretés littéraires, il se livre à elle tel qu'il est, il ne lui
cache aucun des replis de son âme, il lui dévoile tous
ses goûts ; il est plus que libre, il devient graveleux.
Le 8 janvier et le 11 mars 1156, il lui parla comme le
dernier des goujats, et il recourut à des expressions
qu'on croyait enterrées pour toujours dans Rabelais.
Cette différence de ton dans ses confidences aux deux
sœurs est assurément bien surprenante et serait une
énigme si Ton ne supposait pas que Voltaire a eu des
raisons graves pour en agir ainsi. Or la seule raison
qui se présente à l'esprit n'est-elle pas celle que nous
avons indiquée? Cette prudence, qui n'était pas dans
les habitudes de Voltaire, ne prouverait-elle pas ce qu'il
lui importait de dérober à tous les regards ? Il n'aurait
pas été un philosophe complet, s'il n'avait pas servi
DE VOLTAIRE. 33t
d'amant secret à la veuve Denis ; il y aurait une lacune
dans sa biographie, si l'inceste n'y occupait pas une
place et ne venait pas clore la liste de ses vices. Il n'a
pas été pris sur le fait, à la vérité, cela n'est pas néces-
saire devant le tribunal de l'histoire pour cette matière,
autrement la biographie devrait renoncer à aborder
toutes les questions relatives aux mœurs. Mais, à défaut
de certitude, n'y a-t-il pas les probabilités? Or toutes
les probabilités ne chargent-elles pas l'oncle et la
nièce? Il est par conséquent moins injuste de les
accuser et de les diffamer qu'il ne serait téméraire de
les disculper. L'avenir fournira peut-être le seul rensei-
gnement qui manque ou d'autres documents qui aug-
menteront le nombre des probabilités. Il est au moins
douteux que l'avenir tienne en réserve quelque lettre,
quelque mémoire dont les conclusions tournent à la
gloire de l'oncle et de la nièce.
CONCLUSIONS
Les lettres de Voltaire et les mémoires de ses adora-
teurs nous ont fourni des preuves trop nombreuses de
son avarice et de son indélicatesse, pour qu'il soit né-
cessaire de discuter la vraisemblance des deux anec-
dotes qui nous ont amené à faire une étude approfondie
de sa vie privée. Il est évident que, les lésineries et les
friponneries de Voltaire une fois connues, il ne s'agit
plus que de savoir si ces deux anecdotes, qui ressem-
332 CONCLUSIONS.
blent à tant de particularités qu'on lui a reprochées,
sont vraies. Or, elles devront être regardées comme des
faits authentiques, si elles sont rapportées par plu-
sieurs biographes contemporains, et si ces biographes
contemporains n'ont pas pu être trompés ni voulu
tromper.
Voici d'abord Formey qui nous dit, à la page 236 du
tome I er de ses Souvenirs d'un citoyen : « Il est in-
croyable jusqu'où Voltaire poussait la lésinerie et l'es-
croquerie. Je n'en parlerais pas, si je n'en trouvais une
mention formelle dans les Œuvres posthumes (de Fré-
déric le Grand) de l'édition de Bàle. L'habit noir, em-
prunté au négociant Fromery pour porter un deuil de
cour, est la chose la plus plaisante. On n'osait rien
refuser à Voltaire. Le négociant prêta son habit, qui
allait bien pour la longueur, mais qui était trop large.
Voltaire le fit rétrécir, le renvoya, et quand Fromery
voulut le remettre, il s'aperçut de la manœuvre. Les
bougies qui devaient rester aux domestiques étaient
confisquées au profit de Voltaire. C'était la fable de la
ville, et le roi en était fort bien instruit; mais il prenait
l'homme tel qu'il était et lui passait ces écarts comme
attachés à la faiblesse humaine, et abondamment com-
pensés par ses rares talents. » On lit dans les Mémoires
de Grégoire (t. I, p. 3*71) : « J'ignore s'il est vrai que
Voltaire ait trompé ses libraires, mais on sait qu'il
volait à Berlin des bougies. Ce fait m'a été attesté de
nouveau par l'excellente princesse douairière Amélie
de Weimar. » Les Confessions de Quesné (t. I, p. 335)
nous donnent cette déposition de la femme de Baculard
d'Arnaud : « Elle n'aimait pas Voltaire parce qu'il est
CONCLUSIONS. 333
fort laid, fort avare, au point xTenlever en Prusse,
après le souper du roi, des bouts de bougie. Ce récit
sur les lèvres d'une femme chez qui le mensonge ne
paraissait point habituel, malgré son ton excessivement
criard, me causa quelque peine pour la gloire des
lettres ; mais je ne puis jamais me décider à recevoir
comme une vérité le vol des bouts de bougie. » Ainsi
Quesné ne doute point de la sincérité de la femme Ba-
culard d'Arnaud : cela suffit pour l'histoire qui, comme
les juges, ne pourrait jamais rendre de jugement, s'il
fallait rejeter tout ce qui est invraisemblable.
Thiébault est plus explicite dans le tome V de ses
Souvenirs. Il complète ainsi les détails que nous avons
cités précédemment. « Ce fut ainsi, et dès cette époque,
qu'il (Voltaire) fit revendre en paquets les douze livres
de bougies qu'on lui donnait par mois ; et que, pour
s'éclairer chez lui, il avait soin, tous les soirs, de re-
venir plusieurs fois dans son appartement sous diffé-
rents prétextes, et de s'armer à chaque fois de Tune des
plus grandes bougies allumées dans les salles de l'ap-
partement du roi, bougies qu'il ne rapportait pas, et
dont il aurait pu dire au besoin : C'est mon sucre et
mon café. » Quant à l'aventure de Fromery, Thiébault
(p. 282) la raconte en ces termes : « On en a tant parlé,
qu'il est bon de la présenter telle qu'elle s'est passée.
Voltaire, arrivé un jour de Potsdam avec le roi, se
trouva invité à souper chez la reine-mère ; or, c'était
à Tépoque d'un deuil de cour, et Voltaire n'avait pas
d'habits noirs à Berlin. Son embarras fut d'autant plus
grand, que la reine-mère était sévère observatrice de
l'étiquette. Le domestique de notre courtisan dit à son
19.
CONCLUSIONS. 337
ment qu'avait occupé Voltaire. Le salon ou le cabinet
était tendu d'une toile peinte et vernie, représentant
des singes et des perroquets, perchés sur des treillages.
Le commandant du château nous dit que cette tenture
était la même qui tapissait les murs de cette chambre,
quand Voltaire l'occupait, et que le roi l'y avait fait
placer par malice. »
Formey, Thiébault et Pottier s'accordent sur les sou-
stractions de bougies ; Thiébault donne une autre ver-
sion sur l'emprunt de l'habit noir; son récit ne contredit
pas la narration de Formey ni celle de Pottier, puis-
qu'il convient de l'emprunt. Les Souvenirs de Formey
étant extraits du Journal où il enregistrait chaque jour
les anecdotes qui l'avaient frappé, on peut les préférer
aux Souvenirs de Thiébault, qui n'a pris la plume que
bien des années après les faits qu'il a relatés.
La sincérité de leurs dépositions atteste que For-
mey et Thiébault n'ont pas eu l'intention de tromper
leurs lecteurs. Ils n'avaient aucun intérêt à le faire,
puisque Voltaire était mort, ainsi que Frédéric, à la
cour duquel s'étaient passés les faits dont il s'agit.
Comme Voltaire avait encore plus d'amis que d'enne-
mis, et qu'il n'avait cessé d'être l'idole du jour, Formey
et Thiébault devaient craindre de se créer inutilement
des ennemis acharnés, en dévoilant des petitesses du
grand homme par excellence. Ils avaient tout à gagner
et n'avaient rien à perdre, en gardant le silence. Ils
n'en ont pas moins écrit ce qu'ils savaient. N'est-ce pas
une nouvelle preuve de leur bonne foi ?
Ils n'ont pas pu être trompés. Formey a passé presque
toule sa vie à Berlin et a pratiqué le roi et ses courti-
338 CONCLUSIONS.
sans ; il a aussi connu Voltaire et a été en correspon-
dance avec lui. Thiébault a fait un séjour de vingt ans
à Berlin et a vécu dans l'intimité du roi et dans celle de
tous les grands. Formey et Tliiébault ont donc appris les
faits qu'ils rapportent sur les lieux mêmes. S'ils avaient
été induits en erreur, ils auraient été contredits. Or,
Formey a publié lui-même ses Souvenirs en 1789, et il
est mort en 1191, sans avoir reçu de démenti. Thiébault
a aussi publié lui-même deux éditions de ses Souvenirs,
et il n'a pas été réfuté. Une troisième édition de ses
Souvenirs a é(é donnée par Dampmartin.Or, Dampmar-
tin avait résidé six ans à Berlin, et non seulement il n'a
pas infirmé le témoignage de l'auteur, mais il l'a même
appuyé de nouveaux détails qui le confirment. Le baron
Thiébault ne s'est décidé à faire une quatrième édition
des Souvenirs, que parce qu'il s'était assuré qu'à Berlin
il n'y avait pas un individu, soit à la cour, soit dans
les différentes classes de la société, qui ne regardât
comme vrai tout ce qu'ils contenaient.
Tout concourt à démontrer que rien n'est plus vrai
que les deux anecdotes que j'ai reproduites dans mes
Études, et dont Lepan et Paillet de Warcy n'avaient pas
craint d'enrichir leur Vie de Voltaire. Elles ne seront
pas moins vaisemblables que vraies si de l'examen de
notre dossier il résulte que Voltaire mérita une place
distinguée parmi les archi-avares et les maîtres-fripons.
Collini (p. 184) a prétendu que Voltaire n'était avare
que de son temps, et que la lésinerie n'eut jamais accès
dans sa maison. Cependant s'il est vrai de dire, comme
le remarque le même Collini, que V avare amasse, ne
jouit pas et meurt en the'saurisant, qui donc à ce signa-
CONCLUSIONS. 339
lement de l'avare ne reconnaîtra pas Voltaire? N'a-t-il
pas été toute sa jeunesse le parasite des grands? N'a-t-il
pas trouvé le moyen de se faire nourrir et loger pen-
dant trente ans chez des dames opulentes ? N'a-t-il pas
eu pour principe de tout marchander et de dépenser le
moins possible ? N'a-t-il pas exploité tous les gens dont
il a eu besoin ? N'a-t il pas laissé dans la gêne ses do-
mestiques, ses secrétaires et ses amis? Ne s'est-il pas
ingénié à augmenter sa fortune jusqu'à son dernier
soupir ? A-t-il jamais cessé de thésauriser pour thésau-
riser? N'est-il pas mort sur un énorme portefeuille de
contrats et sur des tonnes d'or? Le superflu qu'il appe-
lait la chose nécessaire, n'était-ce pas pour lui de l'ar-
gent, encore de l'argent, et toujours de l'argent? N'est-
ce pas à entasser capitaux sur capitaux, intérêts sur
intérêts, rentes viagères sur rentes viagères, obligations
sur obligations, inscriptions sur inscriptions, billets à
ordre sur billets à ordre que lui ont servi cette aptitude
éminente pour les affaires, ce bon sens prodigieux, cet
esprit du positif, dont sont dénués presque tous les
hommes de lettres ? N'eût-il pas son génie en avarice,
et sa vie est-elle autre chose qu'une série d'harpago-
nades ?
N'est-ce point parce que cette avarice était sa passion
dominante, qu'elle l'entraîna dans les sentiers de la
friponnerie? N'a-t-il pas trompé les agents du fisc? N'a-
t-il pas dupé tous ses débiteurs ? N'a-t-il pas frustré ses
domestiques et ses libraires? N'a-t-il pas ruiné Jore?
N'a-t-il pas mérité un jugement sévère pour ses procé-
dés envers le président de Brosses ? N'a-t-il pas été im-
pliqué dans des procès qu'il était plus honteux de ga-
840 CONCLUSIONS.
gner que de perdre ? N'a-t-il pas été convaincu de s'être
livré à un agiotage tout à fait blâmable ? En taxant de
rapines les intérêts des frères Paris et des autres vi-
vriers avec lesquels il s'était .associé, n'a-t-il pas con-
fessé qu'il avait profité des malheurs de son pays, et
qu'il devait presque toute sa fortune à des machinations
d'un esprit sans droiture et sans patrioiisme?
En vérité, parmi les individus qui, au xvm« siècle,
ont été attachés au pilori, fleurdelisés ou roués en Grève,
ou qui ont fini leurs jours dans les bagnes, y en avait-il
beaucoup de plus coupables que Voltaire? Si par ses
talents et son immense influence il a mérité d'être re-
gardé comme l'empereur des philosophes, dont la plu-
part n'eussent pas été déplacés aux galères, ne doit-il
pas, à cause des bassesses de sa vie privée, rester encore
à la tète de cette chaîne de fripons ?
Rien ne vient réclamer l'indulgence en sa faveur.
Pouvait-il faire moins de bien qu'il n'en a opéré? Et
encore, qu'est-ce que ce peu de bien dont il se prévalait?
Ses bienfaits n'ont-ils pas été des spéculations? Ses
secours n'étaient-ils pas des salaires? Ses aumônes ne
se sont-elles pas changées en sacrilèges ? car exiger un
reçu d'une aumône n'est-ce pas confondre le prêt avec
le don, et dénaturer par conséquent ce qu'il y a de plus
beau sur la terre ? On ne peut donc pas tenir compte à
Voltaire de ses bonnes œuvres. Il s'est rencontré dans
tous les temps des hommes qui ont pris le mal pour le
bien et le bien pour le mal. Heureusement pour l'hon-
neur de l'humanité, Voltaire est le seul qui ait osé
anéantir jusqu'à la notion du bien. Le bien comme le
mal, tout dépose donc contre lui.
CONCLUSIONS. 341
C'est ainsi que nous sommes invinciblement amenés
à adopter le portrait de Voltaire ébauché par le marquis
de Charost et retouché par Frédéric II en 1756, et à
regarder différents traits que nous avons empruntés
(p. 335) à la correspondance de ce monarque comme
des jugements d'une précision définitive et terrible,
pour nous servir des expressions employées, dans le
tome VII de ses Causeries du lundi, à propos des rap-
ports de Voltaire avec le président de Brosses, par
M. Sainte-Beuve, dont l'autorité sur cette matière ne
saurait être suspecte, puisqu'il n'a jamais eu pour prin-
cipe d'être impitoyable pour les faiblesses de l'espèce
littéraire. Notre dernier mot sur Voltaire sera tiré de la
lettre que M me Denis adressa à Voltaire, il y a un siècle :
« VOUS ÊTES LE DERNIER DES HOMMES PAR LE COEUR. »
Telles sont les conclusions que l'auteur ose dédier à
tous ceux qui font usage de leur raison. Ils ne sont pas
nombreux dès qu'il est question de Voltaire. C'est pour-
quoi l'un des principaux rédacteurs du Siècle, M. Ed-
mond Texier, a été amené à dire, en 1853, page 39 de
ses Critiques et Récits littéraires :
« Tous les jours on le juge ridiculement. On Va
exagéré.
« Aujourd'hui le châtiment de Voltaire, de cet
homme d'esprit, c'est d'être devenu le Dieu des Jm-
béciles. »
A ce « Philosophe à peine et par hasard, l'Église
toujours pleine de gens de goût », comme en convient
M. Texier, laisse toute la tourbe des Imbéciles.
APPENDICE
LES ANTIVOLTAIRIENS
DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'A NOS JOURS
Au dix-huiticinc siècle, l'admiration pour Voltaire, re-
marque le comte de Ségur, devint dans beaucoup d'esprits
une espèce de culte et d'adoration. Il était traité en dieu ;
c'était la seule divinité de tous ceux qui n'admettaient pas le
catholicisme. Sans cesse ses autels étaient surchargés d'of-
frandes. Il y avait une émulation à lui adresser, qui des
livres pour sa bibliothèque, qui des bustes d'ivoire, qui des
portraits, qui des tableaux, qui des pastels, qui des tapisse-
ries pour son ameublement ; qui des écritoires pour son se-
crétaire ; qui des fourrures précieuses pour ses vêtements ;
qui des services de porcelaine pour sa table ; qui des fro-
mages, qui des pâtés, qui des truffes, qui des melons, qui
des perdrix, qui des faisans, qui des saucissons, qui des per-
drix rouges, qui des colombes, qui des œufs, qui du lait, qui
des fleurs et des fruits pour ses buffets ; qui des bouteilles de
vin de Champagne, qui des tonneaux de vin de Hongrie pour
sa cave ; qui des pruniers, qui des cerisiers, qui des ceps de
vigne, qui des oignons, des plantes, et des arbustes pour ses
344 APPENDICE.
jardins ; qui un beau cheval pour son écurie. On l'accablait
de tant de vers, qu'il prit le parti de ne plus recevoir que des
lettres affranchies, afin de se dispenser de les lire tous, et
d'avoir à y répondre. Il était encore plus assiégé de visites
que de vers. Pour s'y soustraire, il jouait à merveille le rôle
d'un dieu caché. Il ne se montrait qu'à de rares intervalles,
face à face, et ne conversait familièrement qu'avec un petit
nombre de personnes. Cependant il daignait parfois céder
aux import unités. Alors il se faisait volontiers tout à tous.
Les grandes dames se permettaient de l'embrasser ; il ne reti-
rait pas ses joues. Quand M lle Clairon accourut depuis Paris
ît Fcrney pour se jeter à ses pieds, il comprit qu'il avait
affaire à une actrice. Il se hâta de s'agenouiller, et de dire :
« Maintenant, qu'allons-nous faire? » Mais, quand à Paris il
entendit le grave Franklin le prier de bénir son petit-fils
prosterné devant lui, il devina que le moment était sérieux.
Il imposa les mains sur la tête de l'enfant avec toute la solen-
nité du prélat du Lutrin. L'assistance parut profondément
émue ; Voltaire crut voir des larmes couler sur plusieurs
visages. C'est entre ces deux génuflexions qu'il faut placer la
mode des pèlerinages à Ferney. Il reste avéré qu'on y volait
de tous les coins de l'Europe ; il n'est pas moins certain
qu'on s'y rendait avec l'empressement et le recueillement des
catholiques devant les autels privilégiés de certains saints, et
qu'on assimilait cet engouement aux dévotions.
Il est facile de remarquer que les sacrements ne font pas
des saints de tous ceux qui les fréquentent; mais il est im-
possible de calculer tous les crimes qu'ils empêchent, et tous
les vices qu'ils étouffent dans leur germe. Quand la Révolu-
tion vint briser les portes des couvents, elle ne prévoyait pas
qu'elle démuselait bien des monstres que la communion
avait jusque-là contenus comme des agneaux. En feuilletant
les Souvenirs d'Arnault, on est étonné du nombre de mau-
vais sujets fournis par la seule maison de Juilly, et de la dif-
LES ANTIVOLTAIRIENS. 345
férence notoire entre le révérend père Fouché et le citoyen
Fouché; l'évêque constitutionnel Grégoire avoue que le
citoyen Chabot ne valait pas le capucin Chabot. Des pro-
vinces tout entières regrettèrent le temps où le citoyen
Joseph Lebon professait chez les Oratoriens, ou disait la
messe à Neuville. Des milliers d'individus tremblèrent au
nom du citoyen Jean-Georges Schneider, devenu accusateur
public près le tribunal criminel de Strasbourg, après avoir
passé neuf ans chez les Récollets et traduit les Homélies de
saint Jean Chrysostome.
Le biographe et le moraliste sont naturellement amenés à
se demander si ceux qui hantaient le Temple du Goût, et
pratiquaient le dieu de V Esprit, revenaient de Ferney et plus
vertueux et plus spirituels. Sauf quelques désenchantements,
il est avéré qu'ils restaient tous Gros-Jean comme devant, et
que rien ne les distinguait de ceux qui seraient allés se pro-
mener vers la fontaine pétrifiante de Saint-Allyre. Ils se van-
taient, il est vrai, d'avoir les yeux ouverts, comme Adam et
Eve, après leur chute, mais il ne paraissait pas qu'ils
eussent vu grand'chose. Quand La Harpe se fut converti,
eut-il moins de goût, de jugement, d'énergie, d'éloquence,
d'imagination, de tact que lorsqu'il était voltairien? Il suffit
de comparer la Correspondance littéraire de La Harpe vol-
tairien au Lycée de La Harpe chrétien, pour se faire une idée
de l'influence du catholicisme et du voltairianisme en litté-
rature. Aussi Fontanes, dans son Discours prononcé devant
l'Institut aux funérailles de La Harpe, a-t-il dit de ses der-
niers ouvrages : « Ceux qui en connaissent quelques parties
avouent que le talent poétique de l'auteur, grâce aux inspi-
rations religieuses, n'eut jamais autant d'éclat, de force et
d'originalité. On sait qu'il avait embrassé avec toute l'énergie
de son caractère ces opinions utiles et consolantes, sur les-
quelles repose tout le système social ; elles ont enrichi, non
seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles,
3i0 APPENDICE.
ii ni- rll«^ ont encon* adouci les souffrances de ses derniers
jour-. ■> Sainte-Beuve, qui se préoccupait aussi peu des con-
M-r-ioiis «fiie des apostasies, nous fournît le même argument
qiit* Fniitanes : * La Harpe était un éminent critique ; ses
d»-f nits, tout le monde les srtit aujourd'hui, et nous avons été
a>M-z \if à les dénoncer nous-mêmes : maïs ses qualités litté-
raire étaient rares : il avait l'enthousiasme du goût. Le plus
di>tiiiirué des élèves de Voltaire, il fut en France le pre-
mier qui introduisit régulièrement l'éloquence dans la cri-
tique. »
Olte remarque s'étend aux lecteurs. Ceux qui ignorent
Volt. un- en sont-ils plus bétes? Joseph de Maistre avouait,
en 1808, qu'il ne l'avait pas ouvert depuis trente ans, et
qu'il ne l'avait jaunis tout lu : cependant cela ne Ta pas em-
pévhé d'avoir un nom qui en vaut bien un autre. Le vicomte
de Bonald aussi avait peu étudié Voltaire, et il n'a jamais
placé ses Œuvres dans sa bibliothèque ; cependant Sainte-
Beuve convînt qu'on ferait un charmant volume des Pensées
de Bonald. Dans une lettre à M me de Beaumont, Joubert
s'écrie : « Dieu me préserve d'avoir jannis en ma possession
un Voltaire tout entier! » Cependant Joubert ne passe pas
pour une taupe en critique.
Nous lisons dans une des Lettres du R. P. Lacordaire à
des jeunes yens : « Qu'avez-vous à lire dans Voltaire, après
ses chefs-d'œuvre dramatiques? Sont-ce ses Contes, son
Dictionnaire philosophique, son Essai sur les mœurs des
nations y et cette multitude de pamphlets sans nom lancés à
tout propos contre l'Évangile et l'Église? Vingt pages suf-
fisent pour en apprécier le mérite littéraire et la pauvreté
morale et philosophique. J'avais dix-sept à dix-huit ans,
quand je lisais cette suite de débauches d'esprit, et jamais
depuis je n'ai eu la tentation d'en ouvrir un seul volume;
non par crainte, il est vrai, qu'ils me fissent du mal, mais
par le sentiment profond de leur indignité. » Le P. Lacor-
LES ANTIVOLTAIRIENS. 347
daire n'en a pas moins fourni une des plus belles carrières
de ce siècle.
Au contraire, tous ceux qui savent leur Voltaire par cœur
en sont-ils plus spirituels ? Il est impossible de s'en aperce-
voir. Ils voudraient faire passer pour une estampille d'esprit
leur accès de rage contre le clergé ; on n'est pas leur dupe.
Ils nous célèbrent continuellement l'esprit de Voltaire ; nous
ne tombons pas dans leurs pièges ; nous aimerions mieux
qu'ils nous amenassent à reconnaître le leur, car nous
sommes parfaitement convaincus que ce n'est point par pure
modestie qu'ils le cachent si bien à tous les regards. Us nous
forcent d'appliquer à tous ses propres écrits ce vers que Vol-
taire s'imaginait avoir composé seulement pour les Cantiques
sawés de Le Franc de Pompignan :
Sacrés ils sont, car personne n'y touche
A défaut d'imagination, ils n'ont pas même les ressources
d'une mémoire qui se pare habilement des plumes du paon,
et rappelle au besoin, aux amateurs, cet élan de Mascarille :
Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!
On dirait volontiers que le nom de Voltaire n'est que la
feuille de figuier, qui sert à couvrir leur nudité intellec-
tuelle. En vérité, on est tenté de croire que Voltaire n'avait
pas d'esprit, puisqu'il inspire si peu ceux qui l'invoquent,
ou bien que ses dévots ne sont que des imbéciles, puisqu'on
ne trouve aucune différence entre ceux qui l'étaient perpé-
tuellement sur leur table et ceux qui le laissent chez les
libraires.
Quoiqu'il en soit, Voltaire obtint un empire universel et
absolu sur les masses ; on ne saurait se dissimuler qu'il ne
le dut qu'à son impiété et à son cynisme. Il méritait d'être
Zft APPENDICE.
adoré comme un faux dieu, parce qu'il eut l'art de flatter
toutes les passions humaines, et que, dans ses écrits comme
d.'iij< sa conduite, il les représente à merveille. Aussi tous
le< ouvrages irréligieux et obscènes lui étaient-ils attribués.
S'il avait fait un autre usage de ses immenses talents, aurait-
il acquis la même célébrité? Non. Tous ceux qui ne profes-
sent point ses principes se sont honorés de ne pas se faire
illusion sur son mérite. Si c'est une erreur, on peut être
tenté de dire que c'est une belle erreur, car le nombre et
l'autorité de ceux qui la partagent lui donnent une grande
valeur.
H n'est pas sans intérêt de réunir les témoignages des per-
sonnages qui ont pu observer Voltaire de près, et juger de la
comicxité entre l'homme et l'écrivain, et de citer les opinions
des penseurs qui l'ont apprécié d'après ses œuvres et son in-
fluence. Ce triage démontre admirableinent.de quel côté est
le courage ou le préjugé ; car, en voyant les amis de Voltaire
le critiquer aussi sévèrement dans le secret que ses ennemis
osaient le faire ouvertement, il est impossible de ne pas
sentir la justesse de cet axiome du chef des philosophes : La
philosophie n'est qu'une esclave.
A peine Voltaire eut-il quitté les bancs du collège que la
police le comptait au nombre des mauvais sujets. Aussi les
Lieutenants de police eurent-ils le soin de l'éloigner constam-
ment de Paris, et de l'en exiler. De là, cette lettre de Vol-
taire à de Vaincs, en date du 2 février 1778, sur Paris : c Je
ne crois pas avoir demeuré trois ans de suite dans cette
ville. Je ne la connais que comme un Allemand qui a fait
son tour d'Europe. »
Les Parlements auguraient si mal de tout ce qui sortait de
sa plume, qu'il fut réduit à faire imprimer presque tous ses
ouvrages à l'étranger, ou sous des rubriques étrangères.
Aussi disait-il, le 21 mai 1740, à d'Argenson : « Je suis
facile d'être de contrebande dans ma patrie. »
LES ANTIVOLTAIRIENS. 349
Les tribunaux furent appelés plusieurs fois à juger les
affaires de Voltaire ; il fut constamment débouté de ses
plaintes, et condamné à des dommages-intérêts, très peu
honorables pour sa philosophie.
Dubois ne voulut pas même de Voltaire pour des commis-
sions peu honorables.
Le cardinal de Fleury le ménagea très peu.
Le chancelier d'Aguesseau le haïssait comme l'enfer.
Dans les Manuscrits du marquis d'Argenson, on lit ces
mots relatifs à Voltaire : « Insensible aux reproches sur le
devoir, avare et fripon pour son intérêt. »
Ghoiseul flatta Voltaire, le pensionna, l'enrichît, le pro-
tégea, et prévint tous ses désirs ; quand il le connut suffi-
samment, il se hâta de faire peindre sur les girouettes de son
château de Chanteloup la figure du patriarche de Ferney.
Louis XV l'admit à sa cour, l'y toléra quelque temps,
dédaigna ses adulations et ses familiarités et le laissa partir
pour la Prusse : il ne lui permit plus de revenir à Paris.
Frédéric le Grand ne put le garder plus de trois ans à sa
cour. Il ne le retint qu'autant qu'il en eut besoin ; il le
chassa honteusement et ne voulut plus le recevoir. 11 entre-
tint une correspondance avec lui, mais parce qu'il était inté-
ressé à l'avoir pour trompette ; il le méprisait comme un
coquin, un scélérat, digne de tous les châtiments. Personne
ne lui a jamais lâché de pareilles épithètes si près du visage.
Marie-Thérèse ne faisait aucun cas de lui, et défendit
expressément à Joseph II de le visiter à Ferney.
« Voltaire, disait Napoléon, est plein de boursouflure, de
clinquant ; toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni
les choses, ni la vérité, ni la grandeur, ni les passions. Il est
étonnant combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe
de la diction, les prestiges de la scène, ne trompent plus
l'analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement
mille pour cent. » Tout le temps que Napoléon fut maître en
20
350 APPENDICE.
France, il ne laissa jamais réimprimer les Œuvres de Vol-
taire. Il destitua Cliénier d'une place d'Inspecteur général
des études, pour avoir publié une Épitre-à Voltaire.
Catherine II, de même que Frédéric, avait besoin de trom-
pettes. File fit à Dalemhert des propositions aussi brillantes
qu'inacceptables; elle acheta la bibliothèque de Diderot fort
cher, et à la condition qu'il en jouirait tant qu'il vivrait. Elle
se garda bien de négliger Voltaire. Elle l'entretint de four-
rures ; elle l'accabla de médailles en or ; elle lui prit autant
de montres qu'il en expédia en Russie ; elle eut la coquette-
rie d'être en correspondance régulière avec lui. C'est à tort
qu'on l'a soupçonnée de n'être qu'une copiste. Toutes les
minutes de ses Lettres à Voltaire sont encore conservées ;
elles sont tellement travaillées, raturées et surchargées
qu'elles en restent illisibles : c'est un vrai grimoire. Voltaire
étant mort dans toute la plénitude de sa gloire, Catherine
jugea à propos de spéculer sur l'enthousiasme public. Elle
s'empressa d'acquérir la bibliothèque de Voltaire, moyen-
nant 150,000 livres en argent, et pareille somme en pierre-
ries et en fourrures. Elle commanda une statue de Voltaire;
elle voulut qu'on dressât le plan de son château et de ses
dépendances, afin de construire un pendant de Ferney près
de Saint-Pétersbourg. Elle eut même le dessin d'édifier un
musée pour classer les livres de Voltaire dans l'ordre qu'ils
occupaient à Ferney. Mais elle perdit de vue tous ces pro-
jets. Elle avait reçu les livres et la statue, elle les conserva
tels quels. La Révolution survint ; Catherine l'attribua aux
écrits de Voltaire. Alors elle cessa d'honorer sa mémoire.
Elle ota de sa galerie le buste de Voltaire et le- laissa à
l'écart ; les livres eurent le même sort que le marbre. Il n'y
a que quelques années qu'on s'est avisé de les retirer des
greniers où ils étaient entassés pêle-mêle, depuis un temps
infini, et "de les placer dans une galerie; on aperçoit au
milieu de la bibliothèque la statue de Voltaire, mais sans
LES ANTIVOLTAIRIENS. 351
piédestal, de sorte qu'il est impossible de ne pas étouffer de
rire quand on se trouve de plein pied, et face à face, avec
cette figure dont Houdon a si bien saisi l'expression mo-
queuse.
C'est l'empereur Nicolas qui a fait ranger ces livres, mais
sans idolâtrie pour Voltaire. Il défendit à ses bibliothécaires,
sous les peines les plus sévères, de communiquer les manus-
crits de Voltaire, sans une autorisation signée de sa main. Il
n'a permis à personne d'en copier même une ligne, pour
certains papiers d'une obscénité révoltante, même au juge-
ment de ceux qui ont lu la Pucelle.
Dépouillons maintenant les scrutins des littérateurs.
Desfontaines et Fréron sont-ils dignes d'ouvrir la liste ? Le
6 décembre 1776, Voltaire faisait cet aven à Condorcet :
« L'abbé Desfontaines n'était pas sans esprit et sans érudi-
tion. » Le marquis de Prezzo, seigneur de la cour de Turin,
ayant prié Voltaire de lui désigner un correspondant litté-
raire à Paris, qui fût en état de lui donner une idée de tous
les écrits qui se publiaient en France : « Adressez-vous, lui
dit Voltaire, à ce coquin de Fréron ; il n'y a que lui qui
puisse faire ce que vous demandez. » Le marquis paraissant
étonné de cet éloge : * Ma foi, oui, répliqua le philosophe,
c'est le seul homme qui ait du goût, je suis forcé d'en con-
venir, quoique je ne l'aime pas, et que j'aie de bonnes rai-
sons pour le détester. » Tels furent les deux critiques qui ne
craignirent pas de reconnaître le plus tôt, et de proclamer le
plus souvent, que Voltaire n'était ni le plus vertueux, ni le
plus éminent des letlrés.
M mo du Chastelet passa treize ans dans l'intimité de Vol-
taire ; ses Lettres à d'Argental ne feront souhaiter à aucune
femme d'avoir pour hôte un homme du caractère de Vol-
taire.
M mo de Graf figny visita ce couple; ses illusions ne durèrent
pas longtemps ; elle n'a pas caché les injustices, la jalousie,
352 APPENDICE.
la vanité, les fureurs, les rancunes, le fanatisme excessif,
les folies, les imprudences, les ridicules, les faiblesses, l'or-
gueil, les caprices et la bêtise même de celui qu'elle appelait
d'abord son idole. Elle n'a pu s'empêcher de s'écrier :
c Qu'il est bête, lui qui a tant d'esprit ! •
M me Denis a porté sur son oncle un jugement que l'histoire
n'a pas laissé tomber.
M IL ' Quinault tenait Voltaire pour un méchant esprit et nn
homme sans foi.
M me d'fipinay a dévoilé ses inconséquences, ses contradic-
tions, ses préjugés, ses redites, ses perpétuelles moqueries,
ses ridicules. Elle déclare qu'elle n'aurait pas désiré vivre
longtemps avec lui.
M me du Deffand était du même avis.
La duchesse de Choiseul éclate, dans ces mots tirés de la
Correspondance inédite de 3/ me du Deffand : « La lettre de
Voltaire que je vous envoie est pitoyable. Il en avait déjà
écrit une dans le même genre à M. de la Ponce, remplie
d'amour pour nous, d'invectives contre le Parlement, et
d'éloges sur les opérations du chancelier. Il croit, en rassem-
blant tous ces contraires, se donner un air de candeur, et
prendre le ton de la vérité. Il vous jpande qu'il est fidèle à
ses passions : il devrait dire à ses faiblesses. Il a toujours
été poltron sans danger, insolent sans motifs et bas sans
objet. Tout cela n'empêche pas qu'il ne soit le plus bel esprit
de son siècle, qu'il ne faille admirer son talent, savoir par
cœur ses ouvrages, s'éclairer de sa philosophie, se nourrir
de sa morale ; il faut l'encenser et le mépriser. — Qu'il est
pitoyable, ce Voltaire! Qu'il est lâche! Il s'excuse, il
s'excuse ; il se noie dans son crachat pour avoir craché sans
besoin ; il chante la palinodie, il souffle le froid, le chaud. Il
fait pitié et dégoût. »
J'emprunte aux Lettres inédites de la marquise de Créqui
ce passage, daté du 7 mai 1789 : « J'ai lu la Correspondance
LES ANTIVOLTAIRIENS. 353
de Voltaire, et, comme je lis moralistement, elle me fait
beaucoup de plaisir. Un homme tel que lui, si vil par glo-
riole, est un spectacle pour des yeux observateurs. Ne croyez
pas qu'il fût dupe des dieux qu'il encensait, mais il voulait
être encensé, prôné et couru : il Ta été, et certainement,
sans cette manigance honteuse, il n'aurait pas été aussi
célèbre avec le même mérite. J'y ai souvent réfléchi : les
vicieux sont plus célébrés et plus aimables que les vertueux
modestes. La raison ni les principes n'arrêtent jamais les
premiers ; ils se permettent tout, et ils obtiennent tout. On
les craint, on les désire, on s'en vante, et le talent modeste
est mésestimé et souvent oublié. »
M me de Genlis n'a pas été moins sincère. Elle confirme
tous les jugements précédents par des appréciations bien
senties de l'homme et de l'écrivain.
M rae de Staël a écrit sur Voltaire, dans son livre sur l'Alle-
magne, des arrêts dont nous ne citerons que ces mots : « Il
fit Candide, cet ouvrage d'une gaieté infernale, car il semble
écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent à
notre sort, content de nos souffrances, et riant, comme un
démon ou comme un singe, des misères de cette espèce
humaine avec laquelle il n'a rien de commun. »
M me Necker, oubliant la statue qu'elle avait puissamment
contribué à faire élever à Voltaire par les gens de lettres,
parle d'un trait de colère qui faillit aboutir à l'assassinat;
elle confesse que Voltaire ne lisait pas assez, qu'il ne passait
pas une heure sans changer de principes, qu'il poussait très
loin la méprise et l'inexactitude en histoire, qu'il était très
inégal dans son style, et qu'il ne s'élève pas bien haut dans
le domaine de l'imagination.
Qu'attendre maintenant des hommes?
Collini a fait des confidences des plus accablantes contre
Voltaire.
En dépit de ses réticences, Wagnière laisse bien à penser.
20.
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ri I mIhIi j . il lii i jf jt.-f r l'i-xirriT c\ p-ir |i* traiter «!♦/- seéltrat.
L« i-'/init Hi-ili-iii"» iii-'iiiil-iit ru 174!*. à M 101 du Defiand :
ê ,\ < / 1 j > u\i)ti> trop >on\ j *nt parK- ensemble de Voltaire, pour
r». 1 1- h'Jn lu «jr>-u>. On jM-iit admirer sj*s vers, ou doit faire
--.i-. «I* î-oij r>j>iil ; fu;ii> bon raraelrre dégoûtera toujours de
•<- i.il«ni>. » (/ri.iii ;m-M I opinion du président Hénault et
-lu .-.ilufj lir M"" <Ill Di'ii.llld.
<.iillr ilhllOIT.iit VoltililT.
LES ANTIVOLTAIRIENS. 3*5
Piron ne cessa de décocher contre lui ses épigranimcs les
plus violentes. Il avait quatre-vingts ans, qu'il en faisait
encore. Nous lisons, dans une de ses Lettres récemment
publiées : « Le sot et méchant homme, que Voltaire : il n'a
pas plus d'esprit que de science dans les trois quarts de ce
qu'il fait : excepté la paresse, on pourrait dire que les
péchés mortels sont ses Muses. Impie, superbe, envieux, fu-
rieux, tout est marqué à ce joli coin-là. »
- Montesquieu a dit : « Voltaire n'est pas beau, il n'est que
joli. Il serait honteux pour l'Académie que Voltaire en fut.
Les ouvrages de Voltaire sont comme les visages mal propor-
tionnés qui brillent de jeunesse. Voltaire n'écrira jamais une
bonne histoire. L'auteur de Charles Xll manque quelquefois
de sens. »
Galiani riait de l'ignorance de Voltaire; il regardait sa
prétendue tolérance comme une sottise ; il devinait qu'il
n'était point aimé et ne le serait jamais.
Formey estimait que Voltaire resterait la risée de tous
ceux qui prendraient la peine de relever ses contradictions.
Duclos qualifiait Voltaire de brigand ; il laissa prouver et
conclure chez lui que Voltaire n'occuperait le premier rang
dans aucun genre, et qu'il serait la fable de tous ceux qui
reprendraient ses travaux en sous-œuvre.
Diderot ne fit qu'une visite à Voltaire, en 1778 ; il n'eut
presque aucun rapport avec lui et ne lui écrivit que quelques
lettres ; il l'estimait très peu, soit comme homme, soit
comme philosophe. Il l'appelait le méchant et extraordinaire
enfant des Délices ; il se plaignait de sa susceptibilité, de sa
frivolité, de son ignorance, de ses paradoxes, de son injus-
tice, de sa méchanceté incroyable, et même de son envie. Il
-dit, à propos de celte envie de Voltaire, en 1762 : « Je ne
saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme, il en
veut à tous les piédestaux. Il travaille à une édition de Cor-
neille. Je gage, si l'on veut, que les notes, dont elle sera
>,. A ??fcN-I
..'. - : . V « .".'* *- -*r 'ï -r k VAT?? dil CÎ*I- L V*4- !
'.: •- -: >. : ', .* ..'. 0..-'-i.. r rC VjV. frfl. bizUT* 4 «S
..:.- -.. -..fi.'j:. :.-:.- -î-vk -ir r*sprit le i -*aiv:
"\ .• - "■•...• i-ï '/- — r.*,t. .r.-p^ p*-* U sas*-**-* < par
f. '..••.:.-. ;.->-v. ;^v^--ph*. irritable Protêt*;
.; •* :;...*.;!. i^". î . ::....-. ■î-- Loiumes : son a. fai
*■•;:.• ;- r.2. -i-. i|i.. rwiiUi* un îent capricieux. reniera
v, / - .: v,:j \*+*<ui*:. tinV/ p-vir attaquer la sottise et UnWt
7 . i- .'10-. ' ^r*r»-nij»'/riiii's >r «ont plus ou moins piqués de
I: «-• ifi-j*..]- •:•: r*ppeb-r I»-* ter* de M. de Musset eifcs
M, f#u./o» n ) pi- uriuqué «le tirer sur Volt lire, toutes Ws
fo.- 'j') il I ; i p-ij'-out.'v dan- !•- domaine de l'histoire et de h
li»< r;itijr". Ilan-. b- tome III •!•: >oii Histoire de la cirilisaikm
m I imite, il a examin*'- h: rôle du poète et le rôle du cri-
\\i\\f d;m» k- ou\m^*" de Volt-iin.'*. il a plus de penchant
pour J ni*tiii<-t «lu po<'tc que pour les élucubrations de l'his-
tori'-n : ''''-t pulw-riter fort poliment l'érudition du philo-
sopb**, qui n'a pa» plu» de solidité qu'un château de cartes.
Si-tiuoiide de Sismondi appartenait à cette école historique
qui 'Towiit pouvoir se papier du flambeau de Voltaire, pour
avanew dan-» le«» eataeombcs de V histoire.
I);jiis un article sur Voltaire, Victor Hugo a parlé de ses
Œuvren comme d'un temple monstrueux où il y a des témoi-
gnages pour tout ee qui n'est pas la vérité, un culte pour
tout ee qui n'est pas Dieu. Il ne peut prononcer ce nom sans
indignation. Il (remit sur ee beau génie qui n'a pas compris
sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté
de, la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui
ne s'est pas souvenu que le trépied du poète a sa place près
LES ANTIVOLTAIRIENS. 363
semblée constituante décréta l'Apothéose de Voltaire : « Il est
difficile de trouver un exemple plus remarquable de la puis-
sance et de la fascination du préjugé, que cette apothéose de
Voltaire votée par la partie libérale d'une assemblée telle
que la Constituante. Certes, Voltaire n'était rien moins qn
patriote, rien moins qu'ennemi de la noblesse, rien moii.s
que partisan de l'égalité. S'il eût assez vécu pour être député
aux états généraux, il est probable qu'il se fût assis parmi
les aristocrates. Il n'aurait certainement pas voté pour les
noirs, lui qui était intéressé dans la traite des nègres. Il se
fût grandement moqué de tous ces amis de la perfectibilité
humaine, de tous ces preneurs de vertus populaires, de tous
ces zélateurs d'égalité qui occupaient les tribunes de l'As-
semblée et remplissaient les colonnes de la presse. Quelques
membres de l'Assemblée avaient sans doute trouvé opportun,
au moment de la grande effervescence des opinions reli-
gieuses, lorsque partout on voyait, dans l'émotion des
fidèles, le danger d'une guerre civile, d'afficher un hardi
dédain, de jeter en quelque sorte un défi au parti dévot, et
rien ne leur avait paru plus convenable dans ce but que
d'exalter le principal apôtre de l'incrédulité dans le dix-hui-
tième siècle ; la majorité, moitié par conviction, moitié par
esprit de concession aux passions du jour, s'était laissée en-
traîner. » L'Assemblée nationale ne pouvait pas mieux jus-
tifier tout le mal que Voltaire avait dit si souvent des sociétés
délibérantes. Le nom de Voltaire ne fut évidemment qu'un
prétexte dans cette fameuse apothéose. Sans s'en douter,
l'Assemblée constituante se servit du cadavre de Voltaire
pour distraire les badauds. Puisqu'il fallait une fête au
peuple, ou à la cariaille, comme l'appelait Voltaire, il était
convenable qu'on lui donnât les os de Voltaire à ronger, en
attendant d'autres victimes.
Mais plusieurs mois auparavant, en octobre 1790, Claude
Fauchet avait pu tenir ce discours devant huit à neuf mille
364 APPENDICE.
personnes, sans être interrompu, ni hué, ni injurié, ni mis
en morceaux :
« Voltaire a dit, avec cet accent de inépris si familier dans
ses ouvrages, que les m\ stères des francs- maçons étaient fort
plats. Mais il en parlait comme de tous les mystères de la
nature et de la divinité, (pie personne ne connut jamais
moins, et qu'il semblait railler par dépit de ne pas les en-
tendre. Il exerçait sur tous les objets qui exigent des ré-
flexions profondes, hors de sa mesure, un despotisme mo-
queur qu'applaudissaient les têtes vides, et qui faisait sourire
les vrais savants. D'ailleurs, toutes les idées d'égalité répu-
gnaient a son orgueil. Il trouvait la plupart des abus de notre
ordre social fort bons, a raison de ce qu'il était gentilhomme
ordinaire, seigneur châtelain, homme à grand ton, et fort
aristocrate en société comme en littérature, parce qu'il y
et lit fort riche. Ce philosophe qui ne creusait aucune idée
par lui-môme, mais qui revétissait avec grâce les pensées
données, n'a pas eu le génie de concevoir que des traditions
toujours cachées et toujours transmises par toute la terre, ne
pouvaient avoir qu'un objet d'un intérêt universel, et qui
tenait aux premiers principes de la nature. Je dirai à cet
écrivain aussi étonnant par les inconstances de son esprit
jue par les beautés de son talent, qui a versé dans l'opinion
publique tant de vérités et tant d'erreurs, qui passait par
une alternative journilière d'un déisme exalté à un matéria-
lisme absurde ; je lui dirai que ce sont les mystères des
niitérialistes eux-nrômss qui sont fort plats, et qui ne sont
propres q.i'à éteindre toutes les lumières et toutes les vertus,
eu méconnaissant li dignité de l'homm3 et l'esprit de l'uni-
vers. Je lui dirai, ainsi qu'à tous les menteurs en philo-
sophie, q le ce sont ceux qui font du genre humain un trou-
peiu sans âme, et de tous les mondes harmonieux qui
emplissent l'immensité uns production sans principe et
sans dessein, qui sont en cela des penseurs fort étroits, fort
LES ANTIVOLTAIRIENS. 865
méprisables, et pour reprendre son expression, fort plats. »
Brissot n'était guère plus indulgent. Aussi dit-il dans ses
« Mémoires : Une chose digne de remarque, c'est que les
« plus acharnés détracteurs des Confessions de Jean-Jacques
« étaient tous les plus grands partisans de Voltaire. Ils trou-
« vaient surtout indécent, affreux, abominable que Rousseau
« eût osé mettre par écrit et révélerai! public et ses faibteases
« et celles de M me de Warens. Et pourtant, comment s'est
« conduit Voltaire ? Il raconte des anecdotes cent fois plus
« horribles d'un de ses bienfaiteurs, de son ami, du Salomon
« du Nord ; et cet écrit voit la lumière, du vivant même du
« prince qu'il outrage ! et les amis de Voltaire n'ont pas,
« pour cela, cessé de l'admirer. Cependant, comme le carac-
« tère de TAristippe moderne me paraît à nu dans ses Mé-
« moires ! On l'y voit louer, admirer en public un prince
« dont il ravale en secret le mérite, dont il ridiculise les
« vices ; on le voit jeter le ridicule» et l'opprobre à pleines
« mains sur une foule de personnages qui en versent encore
« aujourd'hui des larmes ; on le voit détruire par ses satires
« les réputations qu'il avait créées par ses éloges ; barbouiller
<r de fumée les idoles qu'il avait parfumées de son encens;
« on le voit ironique, jaloux, méchant, et s'applaudissant de
« ses méchancetés et de ses sarcasmes. Comparez-le donc à
« Jean-Jacques ! Celui-ci est faible, et il s'accuse ; celui-là
« est vicieux et coupable, et il s'élève et se pavane. Certes,
« nul plus que moi n'admire le génie de Voltaire, et ne lui
« tient plus de compte du bien qu'il a fait à la philosophie
« et à l'humanité ; dans plus d'un de mes écrits, j'ai prouvé
« cette admiration ; mais entre son génie et son cœur, entre
« ses confessions et celles de Rousseau, je crois qu'il y a un
« immense intervalle. » Brissot ne se contente pas de juger
Voltaire ; il raconte des anecdotes qui confirment sa réserve,
notamment celle-ci, qui aide si bien à comprendre notre
mort de Voltaire ; « Tronchin venait d'apprendre à Voltaire
21.
306 APPENDICE.
la mort de l'épouse de Vernes, jeune femme douée de mille
qualités, qu'il voyait souvent ainsi que son mari, quoiqu'il
en eût été maltraité dans ses Confidences philosophiques et
dans plusieurs autres ouvrages. Le philosophe fut frappé de
eettc nouvelle, et ne sortit de ses réflexions que pour s'écrier:
« Quoi ! mourir si jeune ! » Tronchin lui dit : c Vous crai-
gnez donc bien la mort, vous vieux et cassé? » — c Si je la
crains ! lui répondit Voltaire, en lui serrant le bras ; mettez-
moi sur un échafaud ; étendez-moi sur une roue ; là, brisé,
rompu, prêt à périr, si je pouvais conserver la vie eu évitant
le coup de grâce, je dirais encore : épargnez-moi ce coup, et
laissez-moi la vie. — Voilà donc, s'écria Tronchin, le fruit
de vos beaux systèmes : >ous tremblez à l'approche de la
mort, tandis qu'une femme, qui n'a que sa religion pour la
soutenir, est morte avec la plus grande tranquilité. » D'après
tout ce que m'a dit Vernes, Voltaire respectait, craignait
Tronchin. C'est un traiude ressemblance entre cet écrivain
et Louis XL Us en avaient plus d'un autre dans le carac-
tère.- »
On finirait par former un volume, si l'on s'appliquait à
évoquer les ombres des morts ou à recueillir les sentiments
de nos célébrités contemporaines.
11 est évident que Voltaire ne gagne pas à être vu ni lu par
des intelligences supérieures et des esprits sagaces.
Il est bon de clore cette liste avec un nom digne de fixer
l'attention publique.
Autrefois, quand le bourreau conduisait à l'échafaud
quelques grands criminels, il lui était enjoint de les souf-
fleter el de les outrager avant de leur porter le dernier coup.
Voltaire avait pressenti la Révolution ; il avait proclamé bien-
heureux ceux xjui jouiraient des bienfaits de cette Révolution.
Que ceux qui révèrent en Voltaire l'auteur de la Révolution
approchent. Voici un être qui mérite d'être regardé comme
l'exécuteur des hautes œuvres, de cette Révolution ; tout ce
LES ANTIVOLTAIRIENS. B67
qu'il fut, c'est à cette Révolution qu'il le dut ; il lui est ïeon-r
substantiel ; il surgit de son sein avec cette soif insatiable de
sang humain que Milton donne à la mort engendrée par le
péché; il rappelle tant d'horreurs et d'infamies qu'on est
tenté de croire à la métempsycose, car la vie pour lui c'était
d'envoyer les autres par myriades à la mort, et il a eu des
séides, des sectaires, des adorateurs, des apothéoses, des
temples, des autels, des fêtes, comme Voltaire en avait eu ;
il a un nom, c'est Marat. Or, dans Y Ami du peuple, du mois
d'avril 1791, Marat se rua sur Voltaire, pour lui appliquer
avec un fer rouge cette marque : « Voltaire, adroit plagiaire,
qui eut l'art d'avoir l'esprit de tous ses devanciers, et qui ne
montra d'originalité que dans la finesse de ses flagorneries ;
écrivain scandaleux, qui pervertit la jeunesse par les leçons
d'une fausse philosophie, et dont le cœur fut le trône de
l'envie, de l'avarice, de la malignité, de la vengeance, de la
perfidie et de toutes les passions qui dégradent l'espèce hu-
maine. » Quel poisson d'avril pour Voltaire et ses admira-
teurs ! Concevra-t-on enfin pourquoi le comte de Maistre
regarde Voltaire comme le dernier des hommes, après ceux
qui l'aiment? Qui donc osera se réclamer encore d'un per-
sonnage flétri par la main de Marat ?
Aussi les esprits les plus circonspects commencent-ils à ne
plus vouloir de Voltaire. Le 23 décembre 1854, dans une
lettre écrite au nom de l'Académie, M. Villemain n'a pas
hésité à dire de la Correspondance de Voltaire que c'est
peut-être un de ses plus curieux ouvrages. 11 faut que Vol-*
taire n'ait plus guère de partisans, pour que l'Institut ose pré-
férer aux ouvrages de Voltaire, si travaillés, si soignés, si sou-
vent revus et corrigés, les lettres qu'il écrivait sans attention,
presque toujours avec passion, et qu'il dictait habituellement
à des secrétaires sans intelligence.
Esprit plus positif, plus profond, plus hardi, M. Nisard a
formulé le même jugement que M. Villemain, mais .en sup-
808 APPENDICE.
primant ce peut-être qui fut une précaution oratoire, une
politesse de convenance sous la plume du Secrétaire perpé-
tuel de l'Académie française.
Malheureusement pour Voltaire, c'est l'opinion de tous les
hommes de lettres.
Ainsi, nous voilà loin du temps où Delille disait avec rai-
son dans Y Homme des Champs;
On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire.
Dans vingt ou trente ans, le Secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie française et le Directeur de l'École Normale supé-
rieure auront-ils la même indulgence pour ces Lettres qu'on
nous donne actuellement pour les restes de Voltaire? Les
Œuvres complètes ont été sacrifiées aux Œuvres choisies;
les Œuvres choisies sont délaissées pour la Correspondance
générale. Les Lettres une fois choisies, à quoi se réduira le
bagage de Voltaire ?
En refusant le cœur de Voltaire dont on lui faisait hom-
mage, l'Académie française semble avoir confirmé, comme
une Cour de cassation littéraire, la multitude de jugements
que nous avons évoqués, et nous renvoyer, comme à un arrêt
définitif, à cette sentence émise par l'un des principaux ré-
dacteurs du Siècle : « Qu'est-il arrivé à Voltaire ? Du mo-
ment que la populace des écrivains et des pamphlétaires poli*
tiques répéta ses idées, tout ce qu'il disait si bien devint
ignoble, et tout fut perdu. L'esprit et le tact disparurent de
la France. Aujourd'hui enfin , le châtiment de Voltaire, de
cet homme d'esprit, c'est d'être devenu le dieu des imbé-
ciles. »
Un pareil arrêt mérite ce contreseing de Stendhal : c Les
critiques étrangers ont remarqué qu'il y a toujours un fond
de méchanceté dans les plaisanteries les plus gaies de Can*
dide et de Zadig. Le riche Voltaire se plaît h douer nos rç-
LES ANTIVOLTAIRIENS. 369
gards sur la vue des malheurs inévitables de la pauvre na-
ture humaine. Comique continuellement souillé par l'odieux,
l'homme méchant perce partout. »
C'est à Victor Hugo qu'appartient, pour le Regard' jeté
dans une mansarde à travers les Rayons et les Ombres, l'hon-
neur der signifier cet arrêt à ceux qui se sentiraient encore
attirés vers ce singe de génie, le doute, l'ironie.
Oh! tremble! ce sophiste a sondé bien des fanges!
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges !
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux,
Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles
Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailes
Qui font qu'une âme vole et s'enfuit dans les cicux !
Louis Nicolardot.
Revue du monde catholique, du 23 juin 1864.
FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE QUATRIÈME (suite)
HISTOIRE DES LIBÉRALITÉS DE VOLTAIRE.
Pages.
III. Voltaire et la famille Corneille 1
IV. . Voltaire et Belle et Bonne. ... 30
V. Voltaire et ses amis 33
VI Voltaire et les personnes gênées 115
VU. Voltaire et les pauvres 127
VIII. Voltaire et sa colonie de Fcrney 131
IX. Voltaire et les comédiens 163
X. Voltaire et les libraires 191
XI. Mort de Voltaire 269
XII. Testament de Voltaire 300
POST-3CRIPTCM POUR LES CURIEUX.
Comment Voltaire eut toute sa viu des maltresses qui ne lui coû-
taient rien 317
Conclusions 331
Appendice. Les Anti voilai riens 343
FIN DE LÀ TABLE DES MATIÈRES.
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